TTBE - Chapitre 1 - Première révérence au Ciel et à la Terre

 

(NT : Etape traditionnelle dans les mariages chinois anciens. Elle fait partie du rituel des trois révérences : première révérence au Ciel et à la Terre (symbolise le respect des forces supérieures, des dieux ou du destin) ; deuxième révérence aux parents (ou aux aînés) ; troisième révérence entre les époux (ils se saluent l’un l’autre) )

 

Troisième année de Yuanxi, début de l’hiver.
La première neige tomba sur Yejing. De larges flocons, semblables à des plumes d’oie, tourbillonnaient dans les airs, recouvrant peu à peu les rares traces de sang au sol. Un carrosse lancé à vive allure traversa la rue, emportant avec lui un tourbillon de neige, avant de disparaître au loin.

Dans la rue silencieuse, les cris d’un homme en colère arrachèrent les habitants à leur sommeil. « Plus vite ! Vite ! »

Xiao Zhige avait les yeux injectés de sang. Il serrait de toutes ses forces dans ses bras une personne affaiblie, sa voix se fit plus douce pour le rassurer : « N’aie pas peur… Je te ramène au palais. Tout ira bien… »
Sa voix, d’ordinaire froide et tranchante, était à présent d’une douceur rare, comme s’il craignait de troubler celui qu’il tenait.

Dans ses bras, il tenait un homme d’une grande beauté. Ce dernier portait une robe brodée d’or, une couronne de jade blanc. Il avait des sourcils fins, des yeux en amande tel un phénix. Son nez était droit et légèrement retroussé, ses lèvres en forme de pétale, d’un rose pâle. Sous l’œil gauche, un petit grain de beauté accentuait encore la grâce de ses traits. N’eût été son teint d’une pâleur cadavérique et le filet de sang qui s’échappait du coin de sa bouche, cette scène aurait pu prêter à rêver — un beau jeune homme évanoui dans les bras d’un autre, prélude à quelque idylle secrète.

« Votre Majesté… »

Ses longs cils frémirent, et An Changqing (NT : litt. Paix Longue et Noble) rouvrit les yeux avec peine. Son regard croisa celui de Xiao Zhige (NT : litt. Le pacificateur), inquiet, presque affolé.

Il resta un instant interdit. Cela faisait près de dix ans qu’ils étaient mariés, sans avoir jamais été proches. À l’époque, Xiao Zhige n'avait pas demandé son consentement et, en usant d’un décret impérial obtenu de la Grande Impératrice douairière, l’avait pris pour époux de force. Lui, empli de crainte et de rancune, s’était toujours tenu à distance — deux parts de méfiance, trois de peur.

Peut-être Xiao Zhige avait-il perçu ce rejet, car il ne l’avait jamais forcé. Tous deux menèrent dès lors des vies séparées au sein de la résidence princière. Quand Xiao Zhige monta sur le trône, leur relation demeura inchangée — seule leur demeure avait changé.

C’était la première fois qu’il le tenait ainsi dans ses bras.
Bien que leurs sentiments soient restés superficiels, l’inquiétude sincère de Xiao Zhige ne semblait pas feinte. An Changqing eut même le temps de penser que les rumeurs qui couraient à son sujet… n’étaient peut-être pas toutes vraies.

« Changqing… » Les yeux dans les siens, Xiao Zhige demanda d’une voix tremblante : « Tu as mal ? »

An Changqing revint à lui. Il voulut secouer la tête, mais une douleur fulgurante jaillit de ses entrailles — comme si une lame acérée y avait été plongée, puis tournée lentement, lacérant chaque organe dans une torture inouïe.

« Ça fait mal... »
Son corps se cambra brusquement comme un poisson hors de l’eau. Les dents serrées, il vit pourtant du sang affluer à nouveau au bord de ses lèvres.

Xiao Zhige le serra plus fort, comme s’il pouvait ainsi apaiser sa souffrance. En vain. Il ne put que lui caresser les cheveux, impuissant, et répéter encore et encore : « On y est presque… Tiens bon, on y est presque… »

Le galop précipité des chevaux franchit la porte du palais, fonçant droit vers le palais Qiwu (NT : litt. catalpa penché).

Une dizaine de médecins impériaux attendaient déjà à genoux devant le palais. Xiao Zhige le prit dans ses bras et l’installa avec précaution sur le lit. Les médecins, courbés, silencieux, s’avancèrent prudemment pour l’examiner.

An Changqing gardait les yeux fermés. Des perles de sueur froide couvraient son front, le sang jaillissant de ses lèvres avait déjà trempé le bord de sa manche, puis peu à peu son vêtement tout entier.

Les médecins, pâles et tremblants, se passèrent les diagnostics du regard. Finalement, ils tombèrent tous à genoux. Le plus âgé d’entre eux, les cheveux et la barbe blanchis, balbutia : « Votre Majesté, ce ministre est incompétent… Je supplie Votre Majesté de me pardonner ! »

Une phrase. Et le verdict tomba.

« À quoi me sert donc de nourrir une bande d’incapables ?! »
Xiao Zhige asséna un violent coup de pied dans la poitrine du vieux médecin. Habitué aux champs de bataille, il frappa si fort que l’homme fut projeté contre le poêle en bronze doré. Celui-ci recracha une bouche de sang, mais n’osa même pas s’essuyer — il se traîna à nouveau à genoux : « Majesté, ayez pitié ! »

« Majesté, ayez pitié ! » Les autres médecins s’écrasèrent aussitôt à terre, la peur au ventre.

Xiao Zhige haletait, une corde prête à se rompre dans son crâne. Il ravala sa rage, jeta un regard sombre sur les médecins suppliants et gronda :

« Soignez-le ! Si vous ne réussissez pas… vous partirez tous avec l’impératrice dans la tombe ! »

*

An Changqing fut réveillé par des sanglots déchirants. Il ouvrit les yeux dans un brouillard léger — son corps ne pesait plus rien, et la douleur avait disparu. Il se sentait si léger qu’il pensait pouvoir s’envoler.

Et il le fit. Il flotta hors du palais, et vit, au bas des marches, une foule de servantes et d’eunuques prosternés, gémissant à pleins poumons, leurs visages ravagés de terreur.

Xiao Zhige, vêtu d’une robe impériale jaune brodée de dragons et couronné d’or, se tenait seul sur les marches. Son visage portait toujours cette dureté farouche, mais étrangement, An Changqing ne le craignait plus. Il ne voyait plus qu’un homme dissimulant mal une tempête d’émotions complexes sous ses traits sombres.

Il resta un moment perplexe. Ce ne fut qu’en voyant les membres de la famille An traînés devant le palais qu’il comprit les intentions de Xiao Zhige.

La veille, c’était le soixante-cinquième anniversaire de son père, le Premier ministre An Zhike. Un grand banquet avait été organisé au manoir familial, et Xiao Zhige l’y avait accompagné.
Mais qui aurait cru que ce banquet n’était autre qu’un piège tendu en collusion avec l’ancien prince héritier déchu, Xiao Qian ? Xiao Zhige avait déjoué l’embuscade — lui, en revanche, avait bu le vin empoisonné. Avant même que la rébellion ne soit réprimée, il avait succombé.

Il baissa les yeux sur sa main devenue translucide, et son sourire se fit amer. Il n’éprouvait plus aucune pitié pour la famille An.

Ce jour-là, devant le palais de Qiwu, le sang coula à flots. Près de cinquante membres de la famille An furent exécutés par d’anciens bourreaux chevronnés. Le sang trempa le sol, formant une mare écarlate, et l’odeur fétide de la mort emplit l’air. Les serviteurs, agenouillés à quelques pas de là, n’osaient bouger, même lorsque le sang atteignait leurs genoux.

L’empereur Wu de Ye, Xiao Zhige, était depuis longtemps réputé pour sa cruauté. Dès sa jeunesse, lors de la bataille contre les tribus du Nord, il avait enseveli vivants soixante mille prisonniers. Cette renommée sinistre l’avait suivi jusqu’à son avènement. Trois ans après son accession au trône, il poursuivait encore une politique guerrière effrénée, plongeant l’empire dans la misère et la mort. Ce jour-là, sa cruauté franchit encore un seuil.

Mais cela n’avait plus d’importance pour lui.

Il ordonna que les cadavres des An soient jetés dans une fosse commune, puis retourna seul dans le palais de Qiwu.

La salle avait été nettoyée. Dans un coin, le poêle en bronze doré diffusait une chaleur douce. Au centre, un grand lit de bois de rose, drapé de tentures couleur or sombre. Derrière les rideaux, on devinait la silhouette d’un corps étendu.

Xiao Zhige adoucit inconsciemment son expression, marcha doucement, souleva le rideau.

Le visage d’An Changqing avait été lavé, ses cheveux longs attachés avec un peigne de jade. Il semblait dormir, paisible. Xiao Zhige l’observa un moment, puis leva la main, hésitant à le toucher. Il renonça à mi-chemin, esquissant un sourire amer : « Tant pis. Tu ne m’aimais guère… alors je ne devrais plus te rendre malheureux. »

An Changqing, flottant à ses côtés, ouvrit la bouche, voulut dire : ce n’est pas vrai. Ce n’est pas qu’il ne l’aimait pas. Il ne l’avait simplement jamais compris. À chaque fois qu’il croisait ce regard chargé de colère, qu’il repensait aux rumeurs sanglantes, il ne pouvait que trembler de peur. Comment aurait-il osé s’en approcher ?

Mais quoi qu’il voulût dire maintenant… c’était déjà trop tard.

Xiao Zhige resta un moment auprès de lui, puis appela les serviteurs. Ils entrèrent en silence, les yeux baissés, et emportèrent le corps d’An Changqing.

Il ne resta plus que Xiao Zhige.

An Changqing le regarda s’éloigner. Le dos droit de cet empereur, jadis si redouté, semblait alourdi par le soleil couchant — comme s’il portait le poids de toute une vie.

*

« Jeune maître, souhaitez-vous manger quelque chose ? »

À son oreille résonna soudain une voix familière. Dans un état de demi-sommeil, An Changqing ouvrit les yeux et aperçut le visage réjoui et rond comme un petit pain blanc d’An Fu. Le voyant stupéfait, silencieux, An Fu (NT : paix et prospérité) l’appela de nouveau : « Jeune maître ? »

An Changqing remua faiblement. Il se sentait vidé de toute force, comme s’il était devenu un amas de coton : mou, léger, sans consistance. Chaque mouvement semblait irréel, comme s’il ne lui appartenait plus.

Et de fait, ce corps ne devait plus être le sien. Après tout, il était mort depuis longtemps, réduit à une simple âme errante, flottant au gré des années.

Devant son état, An Fu s’affola et se précipita pour aller chercher de l’aide. « La médecine aurait-elle eu un effet indésirable ? Jeune maître, attendez-moi ici, je vais de ce pas chercher le médecin ! »

Il tourna les talons et sortit en hâte, mais percuta de plein fouet un groupe de personnes qui entrait à ce moment précis.

« À l’instant de partir, te voilà encore à courir partout, pourquoi tant de désordre ? »

Celui qui parlait était un homme d’âge mûr, au visage sobrement élégant, dont les yeux en amande rappelaient ceux d’An Changqing. C’était nul autre que son père, An Zhike, Grand Chancelier de Da Ye et marquis de Jing’an. À ses côtés se trouvait son épouse, Madame Li, accompagnée de sa suivante, et quelques serviteurs robustes fermaient la marche.

An Fu s’agenouilla précipitamment et répondit : « Le jeune maître ne se sent pas bien. Il a peut-être absorbé trop de médicaments hier… »

Ce mariage, An Changqing n’en avait jamais voulu. Bien que Da Ye connût des mœurs relativement libres, jamais un homme n’avait encore été pris pour épouse officielle. De surcroît, le prince du Nord, Xiao Zhige, jouissait d’une réputation des plus sinistres à Yejing. On le disait d’humeur instable, cruel, avide de sang. Chaque mois, on sortait de son palais un ou deux domestiques battus à mort ou mutilés. Même s’il n’était qu’un fils illégitime, délaissé, livrer An Changqing à Xiao Zhige, le condamnant à une vie de peur et d’instabilité, lui faisait ressentir un profond ressentiment.

Son seul désir avait toujours été d’accéder au mérite, entrer dans la fonction publique, protéger sa mère et soutenir sa jeune sœur.

Mais ces fiançailles avaient brisé tous ses espoirs.

Il avait bien tenté de se rebeller, mais on lui avait administré un sachet de poudre paralysante, affaiblissant les muscles et les nerfs. Après l’avoir absorbée, son corps l’avait trahi, engourdi et sans volonté. Il avait alors été livré, comme une marionnette, aux mains des suivantes qui l’avaient habillé, pomponné, paré d’une robe écarlate nuptiale.

« Inutile de s’agiter, l’escorte nuptiale du prince est déjà arrivée. » déclara An Zhike d’un ton ferme. Son regard s’attarda un instant sur le visage de son fils, avant d’ordonner : « Qu’on aide le troisième jeune maître à sortir. »

Dans un brouillard brumeux, An Changqing sentit qu’on lui posait un voile de soie rouge sur la tête, puis deux domestiques le soulevèrent par les bras pour le mener au-dehors.

Son esprit était encore confus, son corps toujours faible. Pourtant, les mains qui le soutenaient étaient fermes, puissantes. La douleur qu’il ressentit aux bras, bien réelle, l’ancrait dans une sensation d’étrange véracité – ce rêve était décidément trop tangible.

Il fut installé dans le palanquin fleuri. L’escorte nuptiale déambula à grand bruit dans les rues de Yejing avant d’arriver enfin à la résidence princière du Nord.

Le palais débordait de convives. Tous affichaient une cordialité de façade, mais les sourires en coin trahissaient une ironie évidente – cette noce n’était qu’une mascarade.

Le prince du Nord avait perdu sa mère très jeune. À dix ans, un maître taoïste du temple Taiqing avait prédit qu’il était né sous une étoile funeste, porteur d’un destin sanglant, chargé de violence. Dès lors, l’Empereur Anqing s’en détourna davantage. À douze ans à peine, Xiao Zhige demanda à partir pour le front. Huit années à la frontière firent de lui, par le feu et le sang, l’un des douze généraux de Da Ye. Il tenait entre ses mains le commandement militaire de la province de Yanzhou. Son nom, synonyme de massacre, faisait trembler jusqu’aux ennemis du Nord.

Dans les rues, les enfants chantaient même à la ronde : Au ciel, le dieu de la mort ; sur terre, Tai Sui (NT :l’étoile maléfique); aux Enfers, l’Asura sanglant (NT : divinité guerrière). La réputation de Xiao Zhige n’était plus à faire.

Plus il devenait redouté, plus l’Empereur Anqing le dédaignait. Mais il avait besoin de lui pour contenir les tribus du Nord. Alors, lorsqu’il annonça qu’il refusait le mariage impérial arrangé et qu’il préférait épouser le fils d’un ministre, fût-il un homme, cela fit paradoxalement le bonheur du trône.

L’Empereur, ravi, donna ordre au Bureau des Rituels de préparer la cérémonie en grande pompe. Le mariage du prince du Nord surpassa même celui du prince héritier en faste. Mais parmi les convives, combien étaient là pour célébrer sincèrement, et combien pour assister à un drame à venir, nul ne le savait.

À travers les toasts et les éclats de rire, certains ne pouvaient s’empêcher d’avoir une pensée attristée pour ce troisième fils du chancelier. Un si beau jeune homme, jeté entre les griffes d’un fauve… survivrait-il même à sa nuit de noces ?

Car An Changqing, dans les cercles de Yejing, n’était pas un inconnu. Sa mère, ancienne concubine du chancelier, avait été une célèbre courtisane de la maison des Muses, la plus renommée des maisons closes. D’une beauté ensorcelante, experte en chant et en danse, elle avait été célébrée comme la première beauté de la capitale. An Changqing avait hérité de ses traits enchanteurs. Déjà enfant, il était ravissant. À l’adolescence, il devint éblouissant. Mais ce n’était, disaient les mauvaises langues, qu’un joli coquillage vide. Il avait même été retiré de l'ascendance de la famille An après avoir irrité son père.

Les invités parlaient avec une compassion de façade, mais leurs yeux brillaient d’une curiosité cruelle, guettant la silhouette voilée que l’on faisait descendre du palanquin.

Sous le tissu écarlate, An Changqing ne voyait que le sol sous ses pieds. Les vertiges s'étaient atténués et son esprit était un peu plus clair, mais ne parvenait pourtant pas à comprendre ce qui se passait. Il n’osait rien faire d’inconsidéré, se laissa docilement guider par la matrone de noce.

À peine s’était-il tenu redressé qu’une main se tendit devant lui. Grande, aux phalanges saillantes, calleuse à la base des doigts et au creux de la paume – une main aguerrie au maniement des armes. La manche rouge brodée d’or révélait un vêtement nuptial. Le reste, il ne pouvait le voir.

— C’était la main de Xiao Zhige.

Le cœur d’An Changqing se mit à battre à tout rompre. Il se souvenait désormais : ce jour-là, cette main s’était aussi tendue vers lui. Mais il n’avait su que lui opposer le silence, pétri d’amertume et d’effroi. Il avait refusé de la prendre.

Il n’avait même pas daigné la regarder avec attention.

Ses lèvres tremblèrent légèrement. Il se remémora l’empereur solitaire qu’était devenu Xiao Zhige, buvant seul au palais de Xiwuwu, noyé dans le silence et la désolation.

La vie n’est faite que de choix. Il avait jadis choisi la voie la plus douloureuse, blessant autrui et lui-même. Aujourd’hui, il ignorait pourquoi il se retrouvait à nouveau à cette même journée de noces, mais il voulait essayer un autre chemin.

Avant que cette main ne se retire, An Changqing la saisit lentement, mais fermement.

La main était telle qu’il l’imaginait : rugueuse, la peau épaisse grattant légèrement la sienne, mais dégageant une chaleur rassurante, une stabilité inattendue.

Xiao Zhige sentit cette paume douce contre la sienne. Une lueur passa dans ses yeux impénétrables, et son visage dur s’adoucit imperceptiblement, ses lèvres esquissant un soupçon de sourire.

Ils avancèrent ensemble jusqu’au grand hall, puis se séparèrent pour tenir chacun une extrémité du ruban de soie rouge.

Le maître de cérémonie, d’une voix aiguë et nasillarde, entonna les rituels : « Première révérence au ciel et à la terre… »

Côte à côte, les deux hommes s’inclinèrent, liés par le ruban cramoisi, et saluèrent selon les rites...

 

Traducteur: Darkia1030