(NT : ‘Bǐ'ànhuā kāi’, litt. ‘L'autre rive fleurit’. Il s'agit d'une référence à la fleur de l’enfer (彼岸花, bǐ'àn huā), qui correspond au lycoris rouge (Lycoris radiata). Dans la mythologie chinoise, cette fleur pousse sur les rives du fleuve Naihe, qui sépare le monde des vivants et celui des morts. Elle symbolise souvent la séparation, la réincarnation ou un amour tragique.)
Au moment où Jing Qi s’éveilla de ces songes étranges et kaléidoscopiques provoqués par la drogue, , il faisait déjà nuit noire à l'extérieur. Seule une lanterne diffusait une lumière tamisée dans le coin de la pièce. Un jeune homme était assis là, silencieux, un livre entre les mains, l’air de ne pas avoir bougé depuis une éternité.
Wu Xi perçut aussitôt le changement dans sa respiration et releva la tête pour le regarder. «Tu as accidentellement inhalé un peu de drogue, » chuchota-t-il. « L'antidote t’a été donné. Tu n’as plus de maux de tête maintenant, n'est-ce pas ? »
Jing Qi eut l’impression, peut-être à tort, que l’attitude de Wu Xi avait changé, comme s’il y avait entre eux une distance un peu artificielle.
Il répondit par un grognement, puis se frotta les yeux. Il n'était pas encore tout à fait réveillé et sentait seulement que cette sieste avait été plus profonde qu’aucun sommeil ordinaire. Un bruit sourd au-dessus de sa tête attira son attention. Il leva les yeux et aperçut la zibeline solidement attachée et suspendue au rideau du lit. Ses petits yeux ronds le fixaient avec une expression de détresse, tandis que ses membres ligotés se débattaient en vain.
Jing Qi ne put s’empêcher de rire. Il se redressa et la prit dans ses mains avant de demander : « Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Wu Xi renifla légèrement. « Qui sème le chaos doit être puni. Si tu ne la gâtais pas autant, elle ne mordrait pas les gens tous les deux jours. »
Jing Qi, maintenant parfaitement lucide, sourit. « Qu’est-ce que tu racontes ? Je suis un homme de cent cattys (NT : environ 61 kg). Comment pourrais-je me chamailler avec cette petite chose qui en pèse à peine quelques unes ? »
Wu Xi se figea, pris d’un malaise soudain. Ces paroles, dites avec désinvolture, lui rappelaient trop l’attitude que Jing Qi avait toujours eue envers lui — une indulgence teintée d’une affection légère, presque distraite. Une sorte de connivence jamais prise au sérieux. Il se racla discrètement la gorge et déclara : « Je… je n’aurais pas dû te laisser seul dans la cour aujourd’hui. J’aurais dû te prévenir à l’avance... »
Jing Qi, qui sortait du lit, répondit avec nonchalance : « C’est moi qui ai été imprudent. En quoi est-ce ta faute ? »
Il s’étira longuement, sentant une énergie nouvelle circuler en lui. Il avait dormi à satiété et se sentait de bonne humeur. « Il se fait tard. Je ne vais pas te déranger plus longtemps, je rentre au Domaine. »
Alors qu’il s’apprêtait à partir, Wu Xi se leva brusquement et l’appela, comme mû par une force incontrôlable : « Beiyuan… »
Jing Qi s’arrêta, haussa un sourcil et le fixa. Il remarqua aussitôt l’expression légèrement paniquée de Wu Xi, comme s’il voulait dire quelque chose, mais s’en trouvait empêché. Il paraissait hésitant, troublé, presque craintif.
Intrigué, Jing Qi le scruta avec intensité.
Wu Xi se sentit déstabilisé sous ce regard pénétrant. La pièce était faiblement éclairée — il n’avait pas l’habitude de lire la nuit, et la lanterne jetait à peine assez de clarté pour distinguer les traits de son visage. Pourtant, les yeux de Jing Qi, d’ordinaire doux et sereins, paraissaient ce soir-là d’une profondeur insondable. Son regard semblait traverser les apparences, comme s’il pouvait sonder son âme et mettre à nu ce qu’il tentait de cacher.
Le malaise de Wu Xi s’accentua. Cette panique, d’abord subtilement feinte, devint étrangement réelle.
Il détourna brusquement les yeux, baissa la tête et, après un court silence, déclara : « La drogue que tu as inhalée n’était pas encore totalement achevée. Ceux qui en prennent sont censés rêver, mais je ne sais pas encore… »
Jing Qi eut une illumination. « Tu veux savoir quels en ont été les effets sur moi ? »
Wu Xi hocha la tête.
« Idiot, » gronda Jing Qi en esquissant un sourire. « J’ai servi de cobaye pour ton expérience… J’ai bel et bien rêvé, dans mon étourdissement tout à l’heure. Ne t’inquiète pas, d’accord ? C'était plutôt efficace et, en plus, ça m’a bien reposé. »
Wu Xi hésita, puis demanda d’une voix plus basse : « De quoi as-tu… rêvé ? »
Jing Qi s’immobilisa un instant et posa sur lui un regard scrutateur. « Cela peut-il être contrôlé aussi ? » Il en doutait.
Wu Xi n’avait jamais menti auparavant. Il ignorait pourquoi ces mots lui avaient échappé à cet instant et, déjà, il les regrettait. Plus sa conscience le tourmentait, plus il avait l’impression que Jing Qi savait quelque chose. Mais puisqu’on le lui demandait, il n’eut d’autre choix que de rester sur ses gardes et de hocher la tête.
« Ça pourrait, bien sûr. Il existe des drogues capables de provoquer des hallucinations, de faire voir des démons et des fantômes. Faire rêver n’est pas tout à fait la même chose. Parfois, elles offrent de beaux songes, parfois elles engendrent des cauchemars. De quoi as-tu rêvé ? »
Jing Qi ne connaissait rien à tout cela, aussi ne remit-il pas ses paroles en doute. Il réfléchit un instant avant de répondre :
« Ce n’était ni bon ni mauvais… J’ai rêvé d’un gros rocher et d’une rivière, entourés de terres couvertes de fleurs rouges sans feuilles. »
Wu Xi, stupéfait, le fixa sans mot dire. Jing Qi secoua alors la tête avec un sourire. « Ce n’est rien, juste une illustration que j’ai vue dans un recueil de littérature populaire… Ne te lève pas, je ne veux pas troubler ton repos. »
Il partit, emportant la zibeline avec lui.
Wu Xi demeura immobile, répétant à mi-voix : « Un gros rocher et une rivière… des terres pleines de fleurs rouges sans feuilles… » Il ignorait pourquoi ces mots le troublaient autant. Puis, soudain, il se remémora le sourire mélancolique qui avait effleuré le visage de Jing Qi. Fronçant lentement les sourcils, il se perdit dans ses pensées.
*
À la Cour, les remous n’avaient pas encore trouvé leur apaisement qu’une nouvelle vague se soulevait déjà. Peut-être était-ce dû au changement de saison affectant l’appétit de l’empereur, ou à des années de débauche ayant miné sa santé, ou encore à la colère accumulée face aux crises répétées… Toujours est-il qu’en peu de temps, Helian Pei tomba gravement malade.
Son mal n’était pas grave en soi, mais malgré plusieurs décoctions, son état ne montra aucune amélioration. Certains commencèrent à murmurer que ce n’était là que le prélude à une maladie plus sérieuse. Après une quinzaine de jours, l’Empereur, las de tout, se montra trop indolent même pour parler, et l’on put croire qu’il s’apprêtait à monter sur une grue pour rejoindre l’Occident. (NT : La grue est supposée emmener l’âme des défunts vers le ciel d’occident)
Ainsi, l’élan de la grande purge littéraire s’interrompit inévitablement. Helian Pei, alité, n’était plus qu’un souffle fragile, prêt à s’éteindre à tout moment. Sa combativité d’antan s’évanouit. Il ne se souciait plus ni de ceux qui fomentaient des troubles, ni de ceux qui conspiraient contre lui. Il se contentait d’avaler prescription après prescription, car plus rien n’avait d’importance à ses yeux—rien, hormis sa propre survie. L’idée de mourir l’obsédait, terrifié à l’idée que sa gloire suprême ne se dissipe comme une volute de fumée.
Helian Pei s’était toujours considéré comme un héros, un souverain éclairé régnant depuis le trône du dragon, s’éveillant des bras d’une beauté pour saisir l’autorité ultime. Mais il n’avait jamais imaginé que la vieillesse le transformerait en une ombre pitoyable de lui-même.
Il redoutait la mort autant qu’il exécrait les signes du temps. Lorsqu’il était en bonne santé, il se noyait dans les plaisirs qui le distrayaient de ces angoisses. . Mais à présent, sa maladie les avait mises à nu.
Il ne voulait pas voir Helian Zhao, son fils aîné, dont le tempérament violent et le regard avide de pouvoir l’effrayaient. Chaque visite de celui-ci ne lui semblait être qu’une contemplation impatiente du trône impérial.
Il ne voulait pas non plus voir Helian Qi, ce second fils qui lui avait brisé le cœur. Lorsqu’il était en colère, il n’avait pas pris la mesure de sa déception, mais à présent qu’il n’avait plus la force d’être en fureur, il se laissait envahir par le poids des souvenirs.
Le tremblement de terre du mont Tai lui revint à l’esprit. N’était-ce pas un avertissement du Ciel ? Une invitation à gouverner avec sagesse et piété ? S’il s’était montré diligent et avait observé le jeûne, peut-être aurait-il pu échapper à cette malédiction… Mais ce fils ingrat , par son entêtement, avait provoqué une catastrophe dont la Cour entière riait encore en secret.
Plus encore que ses deux aînés, il refusait de voir Helian Yi. Ce fils-là s’était toujours bien comporté. Mais à chaque fois qu’Helian Pei songeait qu’à son dernier souffle, tout ce qui était sien — la salle du trône, les jardins impériaux, les rivières et les montagnes, les innombrables beautés du palais — tomberait entre ses mains, il ne pouvait réprimer une sourde jalousie envers la jeunesse de son successeur.
En fin de compte, le seul qu’il fit appeler fut Jing Qi. Il lui demanda de lui lire quelques textes, espérant ainsi alléger un peu sa mélancolie.
À l'extérieur, Jing Qi lui offrait le même genre de « piété filiale » qu’un fils de sang, et à l'intérieur, il n’en complotait pas moins… Mais bien sûr, il n’attendait pas avec impatience la mort du vieil empereur, du moins pour le moment.
Dans le tumulte des récents événements, nombreux furent ceux qui cherchèrent refuge auprès du prince héritier. Cependant, nul ne savait précisément combien d’hommes il avait désormais à sa disposition. Désormais, Helian Yi avait suffisamment de soutiens pour rivaliser avec Helian Zhao. Mais Helian Qi, bien qu’affaibli, restait une menace latente, capable de se relever à tout moment. La situation à la cour demeurait instable.
Si l’Empereur venait à mourir en cet instant, Helian Zhao n’aurait plus aucun scrupule et serait le premier à entrer en conflit avec Helian Yi. Il existait bien des moyens de le neutraliser, mais une victoire obtenue sans effusion de sang valait toujours mieux qu’un triomphe arraché au prix des armes.
Pour l’heure, l’Empereur faisait encore office de rempart contre les démons. Dans cette période d’incertitude, tous les monstres tapis dans l’ombre s’agitaient. Si ce rempart venait à céder, le ciel ne serait-il pas renversé ?
C’est pourquoi Jing Qi redoubla de dévouement envers lui.
Helian Pei, bien qu’animé de ses propres calculs, ne perçut rien. Il voyait en lui un enfant sincère, un modèle de vertu, et ne cessait de répéter qu’il n’avait pas connu une telle piété filiale depuis bien longtemps. Ces trois fils qu’il avait élevés n’étaient rien en comparaison de ce fils adoptif unique. Fréquemment, il se laissait aller à de longues digressions sur les souvenirs de l’enfance de Jing Qi, et ce dernier, loin de s’en lasser, l’écoutait en silence, assis à ses côtés.
Cette attitude toucha profondément Helian Pei, qui se surprit à penser qu’il l’avait peut-être injustement négligé au fil des années.
De son côté, Helian Yi continua d’accomplir son devoir avec rigueur. Il gérait la Cour en son nom, sans jamais prendre de décision en privé. Chaque matin et chaque soir, il venait lui rendre visite avec une courtoisie impeccable, que son père accepte de le voir ou non. Il lui faisait scrupuleusement part des moindres affaires, grandes ou petites, recueillait ses avis et suivait ses ordres à la lettre. Jamais il ne se laissa griser par son rôle ni abattre par l’humeur acariâtre de l’Empereur.
Beaucoup, sans l’exprimer ouvertement, admiraient cette sérénité inébranlable, même lorsque le mont Tai s’était effondré. On murmurait qu’il avait su dissimuler sa force jusqu’à présent, et que c’était précisément cette patience qui le rendait aujourd’hui si fiable et résolu. En comparaison, Helian Qi et Helian Zhao, qui s’étaient jetés tête baissée dans les intrigues ces dernières années, paraissaient soudain bien futiles .
« Ne pas se mettre en avant, donc être remarqué ;
Ne pas se justifier, donc être approuvé ;
Ne pas se vanter, donc mériter le mérite ;
Ne pas se glorifier, donc durer.
Car celui qui ne rivalise avec personne,
N’a personne pour rivaliser avec lui. »
Tout le monde connaissait ces mots de Lao Zi par cœur. Pourtant, mais peu en comprenaient véritablement le sens. (NT : extrait du Tao Te King, recueil de sagesse philosophique et religieuse taoiste) (1)
Lao Zi (NT :Lao Tseu, auteur supposé du Tao Te King) et Zhuangzi (NT :Tchouang-Tseu, philosophe chinois, ayant écrit l’autre texte fondateur du taoisme, le Tchouan-tseu) avaient quitté ce monde, mais aux yeux de ceux qui y vivaient encore, si l’on voulait vraiment se battre, ne fallait-il pas au moins feindre de ne pas le faire ? Remuer ciel et terre sous prétexte de discrétion, s’agiter ouvertement sous couvert de subtilité… Ceux qui, comme Sima Zhao, laissaient leurs ambitions des ambitions si évidentes que même un passant les devinerait (NT : proverbe chinois en référence à Sima Zhao, figure historique dont les visées impériales étaient transparentes) n’étaient que des fous.
Helian Qi restait sagement chez lui à réfléchir sur ses erreurs, mais du côté de Jiang Zheng, l’inquiétude persistait. Les gardes impériaux et Zhou Zishu maintenaient leur surveillance, et le vieil empereur, trop affaibli pour s’acharner sur lui, se complaisait dans une mélancolie printanière. Pourtant, la « Seconde Altesse », avec son air honnête, était tout à fait capable de ressortir quelque papillon de nuit (NT : euphémisme pour stratagème) inattendu.
L’image de prince démoniaque de Helian Qi était profondément ancrée dans les esprits. Liang Jiuxiao, en tant que « grand héros » animé d’un fort sens des responsabilités, ne pouvait s’empêcher d’être inquiet au sujet du domaine de Jiang. Ajouté aux souvenirs douloureux qu’il gardait du Domaine du Prince, il se consacra corps et âme à la surveillance de la maison du Seigneur Jiang.
Naturellement franc et insouciant, il aimait parler à tort et à travers lorsqu’il n’avait rien à faire, lançant des plaisanteries et riant pour un rien. Son naturel enjoué lui permit de tisser de bonnes relations avec tous les habitants du domaine de Jiang. Jiang Yuqing, qui appréciait particulièrement les « héros » téméraires comme lui – plus faciles à manipuler –, devint rapidement assez proche de lui pour lui passer un bras autour des épaules.
La fille de Jiang Zheng, Jiang Xue, âgée de quatre ans, était une véritable tornade. Capable de grimper sur les toits pour en arracher les tuiles (NT : métaphore pour souligner son côté turbulent), elle s’accrochait toute la journée au grand singe qu’était Liang Jiuxiao, tel un petit singe malicieux. Trop jeune pour se soucier des convenance, elle était sans doute la seule personne du domaine de Jiang à ne rien ressentir de la tension ambiante.
Un jour, Liang Jiuxiao, fidèle à son audace coutumière, se faufila en la portant dans ses bras pour aller voir Zhou Zishu et « se montrer » à son frère de secte. Mais, par un malencontreux hasard, il tomba nez à nez avec Helian Yi, provoquant aussitôt la colère de Zhou Zishu. Ce dernier, d’ordinaire si impassible, sortit un fouet et se lança à sa poursuite à travers toute la capitale.
Jiang Xue, quant à elle, regarda la scène, ignorante mais intrépide (NT : celui qui ne sait pas ne craint pas le danger) ; elle fixa Helian Yi droit dans les yeux et, après un long concours de regards, tendit soudain ses petites mains potelées avant d’afficher un large sourire dévoilant toutes ses dents de lait.
« Prends-moi dans tes bras ! ! » s’écria-t-elle joyeusement.
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Note du traducteur
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Le Tao Te King (道德经 Dàodéjīng), ou livre de la voie et de la vertu, de Lao tseu (environ 600 ans av JC)
Traduction littérale : le classique de la voie et de la vertu
Ce livre philosophique, classique de la sagesse chinoise, prône une vie longue et une mort naturelle grâce à une adéquation parfaite avec la nature.
La méthode par excellence de la Voie (Tao en français - 道, dào en chinois) est celle du non-agir. Cette méthode ne favorise pas l’inaction mais vise plutôt une attitude qui est en accord avec l’essence de la nature.
« Pratique le non-agir, exécute le non-faire, goûte le sans-saveur, considère le petit comme le grand et le peu comme beaucoup. »
Suivre le chemin du Tao implique de ne rien préméditer mais d’avancer simplement vers le chemin créateur de l’opposition, celui du Yin et du Yang. Cette voie réconcilie les deux principes universels opposés : le yin, principe féminin, lunaire, froid, obscur qui représente la passivité, et le yang, principe masculin qui représente l'énergie solaire, la lumière, la chaleur, le positif. De leur équilibre et de leur alternance naissent tous les phénomènes de la nature, régis par un principe suprême, le Tao.
Sources : booknote.com ; wikipedia
Traducteur: Darkia1030
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