TTBE - Chapitre 5 - Viens, je vais te réchauffer.
Une fois la blessure de An Changqing soigneusement bandée, Xiao Zhige fit seulement alors appeler les domestiques pour venir nettoyer le cabinet d'étude. Le bol de nouilles qu'An Changqing avait lui-même cuisiné gisait toujours sous la fenêtre, brisé.
Les domestiques chargés de nettoyer avaient vaguement entendu du bruit plus tôt dans la pièce ; ils entrèrent tête basse, n’osant même respirer à plein poumon. Ils baissèrent les yeux et s’affairèrent en silence. Lorsqu’ils virent le bol visiblement intact avant d’être jeté et pourtant brisé au sol, leur cœur se serra discrètement de compassion pour An Changqing. Le deuxième jour après ses noces, il avait déjà provoqué une colère si violente du prince... La suite de ses jours ne s’annonçait guère plus clémente.
Xiao Zhige, quant à lui, ignorait complètement qu’il s’était vu injustement attribuer un accès de fureur. Le visage toujours impassible, il reconduisit An Changqing vers la chambre principale.
L’agencement de la pièce était inchangé depuis la nuit des noces : sur la table brûlait encore une bougie rouge ; le lit était recouvert d’un matelas damassé orné de dragons et de motifs en fil d’or, le tout voilé d’un baldaquin d’une gaze écarlate décorée de fleurs. Sur les croisillons des fenêtres étaient encore collés les caractères doubles du bonheur conjugal (NT : 囍 囍 ‘double joie’, porte bonheur en particulier dans le contexte d’un mariage). Tout respirait la joie du mariage tout récent.
Le chauffage crépitait doucement, embaumant la pièce d’un parfum léger dont on n’aurait su dire l’origine.
Les yeux de Xiao Zhige s’assombrirent, son regard inconsciemment attiré par la silhouette d’An Changqing. Celui-ci avait ôté son manteau épais en rentrant dans la pièce. Il ne portait plus qu’une robe en soie d’un bleu ciel très pâle, sa taille fine serrée par une ceinture blanche, à laquelle pendaient deux pendentifs de jade en forme de poissons et une passementerie à la longue frange. À chacun de ses pas, les perles et les ornements de jade tintaient doucement, éveillant une sorte de démangeaison dans l’oreille de Xiao Zhige.
Il ne put s’empêcher de tendre la main dans le vide, estimant la taille de cette fine silhouette. Il se rendit compte qu’il ne lui aurait pas fallu deux paumes pour enserrer cette taille souple comme une branche de saule. S’il y mettait un peu de force, il pourrait presque la briser.
Il cliqueta doucement de la langue, se disant en son for intérieur qu’un être aussi frêle, décidément, devait être protégé avec une attention extrême.
*
Le tumulte au cabinet avait fait passer l’heure ; la nuit était déjà bien avancée. An Changqing alla d’abord se laver, puis revint vêtu d’un vêtement de nuit couleur lune, attendant que Xiao Zhige vienne dormir. Durant le bain, il avait longuement réfléchi. Il ignorait pourquoi Xiao Zhige refusait de partager la couche, mais tant que l’homme acceptait de revenir dans la chambre principale, cela lui suffisait. Ce genre de choses ne se forçait pas, autant laisser faire la nature.
Ainsi, lorsque Xiao Zhige sortit de la salle de bain, il vit son jeune époux, les cheveux lâchés, lui adresser un sourire doux et presque enfantin, comme s’il attendait un compliment : « J’ai déjà préparé le lit. »
Xiao Zhige s’interrompit un instant dans sa marche, avant de reprendre son calme apparent et de s’approcher du lit.
« Reposons-nous tôt », dit-il simplement.
An Changqing ne perçut rien d’étrange dans sa voix. Il grimpa de lui-même sur le lit, se coucha côté intérieur, et, tout sourire, tapota l’autre côté du matelas pour l’inviter à le rejoindre.
« Les couvertures sont un peu froides », murmura-t-il.
Xiao Zhige effleura les draps : en effet, ils étaient glacés. Même le bras d’An Changqing, à ses côtés, était glacé au toucher. Il hésita un instant, puis se tourna et le tira doucement contre lui : « Viens par ici, je vais te réchauffer. »
An Changqing resta figé un instant, puis comprit et obéit avec naturel, posant ses mains froides sur la poitrine chaude de de Xiao Zhige.
Le prince, habitué aux arts martiaux, avait le corps solide et la température naturellement élevée. Allongé à côté de lui, il ressemblait à un vrai poêle vivant. À l’inverse, An Changqing, qui était tombé dans l’eau étant enfant, avait les extrémités perpétuellement glacées, encore plus en hiver. Il avait déjà discrètement lorgné sur cette chaleur toute proche, mais, par timidité, n’osait s’y blottir de lui-même.
Maintenant que le "poêle" lui-même avait pris l’initiative, il aurait été bien sot de refuser.
Peut-être était-ce le soin attentif que Xiao Zhige lui avait témoigné dans le cabinet d’étude, mais une grande partie de la gêne et de la distance qu’il ressentait s’était évaporée. Aussi, lorsqu’il glissa ses pieds glacés contre les jambes de son époux, comme un petit animal sauvage en quête de chaleur, il n’en ressentit aucune gêne.
Xiao Zhige l’enlaça légèrement, mais se trouva vite assailli par ces frottements et frôlements incessants qui mêlaient douceur et tourment. Finalement, n’y tenant plus, il le plaqua fermement contre lui et gronda à mi-voix : « Dors. »
Réchauffé tout son saoul, An Changqing répondit à contrecœur : « D’accord… »
À peine Xiao Zhige eut-il poussé un soupir de soulagement que la voix de l’autre personne s’éleva à nouveau, curieuse : « Le prince a-t-il des affaires demain ? »
Xiao Zhige sentit aussitôt ses nerfs se raidir. Il craignait qu’on ne lui demande quelque chose qu’il ne saurait satisfaire : « Il y a une démonstration militaire au camp en dehors de la ville demain matin. Pourquoi cette question ? »
An Changqing, en entendant cela, se sentit soudain déçu. Son ton perdit de son enthousiasme : « Demain, c’est le retour au foyer des jeunes mariés. Puisque le prince est occupé, je rentrerai seul. Ce n’est pas bien grave. »
Au moins, pensa-t-il, dans cette vie, il pouvait y retourner. Dans sa précédente existence, il n’avait même pas osé en parler à Xiao Zhige.
Celui-ci fut pris de court un instant, puis se souvint de la coutume du "retour au troisième jour". Selon les usages du Grand Yan, le troisième jour suivant le mariage, le mari devait ramener son épouse chez ses parents (NT : Ce rite montre le respect filial). Mais An Changqing était un homme, et Xiao Zhige, qui vivait à la caserne toute l’année, ne prêtait guère attention à ce genre de formalités. Quant à l’intendant, qui aurait dû préparer tout cela à l’avance, il avait cru bon de ne rien faire, pensant que le prince n’avait aucune affection pour An Changqing.
« Pardonne-moi », dit-il après un instant de silence, visiblement embarrassé. Pensant à la situation délicate d’An Changqing dans sa famille, il ajouta : « C’est une négligence de ma part. Demain, je t’y amènerai d’abord, puis, une fois la démonstration terminée, je viendrai te rejoindre au manoir Xiang. »
An Changqing, qui ne s’attendait pas à des excuses, retrouva aussitôt le sourire. Ses yeux en amande se plissèrent doucement : « Très bien. »
Ils ne dirent plus rien, et passèrent le reste de la nuit dans un sommeil paisible.
*
À l’heure du Mao (5 à 7 h du matin), Xiao Zhige était déjà réveillé. An Changqing dormait profondément, recroquevillé contre lui, la joue posée sur sa poitrine. Son visage blanc comme le jade était coloré d’un léger rose, et ses lèvres entrouvertes lui donnaient un air niais, bien loin de l’habituelle malice de son regard éveillé.
Le cœur attendri un instant, Xiao Zhige le déplaça doucement, lui remit la couverture avec soin, puis fit appeler Wang Fugui au bureau. « Quels présents as-tu préparés pour la visite de retour du prince consort ? » demanda-t-il d’un ton neutre, assis en haut de l’estrade.
Ceux qui le connaissaient peu n’auraient rien perçu de son humeur, mais Wang Fugui, qui le servait depuis des années, comprit aussitôt et tomba à genoux, tremblant : « C’est une négligence de ma part, que le prince me pardonne ! Je vais immédiatement tout organiser. »
Le regard de Xiao Zhige, aussi tranchant qu’un glaive, s’attarda sur lui un long moment. Le front ruisselant de sueur, Wang Fugui entendit enfin la voix froide du prince : « Va recevoir trente coups de bâton. Sélectionne les cadeaux dans le Trésor personnel. Prévois un lot supplémentaire pour la concubine Yu et la deuxième demoiselle. Il n’y aura pas de prochaine fois. »
« Oui, c’est une faute de votre serviteur, » répondit Wang Fugui, terrorisé. « Dois-je aller recevoir le châtiment après avoir préparé les présents ? »
Xiao Zhige fit un geste de la main : « Vas-y. N’oublie pas de faire approuver la liste par le prince consort. »
Lorsque An Changqing se leva, il vit par la fenêtre Xiao Zhige s’entraînant à la lance. L’homme portait une tunique à manches étroites noir profond, brodée de nuages argentés, une ceinture assortie à la taille et des bottes de cuir noir. Ses cheveux noirs étaient attachés, exposant son dos droit comme un pin. Il manœuvrait une lourde lance noire à double pointe ornée de cinq dragons avec une telle puissance qu’on aurait cru voir un tigre rugir.
Acoudé à la fenêtre, An Changqing se laissa absorber sans s’en rendre compte. Il n’était pas étonnant que l’on surnomme l’homme le « démon de guerre Tai Sui ». Lorsqu’il maniait la lance, ses traits se faisaient sévères, son regard meurtrier. Si An Changqing n’avait pas passé la nuit précédente dans ses bras à se réchauffer les mains et les pieds, il aurait eu du mal à croire qu’un tel général puisse faire preuve d’autant de douceur et de délicatesse.
Un éclat de tendresse passa dans ses yeux. Il ne put s’empêcher de l’appeler doucement.
Comme prévu, Xiao Zhige s’interrompit et marcha vers lui, le regard encore chargé d’un reste de fureur guerrière, mais la voix paisible : « Tu es réveillé ? Faut-il appeler les servantes pour le petit-déjeuner ? Une fois terminé, je te reconduirai au manoir. »
« Mm. » An Changqing hésita en voyant la sueur sur son front, puis prit une serviette pour l’essuyer.
Le corps de Xiao Zhige se tendit aussitôt, mais à mesure que cette main douce glissait sur sa joue, il se détendit peu à peu. Une lueur profonde passa dans son regard.
An Changqing ne s’en aperçut pas ; il rangea la serviette une fois terminé, puis l’accompagna pour prendre le repas.
Après le petit-déjeuner, Wang Fugui arriva avec les présents soigneusement préparés et tendit avec respect la liste à An Changqing, lui demandant s’il souhaitait y ajouter quelque chose.
En voyant les herbes médicinales prévues pour sa mère, et les bijoux choisis pour sa sœur, An Changqing sentit une chaleur lui monter au cœur. Wang Fugui, qui lui avait témoigné un mépris flagrant la veille, n’était sûrement pas l’auteur de cette attention. Le responsable ne faisait aucun doute.
Il regarda l’homme assis droit à ses côtés, et lui adressa un sourire éclatant : « Je remercie le prince au nom de ma mère et de ma sœur. »
Xiao Zhige garda son expression impassible : « Ce n’est pas la peine. »
An Changqing sourit de plus belle. Après avoir achevé leur repas, tous deux partirent pour le manoir Xiang. An Changqing ne sachant pas monter à cheval, il prit place dans un carrosse, tandis que Xiao Zhige le suivait à cheval.
Le manoir Xiang se situait dans la ruelle Si Xi (NT : les Quatre Bonheurs), près de la cité impériale, tandis que le palais princier était établi à Baping, bien plus à l’écart. À cheval, le trajet ne prenait guère plus d’un quart d’heure, mais en carrosse, il fallait bien une demi-heure. Quand ils arrivèrent au manoir, il était déjà l’heure du Chen (8–9h).
*
Lorsque l’on annonça que le carrosse du prince de Beizhan approchait du portail, An Zhike et son épouse légitime, Madame Li, ne comprirent pas tout de suite.
An Zhike fronça les sourcils : « Ils viennent déjà ? Ils viennent à peine de se marier… »
Madame Li, qui connaissait bien l’aversion de son mari pour ce fils, allait renchérir, mais se ravisa brusquement, réalisant avec stupeur : « Aujourd’hui, c’est le retour du troisième jour, n’est-ce pas ? »
Ce ne fut qu’alors que le manoir d’An se mit en branle dans la panique.
Quel que soit le mépris d’An Zhike pour son fils, et quel que soit le peu de faveur dont jouissait le prince de Beizhan à la cour, leurs statuts respectifs n’en restaient pas moins imposants. L’un était prince aux exploits militaires éclatants, l’autre prince consort. Même s’ils étaient haïs dans le privé, il était hors de question d’afficher quelque négligence. Une simple accusation d’irrespect envers la famille impériale pourrait suffire à attirer la colère des censeurs.
Madame Li fit rapidement ouvrir le grand portail, ordonna d’avertir tout le manoir. Tous ceux portant un titre officiel durent enfiler leur uniforme, les dames titrées leur grand apparat de circonstance. Une fois tout le monde en place, ce furent la matriarche et An Zhike qui, en tête, vinrent attendre devant le portail.
Quand le carrosse du prince s’arrêta, An Zhike, tout sourire, s’avança comme si l’on avait préparé cela de longue date : « Prince, prince consort, entrez donc. La maison vous attend depuis un moment. »
Resté à cheval, Xiao Zhige hocha légèrement la tête, sans la moindre chaleur pour sa belle-famille. Sa voix resta dure et distante : « Madame la doyenne, Marquis de An. Le camp militaire en dehors de la ville m’attend. Je dépose Changqing, puis je repars. »
Il ne dit que quelques mots à An Changqing, promettant de revenir plus tard, puis tourna bride et repartit aussitôt, sans même attendre les salutations.
An Zhike, contrarié, ravala cependant son ressentiment. Il savait que le prince était ainsi par nature, et que les relations entre lui et An Changqing n’étaient pas des plus harmonieuses. Ce comportement n’était pas surprenant. Une fois Xiao Zhige parti, son sourire se fana. Tous entourèrent An Changqing pour le faire entrer dans la résidence.
Autrefois méprisés dans le manoir, An Changqing et sa mère avaient été les souffre-douleur. Aujourd’hui devenu prince consort, il était accueilli avec les plus grands égards. Même si ce mariage avait d’abord été une humiliation, il était désormais paré de gloire : vêtu de soie et assis en position d’honneur, tous devaient s’incliner et l’appeler « prince consort ».
Cela passait mal. Surtout chez ceux qui l’avaient jadis maltraité sans vergogne.
La famille An était nombreuse, réunie en quatre branches. La doyenne étant encore en vie, la famille n’avait pas été divisée. Tous résidaient ensemble dans une résidence à cinq cours. An Zhike, chef de la branche aînée, avait cinq enfants : An Changyu, l’aîné, et An Xianyi, l’aînée des filles, tous deux nés de l’épouse légitime, Madame Li ; An Changduan et An Xiange, nés de la concubine favorite Liu ; An Changqing et sa sœur cadette An Xianyu, nés de la concubine Yu.
Cette dernière avait attisé la colère d'An Zhi Ke pour des raisons inconnues, de plus elle était née dans une maison de courtisanes ; elle avait été vite délaissée par son époux. Elle et ses enfants furent dès lors opprimés. Si l’on se montra d’abord prudent de peur qu’elle regagne la faveur du maître, les brimades redoublèrent lorsque celui-ci accabla lui-même An Changqing pour avoir osé se plaindre. L’enfant comprit vite qu’il ne fallait rien espérer de son père, et que plus il résistait, plus dure était la répression. Il apprit à se taire, à endurer.
Dans les deux années précédant son mariage forcé, il semblait que même les autres enfants s’étaient lassés de le tourmenter, bien qu’ils ne manquaient jamais une occasion de les railler.
« Une poule faisane qui se prend pour un phénix », marmonna An Xiange assise en dessous , assez fort pour être entendue. (NT : la place d’honneur était en hauteur par rapport aux autres sièges)
Le hall était silencieux, et comme personne ne parlait, ses paroles résonnèrent fortement. Tous les regards se tournèrent vers elle.
An Zhike fronça les sourcils, mais ne fit que la réprimander mollement : « Ge’er ! »
« La troisième demoiselle est encore jeune, elle ne comprend pas, » intervint la concubine Liu avec un sourire d’excuse. Elle donna une petite tape à sa fille : « Vite, excuse-toi auprès du prince consort. »
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Note de l’auteur :
Xiao le timoré : « Mon épouse sent bon, elle est toute douce, c’est un vrai délice de la serrer dans mes bras. »
Traducteur: Darkia1030
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