Faraway wanderers - Chapitre 2 - Rencontre fortuite

 

Arc Un - Voyager librement à travers le monde avec du vin en abondance

 

(NT : du poème "遣怀" (Qiǎn Huái), ‘élégie’, du poète chinois Du Mu (803-852). Phrase complète : "Je me promène à travers le monde, buvant du vin en abondance, Voyageant librement en quête de délices.")

Les clous des sept orifices pour trois automnes avaient un secret que personne ne connaissait actuellement, sauf Zhou Zishu. Et probablement, peu de gens le sauraient par la suite : si les sept clous étaient enfoncés d'un coup sur quelqu’un de malade, la personne mourrait sur le champ. Même quelqu'un d'aussi puissant que Zhou Zishu ne pourrait probablement survivre qu'assez longtemps pour quitter le palais avant de s'effondrer, incapable de parler ou de bouger.

Cependant, en plantant un clou tous les trois mois, en permettant au clou de s'intégrer peu à peu dans le corps et de s'y adapter, bien que la personne meure aussi au bout de trois ans, elle pourrait conserver la moitié de ses compétences martiales et agir et parler comme une personne normale. Mais cela impliquait de supporter dix-huit mois d'une douleur comparable à des coups de poignard au cœur.

On disait que cette douleur suffisait à rendre une personne folle, mais Zhou Zishu se réjouissait en découvrant que cette rumeur était fausse. Du moins, il ne s'était pas encore retrouvé fou. Au contraire, il pensait qu'il n'avait jamais été aussi heureux et en paix de toute sa vie.

Ceux qui demandaient à quitter Tian Chuang faisaient toujours l’objet d’une surveillance postérieure. Les informations sur qui partait, quand et où ils s'installaient ou mouraient, étaient toutes enregistrées en détail. C'était comme un immense filet dont personne ne pouvait s'échapper une fois entrée. Heureusement, après une vie de dur labeur, Zhou Zishu avait quelques fidèles.

Ancien chef de Tian Chuang, Zhou Zishu, autrefois nommé par l'empereur Rong Jja, était un maître des arts martiaux et de l'art du déguisement. Il pouvait se fondre dans la foule et disparaître sans laisser de trace.

Cet individu terrifiant qui hantait autrefois la cour impériale s'était évaporé, ne laissant derrière lui qu'un vagabond libre d'esprit et à l'air misérable monté sur un maigre cheval, fredonnant des mélodies rurales discordantes et mâchonnant une paille, tel un homme déchu.

Il était le premier à échapper à ce filet effrayant.

Portant un masque de peau humaine rudimentaire qui lui donnait l'apparence d'un homme malade sur le point de mourir, il se regarda dans l'eau en buvant au bord d'une rivière et jugea que l'image convenait bien à son état actuel, et plus il regardait le déguisement, plus il en était satisfait. Il échangea ses habits de soie contre des vêtements de toile grossière volés à un fermier au bord de la route et brûla son ancienne robe précieuse. Il attacha une gourde rouillée à sa ceinture, remplie de mauvais alcool.

Se souvenant qu'il n'avait jamais utilisé son vrai nom ou un pseudonyme dans le Jianghu, Zhou Zishu décida joyeusement de se mettre en route sans nom d'emprunt.

N'ayant nulle part où aller, il entendit dire que le sud du Yangtsé était magnifique et décida de s'y rendre. Il voyagea lentement, s'arrêtant ici et là, volant aux riches pour nourrir les pauvres. Après avoir traversé Kaifeng et Penglai, il lui fallut plus de trois mois pour atteindre le sud verdoyant.

À peine arrivé, il s'infiltra dans la cave à vin du plus grand restaurant du coin pour goûter à toutes les variétés de vin de riz au parfum de fleurs d'osmanthus, se perdant dans une ivresse paradisiaque. Il se sentait transporté et léger, comme s'il n'y avait rien de plus réjouissant dans la vie que cet instant.

Dix jours plus tard, ayant trop bu et après avoir failli se faire prendre, il réalisa que bien que le vin de riz soit délicieux, il en avait assez pour le moment. Il laissa deux liangs d'argent et quitta la cave.

Au cours de ces quelques jours, son apparence se détériora davantage. Avec son visage émacié par la maladie et ses traits disgracieux, il avait l'air d'un véritable moribond. Ses vêtements imbibés d'alcool depuis plus de dix jours sentaient le moût, et ses cheveux désordonnés pendaient en mèches, le faisant ressembler à un mendiant.

Assis au bord de la route, les yeux fermés, il profitait du soleil lorsqu'un petit garçon potelé passa en sautillant à côté de lui. Le garçon revint sur ses pas, regarda Zhou Zishu, puis sortit une pièce de cuivre de sa poche. Incertain de où la déposer, il chercha un moment avant de demander : "Monsieur, où est votre bol ?"

Il fut rapidement emporté par un adulte, laissant Zhou Zishu à la fois amusé et dépité.

Les années avaient passé, et ses anciens amis, ceux qu'il chérissait, étaient soit morts, soit partis loin. Appuyé contre un mur, Zhou Zishu s'étira sous le soleil chaleureux, un sourire au coin des lèvres, se demandant pourquoi il avait fait tout cela pendant tant d'années.

Jeune, il se croyait extraordinaire, accumulant des qualificatifs élogieux : intelligent, astucieux, maître des arts martiaux, cultivé. Il pensait devoir accomplir de grandes choses pour donner un sens à sa vie. Maintenant, il se demandait pourquoi. Qu'avait-il gagné ? Rien, si ce n'est avoir sacrifié sa liberté pour devenir un serviteur de l'ombre pour la famille impériale. Après tant de détours, il s'était retrouvé dépouillé de tout, seul et désespéré, mais il avait réussi à se libérer, et trouvait cela intelligent.

Soudain, une profonde tristesse l'envahit, réalisant qu'il n'y avait personne de plus insensé que lui dans ce monde.

Cela faisait des années qu'il n'avait pas pris le temps de simplement profiter du soleil au bord de la route. Il trouvait ironique de voir les passants se presser comme s'ils couraient après la mort, plus pressés que lui, qui comptait ses jours restants.

Soudain, il entendit la voix claire d'une femme depuis le restaurant voisin : "Regarde ce mendiant. S'il est vraiment un mendiant, pourquoi n'a-t-il même pas un bol cassé ? Et s'il ne l'est pas, pourquoi reste-t-il assis là toute la matinée sans rien faire, en souriant bêtement ? Ne serait-il pas un peu fou ?"

Malgré ses compétences martiales réduites de moitié, l'ouïe de Zhou Zishu était toujours excellente. Bien que la jeune femme fût de l'autre côté de la rue animée et parlât doucement, il entendit chaque mot.

Avant qu'il ne puisse se moquer de lui-même silencieusement, une voix d'homme répliqua : "Il prend juste le soleil." La voix de cet homme était profonde et lente, mais pas traînante.

Zhou Zishu ne put s'empêcher de lever les yeux. De l'autre côté de la rue, au deuxième étage du restaurant, une jeune femme en robe violette et un homme en gris étaient assis face à face. L'homme, au teint légèrement pâle et aux yeux d'un noir intense, semblait absorber toute la lumière. Ce contraste frappant lui donnait un air presque irréel. Leurs regards se croisèrent, mais l'homme détourna le sien sans expression, se concentrant à nouveau sur son repas.

Zhou Zishu sourit malgré lui, pensant avoir trouvé un esprit qui comprenait dans cette foule immense d’étrangers.

La jeune femme en robe violette, ses grands yeux brillants fixés sur lui, ne put s'empêcher de descendre les escaliers après un moment, s'approchant de Zhou Zishu. "Mendiant, que dirais-tu si je t'offrais à manger ?"

Zhou Zishu la regarda paresseusement et répondit : "Petite bienfaitrice, pourquoi ne pas plutôt m'inviter à boire ?"

La jeune femme rit et se tourna vers le restaurant, criant : "Monsieur, ce fou m'a appelée bienfaitrice !" Malheureusement, l'homme en gris sembla ne pas l'entendre, concentré uniquement sur son repas, comme si rien ne pouvait l'en détourner, même une catastrophe.

La jeune fille en robe violette demanda : "Les autres demandent de l'argent, pourquoi demandes-tu du vin ? Le vin peut-il rassasier ?"

Parce qu'elle était belle, Zhou Zishu ne put s'empêcher de prolonger la conversation et répondit en plaisantant à moitié : "Pour attirer la beauté à travers le vin."

La jeune fille en robe violette resta interloquée, puis éclata de rire sans pouvoir s'arrêter. Son rire faisait penser à une fleur en plein épanouissement, et Zhou Zishu se dit qu'il avait de la chance : le Jiangnan regorgeait vraiment de beautés. Tout en l'observant, il cita en hochant la tête : "Je m'adresse à la jeunesse épanouie, elle devrait avoir pitié du vieillard grisonnant (NT tiré du poème de Li Bai Lamentation pour un vieil homme’) (1). Ce n'est pas très gentil de se moquer de la misère des gens."

Surprise, la jeune fille s'exclama : "Oh, mais tu parles de manière érudite !" Elle se pencha rapidement pour détacher la gourde de vin à la ceinture de Zhou Zishu et courut dans le restaurant, revenant après un moment.

Alors que Zhou Zishu tendait la main pour reprendre la gourde, la jeune fille la retira rapidement et dit en riant : "Je vais te poser une question. Si tu réponds correctement, je te rends la gourde et t'invite à boire. Si tu te trompes, j'empoisonne le vin pour que ton ventre pourrisse."

Zhou Zishu sourit amèrement. Belle, certes, mais cette fille était aussi une vraie peste. Il répondit : "Cette gourde, je l'ai gagnée à un vieux mendiant. Qui sait combien de cadavres de poux elle contient. Si tu la veux, prends-la, je n'en veux plus."

La jeune fille roula des yeux et dit en riant : "Tu me fais courir pour rien, ça me met en colère. Quand je suis en colère, je deviens violente."

Zhou Zishu pensa : ‘D'où vient ce petit démon ? Elle est belle comme une fée.’ Il dit : "Pose ta question."

"Pourquoi, alors que tu mendies, n'as-tu pas de bol pour l'argent ?"

Zhou Zishu leva les yeux vers elle et répondit : "Quand ai-je dit que je mendiais ? Je me contente de prendre le soleil."

La jeune fille resta figée, puis se tourna instinctivement vers l'homme dans le restaurant. L'homme en gris, qui avait apparemment une ouïe exceptionnelle, entendit leur conversation et s'arrêta un instant avant de continuer à manger sans aucune réaction.

La jeune fille leva les yeux vers le ciel ensoleillé, perplexe : "Je ne vois pas ce qu'il y a de si bien à prendre le soleil."

Zhou Zishu secoua la tête en souriant, se leva, et, d'un geste habile, récupéra sa gourde de vin. La jeune fille, surprise, fit un "ah" et le regarda perplexe. Le mendiant dit : "Jeune fille, tu as beaucoup de choses à faire, tu dois bien manger et boire pour avoir de l'énergie. Moi, avec un pied dans la tombe, je n'ai plus que le vin et l'attente de la mort. Que faire d'autre que de prendre le soleil ?"

Il leva la tête pour boire une gorgée de vin et s'exclama : "Excellent vin, merci, jeune demoiselle !" Puis, il se retourna pour partir. Instinctivement, la jeune fille tenta de l'attraper, mais il disparut devant elle, se fondant dans la foule.

Elle voulut le suivre, mais contre toute attente, elle ne réussit même pas à le toucher. L'homme du restaurant l'interpella d’une voix douce: "A-Xiang, ta compétence et ta vue sont vraiment médiocres. Tu te ridiculises."

Sa voix, bien que basse et non amplifiée, atteignit parfaitement les oreilles de la jeune fille à travers la rue bondée. Découragée, elle regarda une dernière fois dans la foule avant de retourner au restaurant.

*

Zhou Zishu, portant sa gourde de vin, marchait en buvant le long de la rivière. Le Jiangnan était loué pour être ses voies navigables ; mais alors qu'il traversait un petit pont et voyait son reflet dans l'eau, il se dit qu'il ne correspondait pas à la beauté des lieux. Estimant qu'aucune auberge ne l'accepterait, il se dirigea vers les rives de la ville, où de petites barques de pêche faisaient également office de transporteurs.

C'était la saison printanière, et les touristes étaient nombreux. Après avoir cherché une barque libre, il trouva un vieux pêcheur dont le bateau était amarré et qui dormait sur le rivage, le visage caché sous un chapeau de paille, les cheveux blancs dépassant. Zhou Zishu s'assit à côté de lui, attendant patiemment qu'il se réveille.

Mais peu de temps après, le vieux pêcheur ne put plus rester allongé. Il arracha brusquement le chapeau de paille de son visage, le regarda d'un air furieux et commença à l'insulter : «Nom d'un chien, tu ne vois pas que je dors ?! »

Zhou Zishu ne se fâcha pas et répondit : « Vieil homme, tu veux faire des affaires. »

Le vieux pêcheur continua de râler : « Tu as une bouche pour respirer ou pour dire des bêtises ? Tu ne pouvais pas dire que tu voulais prendre le bateau ? »

En se levant, il se déplia en se massant les reins et en se tapotant les fesses. En voyant que Zhou Zishu était encore assis, il explosa : « Tu restes assis là sur ton derrière ? »

Zhou Zishu cligna des yeux, comprenant pourquoi tout le monde était occupé à faire la navette, sauf lui.

Se levant avec une mine contrite, il suivit le vieux pêcheur tout en écoutant ses invectives. Il osa alors demander : « Vieil homme, as-tu quelque chose à manger ? Même des restes, ça me va. Donne-moi juste une bolée. »

Le vieux pêcheur, avec un ton grognon, répondit : « On dirait un fantôme affamé réincarné. »

(NT : esprits des défunts qui sont condamnés à errer et à souffrir en raison de leur mauvais karma ou de leurs désirs insatisfaits. Ils sont souvent décrits comme étant constamment affamés mais incapables de satisfaire leur faim, symbolisant une insatisfaction perpétuelle.)

Il sortit de sa poche un morceau de pain mordu, encore marqué des traces de dents, et le lança à Zhou Zishu. Celui-ci, sans se formaliser, le prit avec un sourire et mordit dedans à pleines dents.

Le vieux pêcheur fit avancer le bateau et jeta un coup d'œil à Zhou Zishu, tout en continuant à maugréer : « Espèce de... »

 

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Note du traducteur

(1) ‘Lamentation pour un vieil homme’ (古人咏, Gǔrén yǒng) de Li Bai:

Je m'adresse à la jeunesse épanouie,
Elle devrait avoir pitié du vieillard grisonnant,
Au milieu des jardins verts et des rives aux pentes douces,
Les fleurs tombent lentement tandis qu'une personne se tient seule.
Je me demande ce que tu penses, pourquoi te rendre dans les lieux de plaisir ?
Que peux-tu encore supporter ?
La jeunesse n'a-t-elle pas d'autres opportunités ?

 

Traducteur: Darkia1030