TTBE - Chapitre 4 - Viens dormir avec moi dans la chambre principale.

 

Xiao Zhige confia les gâteaux aux fleurs de prunier à Wang Fugui, puis se rendit directement au bureau d'étude. Celui-ci se trouvait dans le coin sud-est de la cour principale, en diagonale de la chambre principale. Sa fenêtre, orientée au nord, offrait une vue directe sur cette dernière.

Il était tôt dans la soirée, le ciel était encore lumineux. D’un seul regard, on pouvait apercevoir une servante agenouillée devant la chambre principale. Doué d'une ouïe fine acquise par la pratique des arts martiaux, Xiao Zhige percevait encore faiblement les sanglots et les supplications de la jeune fille. C’était sans doute cette servante dont Wang Fugui avait parlé — celle qui avait offensé An Changqing.

Mais Xiao Zhige ne portait guère d’intérêt à cette servante. Lorsqu’il commandait à Yanzhou, il revenait rarement dans la capitale de Ye. Et même après son rappel, il passait le plus clair de son temps au camp militaire situé hors de la ville. L’administration du prince se trouvait entre les mains du majordome Wang. Quant aux servantes du manoir, il ne se souvenait ni de leur nom, ni de leur visage.

Ce qui l’intéressait davantage, c’était de voir comment An Changqing comptait traiter cette servante.

D’après les informations recueillies par ses subordonnés, An Changqing et sa sœur cadette, An Xianyu, avaient hérité du tempérament doux de leur défunte mère. Ainsi, toutes ces années passées à la résidence du Premier ministre avaient été difficiles : même les servantes et les vieilles femmes de l’endroit se permettaient de les maltraiter et de les exploiter. N’eût été cette raison, il n’aurait jamais songé à l’épouser — au moins, dans le manoir princier, il pourrait garantir à An Changqing un quotidien sans privation ni humiliation.

Tandis qu’il observait la scène, Xiao Zhige vit le majordome Wang Fugui entrer dans la cour principale, une boîte entre les bras.

An Changqing, de son côté, était en train de ranger les livres qu’il avait apportés. Bien qu’il ait "épousé" le prince, son imposante belle-mère, Dame Li, avait décrété qu’en tant qu’homme, il n’était pas question de l’accueillir comme une épouse ordinaire. La cérémonie avait donc été sommaire et sans trousseau de mariage. Ainsi, parmi ses effets personnels, à part quelques objets de représentation sans réelle utilité, il n’avait emporté que quelques caisses de livres.

Il rangeait avec l’aide de An Fu quand une servante annonça l’arrivée du majordome Wang.

Ce dernier, courbé, les bras chargés d’une boîte contenant les gâteaux, paraissait bien plus respectueux que d’ordinaire. Son ton lui aussi avait gagné en humilité : « Prince consort, ceci a été envoyé par ordre de Son Altesse. »

Il ne s’agissait pourtant que de simples gâteaux ; une servante ou un domestique aurait suffi pour la livraison. Mais Wang Fugui, fin renard de son état, avait perçu une subtilité inhabituelle dans les gestes de son maître. Se souvenant en outre de son comportement irréfléchi du matin, il avait été saisi d’une sueur froide et s’était empressé de livrer les douceurs en personne.

An Changqing, légèrement perplexe, prit la boîte. Elle était en bois sculpté avec soin. À l’intérieur, une feuille de papier huilé recouvrait huit gâteaux en forme de fleur de prunier. Leur pâte blanche renfermait une farce rosée ; l’ensemble avait une apparence exquise et appétissante.

« C’est bien Son Altesse qui vous a chargé de me l’apporter ? » demanda An Changqing en papillonnant des yeux. Il regardait les petits gâteaux raffinés, sans parvenir à les associer au redoutable et toujours impassible prince du Nord.

« Oui, il s’agit de la spécialité de Sanweizhai. Il semble que Son Altesse l’ait achetée expressément pour vous en rentrant. » répondit Wang Fugui avec un sourire obséquieux.

« Merci au majordome pour ce dérangement. » An Changqing tenta d’imaginer Xiao Zhige en train d’acheter ces douceurs pour lui, mais il n’y parvint pas. Malgré tout, en observant les pâtisseries dans ses mains, le malaise de la veille et du matin se dissipa peu à peu, et son teint s’éclaircit. « Où est Son Altesse maintenant ? »

« Dans le bureau d’étude. »

An Changqing réfléchit un instant avant de dire : « Je vais lui rendre visite. »

Le majordome se souvint alors de la servante Yan Hong, encore agenouillée à l’extérieur, et s’empressa de dire : « Cette petite insolente a déjà été emmenée. Une entremetteuse viendra demain. Quant au poste vacant, Prince consort, souhaitez-vous choisir parmi les gens du manoir, ou faire venir quelques jeunes serviteurs pleins d’esprit ? »

« Dites à l’entremetteuse d’amener quelques garçons. »

À ces mots, Wang Fugui se retira. Il entraîna avec lui Yan Hong, toujours agenouillée et suppliant. Elle se débattat, les larmes coulant sur son visage : « Parrain… parrain… laissez-moi voir Son Altesse ! Son Altesse ne pourra pas être aussi cruel… »

Wang Fugui, bien qu’un peu attendri, avait parfaitement saisi la situation. Ayant entendu dans l’après-midi quelques mots échappés des serviteurs, il savait désormais que leur nouveau maître ne tolérerait pas ce genre d’agissements. Il se durcit le visage et déclara d’un ton sévère : « Penses-tu que Son Altesse est un homme qu’on peut voir à sa guise ? »

Puis il fit signe aux domestiques de l’emmener. Ces derniers comprirent aussitôt et tentèrent de lui bâillonner la bouche. Yan Hong, furieuse, mordit l’un d’eux, échappa à leur emprise et, tenant sa jupe relevée, courut en direction du bureau d’étude, hurlant : « Son Altesse, sauvez-moi ! Son Altesse, sauvez Yan Hong ! »

Elle était jolie. Son apparence désordonnée et ses larmes coulant à flot renforçaient encore sa fragilité. Quiconque avait un minimum de tendresse pour les femmes aurait accouru pour la relever et lui offrir quelques paroles apaisantes.

Mais c’était Xiao Zhige qu’elle avait en face d’elle.

Il ne bougea même pas un sourcil. Impassible, il la fixa du regard. Puis, se tournant vers les domestiques figés, il aboya : « Qu’attendez-vous ? Emmenez-la. Attachez-la solidement et qu’on ne la laisse plus perturber le prince consort. »

Les serviteurs acquiescèrent précipitamment et la traînèrent de nouveau hors du bureau, la bâillonnant en hâte.

De loin, An Changqing, tenant un bol de nouilles, avait assisté à la scène. Un sourire effleura ses lèvres fines et élégantes : ce bol de nouilles n’avait pas été cuisiné en vain.

Ayant grandi dans la résidence du Premier ministre, à l’ombre des caprices d’autrui, il avait appris à ne compter que sur lui-même. Il ne se formalisait donc pas du dicton « un gentleman se tient à l’écart de la cuisine ». Apprenant que Xiao Zhige se trouvait au bureau, il s’était rendu lui-même aux cuisines préparer un bol de nouilles aux fils de dragon, à la fois en remerciement pour les gâteaux, et pour trouver un prétexte de l’amener à revenir dans la chambre principale. Car si les deux époux continuaient à vivre séparés ainsi, il était certain que d’autres "Yan Hong" suivraient.

Arrivé au bureau, il trouva Xiao Zhige de nouveau assis près de la fenêtre, lisant un traité militaire. An Changqing congédia An Fu, s’approcha avec le bol de nouilles, et le posa devant le prince.

À voix basse, il demanda : « Ai-je fait quelque chose qui ait déplu à Son Altesse ? »

Xiao Zhige leva à peine les yeux de son livre, puis répondit calmement : « Non. »

« Est-ce que Son Altesse me déteste ? »

Il marqua une pause, avant de dire : « Ce n’est pas le cas. »

« Alors pourquoi Son Altesse a-t-il refusé de partager ma chambre cette nuit ? » An Changqing leva les yeux vers lui, ses paupières soudain rouges. Il n’avait pourtant pas l’intention de pleurer — un homme ne verse pas ses larmes à la légère —, mais à ces quelques questions, ses yeux se mouillèrent, envahis par un chagrin qu’il n’arrivait plus à contenir.

Il savait que cela était peu digne, mais les larmes débordaient déjà de ses cils. D’une voix tremblante, il murmura : « Si tu ne m’aimes pas, pourquoi m’avoir épousé de force ? Tu crois qu’en tant qu’homme, je désirais vraiment t’épouser ? »

Face à ses yeux rougis, Xiao Zhige, pour une fois, se montra décontenancé. Il ne savait comment consoler quelqu’un. Il fronça les sourcils et répondit d’une voix grave : « Je sais que tu n’étais pas consentant. Rassure-toi, je ne te forcerai pas. Si un jour… tu souhaites vraiment quitter le manoir, je te laisserai partir. »

An Changqing ne savait à quel « un jour » il faisait allusion. Tout ce qu’il entendit, ce furent les mots « je te laisserai partir ». Cela suffit à faire craquer la corde trop tendue dans son esprit. Les larmes jusque-là contenues roulèrent sur ses joues, formant des sillons humides.

« Et tu dis que tu ne me détestes pas ! Je voulais simplement vivre en paix avec toi, mais tu ne songes qu’à me renvoyer… »

« Inutile d’attendre un hypothétique “plus tard”. Tu n’as qu’à me renvoyer tout de suite! » cria-t-il avec colère et douleur. Il essuya ses larmes d’un revers de main, décoiffé, les mèches collées à ses joues. Il sanglota à deux reprises, puis, dans un élan de rage, empoigna le bol de nouilles et le jeta par la fenêtre : « Je suis si déplaisant aux yeux de Son Altesse… Sans doute ne voudra-t-il même pas goûter ce que j’ai préparé ! »

Le visage de Xiao Zhige exprima un regret visible, mais ses yeux, toujours vifs, remarquèrent aussitôt les cloques sur les doigts d’An Changqing. Il lui saisit la main d’un geste vif, sa voix se fit rude : « Que s’est-il passé ? »

An Changqing n’avait toujours pas dissipé son ressentiment. Il était convaincu que cet homme ne l’aimait pas, et que c’était lui qui s’était bercé d’illusions en voulant vivre paisiblement à ses côtés. Saisi de colère et de honte, il tenta de retirer sa main. « Ce n’est pas la peine que Votre Altesse se donne tant de peine ! »

Xiao Zhige poussa un soupir. Il évita prudemment sa main blessée et l’attira contre lui dans ses bras. Sa voix habituellement froide était cette fois empreinte d’une rare lassitude : « Ce n’est pas que je ne t’aime pas, c’est juste que... »
Mais il ne termina pas sa phrase.

Au départ, son intention était de le prendre sous son aile, afin de le protéger, pour qu’il puisse au moins vivre un peu plus sereinement. Ce n’est qu’à l’approche du mariage qu’il apprit qu’An Changqing, refusant cette union, s’était rebellé contre An Zheke, et avait été enfermé de force après avoir été contraint d’ingérer une drogue paralysante. Ce fut à ce moment-là qu’il comprit : peut-être qu’An Changqing ne désirait nullement cette protection unilatérale. À ses yeux, il n’était qu’un étranger à la réputation détestable qui l’avait pris de force pour époux.

Pourtant, à présent qu’ils étaient mariés, il ne parvenait plus à se résoudre à le laisser partir. Il s’efforçait simplement de garder ses distances, par crainte de l’effrayer. Il n’avait jamais espéré qu’An Changqing puisse un jour l’aimer, mais il ne souhaitait pas non plus lire dans ses yeux la même peur que tant d’autres lui avaient montrée.

« Alors pourquoi refuses-tu de partager ma couche ? »
Puisque les choses étaient déjà dites, An Changqing décida de ne plus se retenir. Il leva les yeux vers lui, le regard brûlant : « Sais-tu ce que les domestiques disent de moi ? Ils disent que je ne suis qu’un homme avec un titre vide de sens, que je n’ai même pas la faveur du prince, que je ne pourrai même pas me prévaloir d’un enfant pour asseoir ma position… »

Xiao Zhige resta silencieux, les sourcils froncés, l’air visiblement gêné. Il ne savait pas quoi dire pour le consoler. Ce n’était pas qu’il ne désirait pas consommer le mariage, mais il craignait que l’autre, cédant sous sa pression, finisse par le regretter amèrement.

Voyant qu’il ne répondait toujours pas, les larmes qu’An Changqing avait réussi à contenir recommencèrent à couler. Il était né avec une beauté délicate, et dans cet état — cheveux en désordre, les coins des yeux rougis, les joues baignées de larmes — il suscitait une pitié irrésistible. Le cœur de Xiao Zhige se serra ; il se pencha, presque tenté de lui lécher les larmes du visage, mais se retint à temps. Il soupira de nouveau : « Ce n’est pas que je ne t’aime pas. Si quelqu’un ose encore dire du mal de toi, je saurai le faire taire. »

Pauvre prince du Nord, invincible sur les champs de bataille depuis vingt ans, mais totalement désarmé quand il s’agissait d’apaiser une personne qu’il aimait. Toute sa tendresse, il ne l’offrait qu’à son jeune époux blotti dans ses bras. Mais ledit époux, visiblement encore fâché, n’était pas prêt à se laisser amadouer si facilement.

An Changqing, un peu plus calme, renifla et lui lança un regard soupçonneux : « Vraiment ?»

Xiao Zhige se détendit légèrement et acquiesça : « Ma parole vaut serment. »

An Changqing le fixa un moment, son esprit encore embrouillé retrouvant peu à peu sa clarté. Il reprit alors d’un ton sérieux : « Alors reviens dormir avec moi dans la chambre principale. »

Xiao Zhige inspira profondément : « D’accord. »
Au pire, il s’entraînerait un peu plus chaque jour pour contenir ses pulsions.

« Je veux aussi que tous les domestiques de l’aile principale soient remplacés par des garçons de chambre. Je n’aime pas être servi par des jeunes filles. »

« Comme tu voudras. »

An Changqing, satisfait, cessa enfin ses protestations et se détendit contre lui.

Sentant ce corps s’appuyer doucement dans ses bras, Xiao Zhige ferma les yeux, dans un effort de retenue. Puis il reprit délicatement la main blessée d’An Changqing : « Que t’est-il arrivé ? »

An Changqing replia légèrement les doigts, sans y attacher d’importance : « Je me suis brûlé en cuisinant les nouilles. »
Sa peau était fine et délicate par nature. Quel que soit le travail, ses mains finissaient toujours par en porter les marques. Cette fois, ce n’était qu’un bref contact avec le rebord de la casserole, mais cela avait suffi à faire cloquer sa peau. Il avait prévu de mettre de la pommade en revenant, mais il ne s’attendait pas à ce que Xiao Zhige le remarque si vite.

« Ne bouge pas, je vais te soigner. »
Xiao Zhige, très attentif, fronça les sourcils. Il le fit asseoir près de la fenêtre, puis alla chercher un chandelier, une aiguille d’argent et de la poudre médicinale.

Il chauffa l’aiguille à la flamme, prit la main blessée avec infinie précaution, perça délicatement la cloque, puis appliqua le médicament.

Ses gestes étaient précis, mais d’une extrême douceur, comme s’il avait peur de lui faire mal. Ce général au visage froid et sévère, tenait sa main comme s’il tenait un trésor fragile.

An Changqing baissa les yeux, observant silencieusement. Sans crier gare, son nez se mit à picoter de nouveau. Depuis son enfance, hormis sa mère et sa sœur, personne ne l’avait jamais traité avec autant de soin.

Xiao Zhige, croyant qu’il pleurait de douleur, redoubla de délicatesse et, le visage tendu, murmura maladroitement : « Ce ne sera plus douloureux dans un instant. »

An Changqing hocha la tête avec un « hmm » nasal, jeta un coup d’œil par la fenêtre, puis baissa la voix, un peu embarrassé : « Demain… je te referai une autre soupe de nouilles, d’accord ? »

Xiao Zhige refusa sans même y réfléchir : « Ce n’est pas nécessaire. Ce genre de besognes, laisse-les aux domestiques. Toi, soigne-toi. »

An Changqing fixa le pansement soigneusement posé autour de son doigt :
« ……… »

Soit.

 

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Note de l’auteur :
Xiao Zhige : Les nouilles que mon épouse a préparées… elles sont perdues…

 

Traducteur: Darkia1030

 

 

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