Au fil des années, , Lin Jie, en conversant avec les divers clients qui fréquentaient la librairie, avait appris à observer les expressions et à maîtriser quelques techniques de communication simples.
La phrase « Vous avez l’air d’avoir des ennuis. » n'avait, en soi, aucune signification. Tout comme les charlatans qui commencent toujours par « Je vois une aura menaçante plane autour de vous », il ne s'agissait que d'une simple suggestion psychologique.
Ou bien, on pouvait voir cela comme un signal dans un jeu : une fois les conditions remplies, il déclenchait une conversation plus poussée.
Lorsqu'une personne entendait le mot « ennuis », elle avait tendance à se demander, instinctivement, si elle traversait vraiment une mauvaise passe. Et de toute évidence, rares étaient ceux qui menaient une existence parfaitement fluide et sans accroc.
Qu'il s'agisse d'un gros ou d'un petit tracas, cela restait un problème.
Dès que le client commençait à se plaindre, c'était pour le professeur Lin Jie le moment idéal de lui servir de la soupe au poulet (NT : métaphore utilisée pour décrire quelque chose de réconfortant et familier), resserrant ainsi rapidement les liens.
Toutefois, ce genre de stratagème n'était pas infaillible.
Il pouvait échouer, par exemple, si son interlocuteur était une personne dotée d'une chance insolente, ou bien s'il se méfiait excessivement des inconnus, rendant toute communication difficile.
Mais cette fois, Lin Jie était sûr de lui. Il allait sans aucun doute réussir à délier la langue de cette femme. Car cette pluie, qui l'avait trempée de la tête aux pieds, constituait déjà un sérieux problème pour elle.
Ji Zhixu, qui utilisait une serviette pour s'essuyer, s'interrompit un instant. Elle leva les yeux vers le jeune homme derrière le comptoir, dont le sourire confiant et posé trahissait une assurance inébranlable.
D'une voix basse, elle répondit : « Oui, je suis effectivement confrontée à un problème exaspérant.»
Elle n'arrivait pas à déterminer si cet homme était un allié ou un ennemi. Mais même s'il était un adversaire, dans son état actuel, elle était trop affaiblie pour espérer lui échapper si jamais il représentait une menace.
Puisqu'il voulait jouer aux devinettes, autant entrer dans son jeu. Elle verrait bien qui il était et quelles étaient ses intentions.
Si c'était un allié, tant mieux.
Si c'était un ennemi, elle gagnerait au moins un peu de temps pour récupérer.
Ce ne fut qu'en croisant le regard de la femme que Lin Jie remarqua un détail frappant : ses yeux n’étaient pas noirs, mais d’un gris fer profond, empreint d’une lourdeur indicible. Dans ses pupilles, de fines particules semblaient flotter, telles des impuretés enfermées dans une pierre précieuse finement polie.
À ses oreilles pâles, des pendentifs en forme de losanges étroits et rouge sang, d'environ trois centimètres de long, tournaient et scintillaient.
D’où qu’il regarde, cette cliente avait une histoire à raconter.
Lin Jie demanda : « Est-ce un problème d’ordre relationnel ? »
Puisqu'elle ne s’était pas plainte de la pluie, la cause la plus probable, à son âge, restait les relations humaines.
Bien entendu, il ne fallait pas conclure trop vite : était-ce une question d’amour, d’amitié ou de famille ? Mais plutôt parler de — relations interpersonnelles.
C'était une technique de base pour les charlatans, devins et... le professeur Lin : toujours toujours parler de manière "floue", pour se laisser à soi-même et à l'autre une marge de manœuvre.
Ji Zhixu sentit son cœur se serrer.
Vingt minutes plus tôt, elle avait été trahie dans une base secrète de chasseurs.
Ceux qui la pourchassaient à présent étaient autrefois ses camarades et partenaires.
Leur cupidité leur avait fait perdre tout honneur.
En d'autres termes, qualifier cela de problème relationnel n'était pas totalement erroné.
Mais le plus troublant était que cette information s’était déjà répandue en moins de vingt minutes.
C'était impossible à moins que...
Il n'y avait que deux explications plausibles. Un espion s’était infiltré dans leur groupe, transmettant les informations avant même que la trahison n’ait eu lieu. Ou ce jeune homme avait une capacité de contrôle absolu sur la situation.
Ji Zhixu baissa les yeux vers la serviette, maintenant imbibée de sang sombre. Quelques bulles se formaient à la surface, et une légère fumée blanche s’élevait, preuve d’une corrosion résiduelle.
Après un court silence, elle hocha la tête, s’assit lentement et posa un doigt sur l’anse de sa tasse, qu’elle tapota légèrement avant de déclarer : « J’ai été trahie. »
Oh ?
Les sourcils de Lin Jie tressaillirent légèrement de surprise.
Quel rebondissement théâtral ! Était-ce une histoire de tromperie amoureuse ? Une amitié ayant soudainement pris fin ?
Mais après tout, le professeur Lin était un ‘mentor de vie’ qui vendait de la soupe pour l'âme, pas une commère avide de potins.
Plus une histoire était dramatique, mieux il pouvait jouer son rôle.
«Chaque épreuve a deux facettes. Certes, vous avez été trahie, mais ne voyez-vous pas aussi que cela vous a permis de discerner qui était réellement digne de confiance ? »
Il prit la théière et remplit tranquillement sa tasse avant de dire d’un ton profond : «Certaines personnes partiront, qu’on le veuille ou non. Ceux qui veulent s’en aller trouveront toujours une excuse. »
C’était vrai.
L’Œuf du Miroir Démoniaque n’avait été que l’élément déclencheur de leur convoitise. Même sans l’influence du mal, un jour ou l’autre, cette trahison aurait eu lieu. Seul le prétexte aurait changé.
Ji Zhixu caressa doucement la paroi de sa tasse, puis esquissa un sourire teinté d’amertume.« Vous avez raison. Mais cette trahison m’a déjà coûté très cher… et m’a laissée gravement blessée. Maintenant que j’ai ouvert les yeux, qu’est-ce que cela change ? »
Elle a perdu beaucoup et a été blessée… Elle a dû avoir le cœur brisé par un salaud? Ah, quelle expérience triste et pitoyable.
Il ne put s’empêcher d’éprouver de la compassion. Les blessures physiques étaient faciles à soigner, mais celles du cœur étaient bien plus difficiles à apaiser. Et dans ce genre de moment, une personne comme lui, un maître des mots, était exactement ce dont elle avait besoin !
Lin Jie posa ses coudes sur la table, appuya son menton sur ses mains et plongea son regard dans celui de son interlocutrice. Son ton ne laissait place à aucun doute : « Bien sûr que cela a son utilité. Maintenant, vous savez distinguer le vrai du faux, le sincère de l’hypocrite. Désormais, vous n’aurez plus de pitié pour ceux qui vous ont blessée. Même s’ils ont autrefois été proches de vous, quand vous repenserez à votre souffrance, vous comprendrez qu’ils ne sont rien d’autre que des démons impardonnables. »
Ses mots résonnèrent avec force.
Ji Zhixu sentit son souffle s’accélérer inconsciemment sous l’effet du regard profond et inébranlable de Lin Jie.
Sous la lumière chaude de la lampe, ses yeux noirs comme l’encre semblaient renfermer une force abyssale, mélange de compassion et de froideur, comme une divinité observant les mortels avec une bienveillance distante.
C'était presque envoûtant.
Ji Zhixu se ressaisit brusquement, secouant intérieurement la tête pour reprendre ses esprits.
S’il l’avait trouvée, ce n’était pas un hasard. Il avait forcément un objectif.
À en juger par son comportement, il ne semblait pas être un ennemi. Au contraire, il semblait vouloir utiliser sa position pour accomplir quelque chose en lien avec l’organisation des Chasseurs…
Les Chasseurs, ces êtres qui puisaient leur force dans le sang impur des Bêtes de Rêve. Pour les sorciers traditionnels, ils n’étaient rien de plus que des démons déguisés en humains.
Si l’on suivait cette logique, alors ce jeune homme ne faisait pas partie des trois forces principales qu’elle avait d’abord soupçonnées.
Plutôt… ce devait être un sorcier de haut rang animé d’une haine farouche envers les Chasseurs ? Ces brutes, nées avec le pouvoir de manipuler le langage et l’écriture…
« Alors… »
Ji Zhixu prit une inspiration profonde, se recentra et demanda d’une voix grave : « D’après vous, que devrais-je faire ? »
« Puisqu’ils n’ont plus rien d’humain, rendez-leur la pareille. Œil pour œil, dent pour dent. » Répondit Lin Jie d’une voix basse et assurée.
Il n’était pas du genre à vendre des discours réconfortants mais creux. Ce genre de discours qui endort l’âme et lasse au bout de quelques phrases.
Non.
Face à un homme indigne, il fallait riposter sans pitié ! Cette femme, au regard si déterminé, était simplement perdue dans l’immédiat. Une fois orientée, elle reprendrait vite l’initiative.
Ji Zhixu, sous la table, ouvrit lentement son autre main. Du sang la recouvrait entièrement.
Ses lèvres frémirent légèrement…
… Mettre de côté mon humanité ?
Elle n’était pas encore prête à faire ce pas.
« Mais avant cela, vous devez d’abord clarifier vos pensées, définir vos objectifs et vous y préparer. »
Lin Jie, imperturbable, observa l’expression méditative de son interlocutrice, puis sourit légèrement : « Je pense que vous avez besoin de ce livre. »
Il décida alors de passer à l’étape suivante : la vente.
Mais ce n’était pas encore le moment de simplement attraper un ouvrage sur l’étagère derrière lui. Ce serait trop évident. Alors, il lui tendit son propre livre : Confessions.
Ji Zhixu, légèrement confuse, le prit machinalement. Sur la couverture, trois mots s'affichaient : « Sang et Bête ».
Elle avait lu de nombreux livres, mais jamais elle n’avait entendu parler de celui-ci. Un auteur méconnu ? Pourquoi lui donner ce livre en particulier ?
Fronçant les sourcils, elle l’ouvrit, perplexe. Puis, soudain, ses pupilles se contractèrent brutalement. Son visage devint livide.
Les pages du livre étaient couverts d’anciens caractères, si densément agencés qu’ils formaient une masse grouillante d’écriture. Ces symboles, toujours en mouvement, se réarrangeaient en permanence, ne se figeant jamais.
Et pourtant…
À chaque instant, elle pouvait en comprendre le sens. Un flot ininterrompu de phrases uniques, formant des millions de significations différentes à chaque seconde !
C’était…
Une connaissance interdite !
Le teint de Ji Zhixu devint encore plus blême, son corps se mit à trembler sous l’effet de l’horreur. Ce savoir était terrifiant.
Écœurant.
Elle referma immédiatement le livre et lutta pour calmer sa respiration saccadée.
Mais…
Dans son esprit, une phrase s’était déjà gravée comme une marque au fer rouge. ‘Métamorphose bestiale.’
Traduction: Darkia1030
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