Restricted area - Chapitre 41 - Angle mort

 

Au cours du week-end, l’été flamboyant accueillit enfin une forte averse qui emporta les nombreuses journées de chaleur prolongée.
Le crépitement ininterrompu de la pluie formait une musique de fond propice à sa lecture. Jiang Chijing posa le livre qu’il tenait, L’essentiel du jeu de go, et se rendit dans la cuisine pour se préparer une tasse de thé au chrysanthème, espérant ainsi réduire la fatigue oculaire.

Bien que Jiang Chijing travaillait comme bibliothécaire, il ne lisait que rarement des livres. Désormais qu’un nouvel intérêt s’était soudainement éveillé en lui, il découvrit que comprendre les notions n’était plus aussi aisé qu’à l’époque de ses études.
Si les règles du go paraissaient simples en surface, les diverses tactiques lui faisaient littéralement fumer le cerveau. Plus il lisait à ce sujet, plus il sentait que ce jeu convenait parfaitement au tempérament de Zheng Mingyi.

Pendant qu’il lisait, il se reposait ; ainsi se déroula paisiblement la moitié de son week-end, bercé par le bruit de la pluie. Jiang Chijing avait prévu de rester chez lui pendant deux jours sans sortir, mais dimanche après-midi, l’appel de Guan Wei vint perturber ce plan.

« Était-ce un incident grave à la prison de Southside la semaine dernière ? » demanda Guan Wei, venu en voiture de la prison de Southside, la curiosité gravée sur son visage. Ils se retrouvèrent dans un petit café à l’extérieur de la communauté.

« Ce fut assez sérieux ; un détenu a déclenché un incendie criminel afin de semer le chaos, » expliqua Jiang Chijing. « La prison a imposé un confinement d’une semaine, interdisant toute visite et toute correspondance. »

La nouvelle de l’incendie avait largement circulé à l’extérieur et même fait la une des journaux locaux. Mais le confinement ne fut pas annoncé publiquement ; il était donc naturel que Guan Wei l’ignorât.

« Ce n’est vraiment pas le moment de faire du bruit, » soupira Guan Wei en sirotant son café, visiblement épuisé. « Je suis allé voir Zheng Mingyi dans l’espoir d’une entrevue. Pas étonnant qu’ils aient immédiatement refusé ma demande. »

« Pourquoi cherchais-tu Zheng Mingyi ? » interrogea Jiang Chijing.

« La dernière fois que je l’ai rencontré, nous avons parlé de mon unité, et il m’a donné une astuce. Il me suggéra de diffuser quelques fausses informations, puis de démasquer la taupe en observant les fluctuations des cours des actions. »

« Les fluctuations du cours des actions ? » s’étonna Jiang Chijing.

« Le trading d’actions est une guerre de l’information ; toute nouvelle, positive ou négative, peut affecter le marché, » expliqua Guan Wei. « Zheng Mingyi a analysé pour moi les conséquences possibles de chaque information. Puis j’ai attendu jusqu’à présent et j’ai enfin découvert la taupe. »

« Rien qu’en observant les fluctuations du cours des actions ? » Jiang Chijing demeurait incrédule.

« Rien qu’en observant les fluctuations du cours des actions, » confirma Guan Wei en déplorant : « L’une des fausses informations prétendait que je détenais des preuves impliquant la maîtresse du directeur du conseil d’ABC Technologies dans un détournement de fonds publics. En conséquence, quelqu’un s’empressa de se débarrasser d’un grand nombre d’actions de cette société. »

« Parce qu’ils s’attendaient à une chute du cours de l’action ? » demanda Jiang Chijing.

« Exactement, » répondit Guan Wei. « Ce comportement était anormal car les nouvelles politiques récentes favorisaient l’industrie technologique. Pourtant, le cours de leur action baissa ; il était donc évident que quelqu’un le manipulait en secret. »

Soudain, Jiang Chijing ressentit une impression de familiarité : ABC Technologies lui semblait un nom connu. En y repensant, n’était-ce pas ce groupe qui était venu visiter la prison ?

Il se rappela ce que Zheng Mingyi avait dit à M. Dong au hangar à fraisiers ce jour-là et demanda, songeur : « À propos de cette maîtresse accusée de détournement de fonds, tu ne crois pas que c’est réel, n’est-ce pas ? »

« À vrai dire, je ne sais pas non plus, » admit Guan Wei. « Mais le fait qu’une si grande réaction survienne à cause de fausses informations n’est-il pas un signe de mauvaise conscience ? » reprit-il d’un ton grave. « Je soupçonne désormais que toutes les informations que Zheng Mingyi m’a données sont authentiques. »

Il était difficile pour Jiang Chijing de juger de la véracité sans connaître l’ensemble des faits. Il ne put que soupirer, impuissant : « Cela lui ressemblerait tout à fait. »

Zheng Mingyi maîtrisait la situation du début à la fin ; personne ne pouvait deviner ni lire ses cartes.

« J’avais craint que cela n’affectât le marché boursier au début, mais quand j’y réfléchis, il importe davantage d’attraper la taupe. »
Toute décision prise par le conseil de réglementation influençait le marché boursier. Cela allait sans doute à l’encontre des principes de Guan Wei que d’affecter le marché en utilisant de fausses informations, mais d’après l’apparence des choses, il pouvait y avoir un fond de vérité en elles.

« Maintenant que la taupe de mon unité a été capturée, je voulais juste vérifier auprès de Zheng Mingyi si l’information qu’il m’avait donnée était vraie. Si c’était le cas, je devrai enquêter. »

À cette déclaration, les sourcils de Jiang Chijing se haussèrent. « Tu n’enquêtes plus sur le cas de Zheng Mingyi ? »

« J’y travaille toujours, j’attends qu’il me donne ses indices, » répondit Guan Wei. « Lors de notre dernière rencontre, il m’a dit de dénicher la taupe avant de revenir vers lui. »

En d’autres termes, Guan Wei avait besoin de Zheng Mingyi pour lui indiquer la prochaine étape à franchir. Mais Old Nine agit précisément à ce moment-là, empêchant Guan Wei de rencontrer Zheng Mingyi et retardant ainsi tout le processus.

Jiang Chijing regarda Guan Wei et demanda : « As-tu besoin de moi pour t’aider ? »

Par le passé, lorsque Guan Wei approcha Jiang Chijing pour solliciter son aide, ce dernier avait des réserves, craignant que son intervention n’influence le jugement de Zheng Mingyi. Si un incident survenait, il ne pourrait en rendre compte à Zheng Mingyi.
Mais la situation différait désormais grandement. Puisqu’il se trouvait du même côté du plateau de jeu que Zheng Mingyi, il était naturel qu’il s’implique.

*

Ce fut le matin d’une nouvelle semaine. Après s’être rafraîchi comme à son habitude, Jiang Chijing sortit du gel capillaire et tenta de dompter ses cheveux.
Ses mèches éparpillées sur son front avaient presque dépassé ses sourcils. Il les peigna tous en arrière, révélant un front lisse et dégagé, conférant une douceur supplémentaire à ses traits délicats.

Quel que fût l’angle sous lequel il s’observait, Jiang Chijing se montra très satisfait de son style ce jour-là. Pourtant, plus il se regardait, plus il éprouvait la sensation d’être à un tout petit degré de la perfection.

Il prit son eau de toilette et vaporisa autour de son cou un léger parfum de pamplemousse. À présent, il considéra que son travail était achevé.

Jiang Chijing consulta l’heure et vit qu’il allait de nouveau être en retard ; il prit rapidement son petit déjeuner puis se rendit à la prison.

Dès son entrée dans le vestiaire, il fut continuellement tenté de rentrer chez lui pour se laver à nouveau.

« Officier Jiang, avez-vous un rendez-vous ce soir après le travail ? »
« Huh, il doit être un vrai tueur de femmes, avec la manière dont il s’habille. »
« Il mérite vraiment le titre de régal pour les yeux de notre prison. »

À chaque rencontre avec un collègue, Jiang Chijing subissait ces taquineries. Il soupçonna que son cerveau avait dû fonctionner au ralenti ce matin, sinon il ne se serait pas si bien habillé sur un coup de tête.

Heureusement, comme il n’avait pas à livrer le courrier aujourd’hui, il disposait de beaucoup de temps le matin. Après avoir revêtu son uniforme, Jiang Chijing ébouriffa ses cheveux soigneusement coiffés, ce qui lui conféra un charme espiègle qui ne fit qu’ajouter à son élégance.

Bref, quoi qu’il fît, il possédait toujours une allure singulière.

Au final, tout ce que Jiang Chijing pouvait faire était de prier pour que Zheng Mingyi fût devenu aveugle et ne remarquât aucune différence chez lui ce jour-là.

Mais comment quelque chose que même ses collègues masculins hétérosexuels percevaient aurait-il pu échapper au regard minutieux de Zheng Mingyi ?

En effet, après être entré dans la bibliothèque et s’être assis à côté de Jiang Chijing, Zheng Mingyi se concentra immédiatement sur lui. « Officier Jiang, as-tu quelque chose de prévu après le travail aujourd’hui ? »

«Aujourd’hui... » Jiang Chijing fredonna vaguement et ouvrit une page d’informations financières qu’io commença à lire.

Zheng Mingyi l’interrompit : « Quelle est l’occasion ? »

« Cela ne te regarde pas. » Le regard de Jiang Chijing resta fixé sur l’écran de l’ordinateur. Il allait reprendre sa lecture lorsque Zheng Mingyi l’interrompit de nouveau. « Pourquoi ne me le dis-tu pas ? »

« Je t’ai déjà dit que cela ne te regardait pas. »

« Je ne t’ai pas vu depuis deux jours. »

Peut-être par mauvaise conscience, Jiang Chijing repensa une fois de plus à Zheng Mingyi le traitant de salaud. Il voulait vraiment ignorer le regard de Zheng Mingyi, mais il finit par expirer, cédant : « Il n’y a rien. »

« Tu ne vas rencontrer personne ? » demanda Zheng Mingyi.
« Mm-hmm. »
Je ne rencontrerai personne. Les efforts que j’ai faits pour m’habiller aujourd’hui étaient pour toi.

Jiang Chijing ne sut ce qui lui prit. Il aurait juré que ce n’était qu’une fantaisie de s’être habillé ce matin et ne chercha pas à comprendre pourquoi, mais inexplicablement, tout s’avérait destiné à Zheng Mingyi.

« Continue à lire alors, officier Jiang. »

Zheng Mingyi se pencha vers l’écran, sa main droite se glissa naturellement derrière le dos de Jiang Chijing pour se reposer sur sa taille.

Jiang Chijing regarda sa taille, puis Zheng Mingyi, demandant avec confusion : « Que fait ta main là ? »

« La blessure de mon bras me fait mal. Je dois trouver un endroit où le poser confortablement, » répondit Zheng Mingyi.

Le sérieux de son ton ne laissait en rien supposer qu’il mentît. Jiang Chijing douta même, pendant une fraction de seconde, que ce soit à cause de l’étroitesse de leur espace de travail que le bras blessé de Zheng Mingyi n’avait nulle part où se reposer.

Mais il écarta vite cette idée. Il regarda Zheng Mingyi sans expression et ordonna : « Enlève-la. »

Zheng Mingyi ne bougea pas, le fixant comme s’il était certain que Jiang Chijing ne pourrait rien contre lui.

Bien sûr, Jiang Chijing ne donnerait pas à Zheng Mingyi l’opportunité de gagner du terrain après avoir concédé un pouce. Il le regarda, fronçant les sourcils, ses yeux lançant un avertissement muet : s’il ne retirait pas sa main, il serait contrarié.

Aucun des deux ne voulait céder. Leurs regards se croisèrent, engageant une confrontation silencieuse.

Jiang Chijing repensa soudain à la fois où, caché derrière son écran d’ordinateur, Zheng Mingyi s’était assis dans un coin de la rangée de tables au fond. Ils s’étaient alors sondés du regard, mais séparés par une grande distance ; à présent, il percevait clairement les changements dans les pupilles de Zheng Mingyi.

La détermination s’accentua brusquement, une lumière dangereuse sembla s’accumuler dans ses yeux. La confrontation, simple jusque-là, se teinta soudain de nuances suggestives, et même Jiang Chijing ne put maintenir son regard, déviant vers les lèvres de Zheng Mingyi.

Il valait probablement mieux ne pas prolonger ainsi la situation. Cela risquait fort de mal tourner.

Comme la dernière fois, Jiang Chijing décida de céder de nouveau. Cependant, dans l’instant fugace où il baissa les yeux, Zheng Mingyi se pencha brusquement en avant, le pressant contre la fenêtre, embrassant ses lèvres.

« Es-tu fou ? » s’exclama Jiang Chijing, appuyant aussitôt ses bras contre les épaules de Zheng Mingyi, les yeux débordant de panique. « Il y a une caméra de surveillance à la porte ! »

Une caméra de sécurité était installée au-dessus de la porte d’entrée de la bibliothèque, capturant l’espace à un angle de 45 degrés.

La zone de travail où ils étaient assis faisait face à la porte, également située près des fenêtres ; la caméra ne pouvait en capturer l’intégralité. Néanmoins, elle saisissait la moitié de la scène ; la silhouette de Zheng Mingyi apparaissait dans le cadre.

« Elle ne peut pas nous voir, » répliqua Zheng Mingyi, levant le menton et couvrant à nouveau les lèvres de Jiang Chijing. « Ne veux-tu pas goûter au plaisir d’un baiser dans un angle mort de surveillance ? »

Jiang Chijing faillit jurer.
Ce salaud savait exactement ce qu’il aimait.

Il était totalement incapable de résister à la stimulation que suscitait cet interdit, d’autant plus que c’était en plein jour, la porte de la bibliothèque grande ouverte. L’atmosphère était plus angoissante encore que les plaisirs volés dans la nuit.

« Zheng Mingyi, arrête. »

Jiang Chijing était si excité que ses doigts picotaient et sa voix tremblait dans sa gorge. Mais il évita les lèvres de Zheng Mingyi, s’accrochant à son dernier lambeau de raison, et dit : «Essaies-tu de me faire perdre mon emploi ? »

« Je prendrai soin de toi, » déclara Zheng Mingyi.

« Tu es un détenu ! »

Jiang Chijing trouva enfin la force de repousser Zheng Mingyi, ouvrit la fenêtre et se tourna vers elle, respirant profondément.

Cependant, malgré la pluie récente, la journée d'été redevenait étouffante. Les bouffées d’air que Jiang Chijing inspira n’atténuèrent en rien la sécheresse qui lui râpait la gorge.

« Attends que je sorte », déclara froidement Zheng Mingyi derrière lui.

Jiang Chijing comprit rapidement une chose : il était totalement incapable de se calmer dans un tel environnement. Il referma brusquement la fenêtre, se redressa et fixa Zheng Mingyi. « Je t’emmène à l’infirmerie pour changer tes pansements. »

Zheng Mingyi haussa les sourcils. « Maintenant ? »

« Oui, maintenant », le pressa Jiang Chijing. « Dépêche-toi. »

Dès qu’ils pénétrèrent dans le domaine de Luo Hai, la raison de Jiang Chijing reprit enfin le dessus. Il se dirigea vers le bureau de Luo Hai, attrapa la trousse de premiers soins posée sur le côté et déclara : « Je l’emprunte un instant. »

« As-tu besoin d’aide ? » demanda Luo Hai, jetant un coup d’œil au bras blessé de Zheng Mingyi.

« Non, je peux m’en charger. »

Lorsque Jiang Chijing se retourna, la trousse à la main, Luo Hai, ayant sans doute perçu son parfum, l’interrogea : « Oh, au fait… Serais-tu à court du parfum que je t’ai offert la dernière fois ? Je peux t’en racheter une bouteille, veux-tu que je t’en offre une autre ? »

« Ce n’est pas nécessaire, je viens justement d’en acheter une nouvelle », répondit Jiang Chijing avec désinvolture, totalement inconscient du changement dans le regard de Zheng Mingyi.

« Tu vas en ville ce soir ? » demanda Luo Hai.

« Non. » Conscient de la perspicacité de Luo Hai — qui connaissait sa réticence à porter du parfum en dehors d’occasions spéciales —, il improvisa une excuse : « Cette bouteille est trop grande, je n’arrive pas à la terminer. »

« Tu pouvais simplement en acheter une plus petite, » répondit Luo Hai. « Je t’ai offert un flacon de 100 ml la dernière fois. »

« Je n’y ai pas trop réfléchi », répliqua Jiang Chijing. « J’ai juste pris la même taille que la précédente. »

Les deux hommes échangèrent ainsi quelques mots, d’un ton aimable, sans remarquer que, de l’autre côté, la pression de l’air semblait devenir de plus en plus lourde.

« Docteur Luo », coupa soudainement Zheng Mingyi, interrompant leur conversation anodine, « utilisez-vous la même marque d’eau de toilette que l’officier Jiang ? »

« Oui, pourquoi ? » répondit Luo Hai. « J’ai mis beaucoup de temps à choisir ce parfum. »

Ce ne fut qu’à cet instant que Jiang Chijing remarqua l’expression étrange de Zheng Mingyi.

Ses yeux étaient entièrement plissés, et ses lèvres, pincées en une ligne si fine qu’elles semblaient disparaître. S’il ne se trompait pas, alors… Zheng Mingyi semblait être... en colère.

 

Traducteur: Darkia1030