Restricted area -Chapitre 30 - Fou

 

Dans l’après-midi, la prison accueillit un groupe d’une vingtaine de personnes pour une visite guidée, groupe composé majoritairement de directeurs exécutifs d’une grande entreprise.

À l’époque où Jiang Chijing travaillait encore comme sténographe judiciaire, il avait vu passer de nombreux cadres supérieurs impliqués dans des détournements de fonds, des malversations et autres scandales financiers. Pour ces figures d’autorité détenant un certain pouvoir, il paraissait d’autant plus pertinent de leur rappeler les fondements de la loi.

« C’est leur temps hors des cellules, la plupart des détenus sont à l’extérieur. » Le directeur marchait en tête, commentant brièvement les lieux à l’intention des visiteurs.

Contrairement à d’autres sites, les visites de prisons s’accompagnaient de consignes strictes : ne pas se séparer du groupe, ne pas prendre de photos, éviter les jupes, entre autres précautions.

La prison de Southside avait autrefois reçu un groupe de collégiens ; plusieurs élèves, curieux et un peu trop vifs, s’étaient déchaînés, causant bien des tracas au personnel. Cette fois, cependant, les visiteurs étaient des adultes, capables de suivre des règles élémentaires, ce qui facilitait grandement la gestion du groupe.

Jiang Chijing suivait à l’arrière, d’un pas nonchalant, observant calmement chaque individu.

Comme beaucoup de cadres d’une entreprise cotée en bourse, l’âge moyen du groupe n’était pas jeune. Hommes comme femmes étaient impeccablement vêtus, sans trace du laisser-aller que l’on retrouvait souvent chez les plus jeunes générations.

« Bonjour. » Une femme, un peu en retrait du groupe, entama la conversation avec Jiang Chijing, probablement parce qu’elle n’entendait pas très bien les explications du gardien. «Est-ce que c’est difficile de travailler en prison, d’habitude ? »

« Ça dépend », répondit Jiang Chijing. « Certains postes sont plus exigeants, d’autres sont relativement simples. »

Par exemple, son poste de bibliothécaire. Le moins bien payé de toute la prison, mais aussi le moins contraignant.

« Vous ne suivez pas des horaires réguliers, n’est-ce pas ? »

« La plupart des employés non. Un quart de travail complet peut durer soixante-douze heures, suivi de vingt-quatre heures de repos. »

« Et vous ? »

« Moi ? » Jiang Chijing resta un instant perplexe, ne comprenant pas comment la conversation en était arrivée à des questions aussi personnelles. « J’occupe un poste civil. J’arrive à huit heures, je repars à dix-sept heures. »

« Ce n’est pas mal », commenta la femme en hochant pensivement la tête. « Vous avez une partenaire ? »

Jiang Chijing sentit immédiatement une alerte intérieure s’enclencher. Cette manière de lui parler ressemblait beaucoup trop à celle de ses parents.

Peu habitué à mentir à des inconnus, il répondit honnêtement.« Non. »

« Quel âge avez-vous ? » poursuivit-elle.

« Bientôt trente. » En réalité, il en avait vingt-sept, mais il préféra rester vague.

« Waouh, je ne l’aurais jamais deviné. C’est parfait. J’ai une nièce, très jolie et travailleuse. Le problème, c’est qu’elle est trop exigeante. Du coup, elle n’a toujours pas trouvé chaussure à son pied. Elle a vingt-neuf ans maintenant, elle approche aussi de la trentaine.»

Eh bien, la conversation prenait exactement la tournure que Jiang Chijing avait anticipée.

Il semblait qu’un invariant traversait toutes les couches sociales : l’incontournable rituel des rendez-vous arrangés.

« Ma nièce est très compétente, elle a un revenu élevé, donc elle ne s’intéresse pas aux ressources financières des hommes. Elle se fie uniquement à son intuition. J’imagine que tu ne dois pas rencontrer beaucoup de femmes avec ton travail, si ? Encore moins des femmes élégantes comme ma nièce. Qu’en dis-tu, tu veux que je vous mette en contact ? »

S’il était vrai que Jiang Chijing croisait peu de femmes dans son quotidien, cela n’avait jamais posé de problème à sa vie sentimentale.

« Ta nièce a déjà vingt-neuf ans ? » lança-t-il en tentant habilement de détourner la conversation. « Tu n’as pas l’air d’avoir plus de la trentaine, toi. »

Ce n’était pas un mensonge. Ceux qui occupaient le sommet de la société prenaient grand soin de leur image, et cette femme ne paraissait pas avoir plus de trente-cinq ans.

« Oh, tu es trop gentil, le début de la trentaine, n’est-ce pas un peu exagéré ? »

Jiang Chijing réussit à détourner habilement la conversation, lançant un échange sur les moyens de conserver une apparence jeune.

Le groupe fit le tour des blocs cellulaires, passa par le réfectoire et les douches, avant de se diriger vers les serres à fraises.

Parmi les différentes activités proposées aux détenus, la culture des fraisiers rapportait les revenus les plus élevés à la prison de Southside. Un expert agricole autrefois incarcéré avait mis au point des plants de fraisiers à haut rendement. Par la suite, un ingénieur détenu avait modifié les serres, améliorant encore la productivité.

Les serres de fraisiers couvraient une surface équivalente à celle d’un demi-terrain de football. Lorsqu’ils y entrèrent, une brise fraîche les effleura.

Bien que Jiang Chijing travaillait à la prison de Southside depuis presque un an, il n’était jamais venu dans cette zone située derrière le bâtiment administratif.

« Les détenus commencent le travail à deux heures de l’après-midi. Vous pouvez voir un détenu en train de récolter des fraises », indiqua le directeur en désignant Zheng Mingyi, non loin de là.

En y regardant de plus près, seuls quelques détenus s’activaient dans le vaste hangar. Hormis Zheng Mingyi, que le directeur avait désigné, les autres étaient manifestement triés sur le volet : les plus sages, au dossier irréprochable.

« 1017 », appela le directeur. « Approchez un instant. »

Zheng Mingyi déposa le petit panier de fraises qu’il tenait, retira ses gants de lin et s’approcha des visiteurs.

Jiang Chijing, sans même s’en rendre compte, s’était avancé vers l’avant du groupe. D’abord, Zheng Mingyi le fixa droit dans les yeux, mais après avoir balayé le groupe du regard, un changement imperceptible passa sur son visage, et il détourna les yeux.

« Voici le condamné impliqué dans l’affaire de crime financier qui a secoué l’économie nationale », annonça fièrement le directeur. « Après sa rééducation dans notre établissement, son niveau de conscience idéologique s’est nettement amélioré. »

« Alors vous êtes Zheng Mingyi. » Un homme, dont le statut paraissait être le plus élevé du groupe, l’observa d’un air scrutateur. « Est-ce que la nourriture de la prison est bonne ? »

Jiang Chijing tressaillit intérieurement. Cette remarque ne ressemblait guère à une question posée entre inconnus. Et au vu de l’expression précédente de Zheng Mingyi, il devina que l’affaire de crime financier avait pu impliquer cette entreprise, causant d’importantes pertes.

Mais la réplique de Zheng Mingyi vint bousculer cette supposition.

« Plutôt décente », répondit-il. « Au faitD’ailleurs, Liu Dong, est-ce que les actionnaires sont au courant que ta maîtresse a détourné de l’argent de la société ? »

À ces mots, les autres cadres se regardèrent, perplexes, ne comprenant visiblement pas ce qui se passait.

Le visage de Liu Dong se ferma aussitôt. Il rétorqua durement : « Qu’est-ce que tu racontes là ? »

Le directeur, lui aussi visiblement pris au dépourvu, choisit de calmer le jeu.

« Bon… 1017, parlez-nous un peu de votre vie en détention, surtout de vos réflexions et de vos prises de conscience. »

Jiang Chijing avait pris soin, la veille, de conseiller à Zheng Mingyi de vanter les mérites de la réforme idéologique, de remercier la prison pour sa guidance, de dire qu’il avait acquis un nouveau regard sur la vie — en somme, de servir les discours que le directeur adorait entendre. Cela pouvait lui valoir quelques privilèges par la suite.

Mais ce que Zheng Mingyi déclara à la place fut : « Des idées ? Mon idée actuelle, c’est que l’emprisonnement est une excellente décision. »

Jiang Chijing : « ? »

« Je peux me coucher et me lever tôt tous les jours, j’ai un rythme de vie stable, des repas nutritifs et équilibrés à la cantine, et un travail pas trop fatigant. Mais surtout… » Ici, Zheng Mingyi planta son regard dans celui de Jiang Chijing. « Les gardiens de prison sont très mignons. »

Jiang Chijing : « ?? »

« Hum. Cela signifie que les conditions de détention sont satisfaisantes. » Le directeur reprit rapidement la parole, cherchant à reprendre le contrôle de la situation.

« Gardien, ce genre de discours peut-il vraiment amener les détenus à réfléchir ? » demanda Liu Dong, les sourcils froncés.

« Eh bien… nous avons aussi des cellules d’isolement. Si cela vous intéresse, nous pouvons vous les faire visiter », répondit le directeur, qui lança ensuite un regard appuyé à Jiang Chijing, lui enjoignant d’éloigner Zheng Mingyi au plus vite.

Ensuite, le directeur conduisit les visiteurs de l'autre côté du hangar à fraises, demandant à un autre détenu de présenter les produits à base de fraises fabriqués par la prison.

Jiang Chijing ne suivit pas le groupe, mais resta avec Zheng Mingyi, retournant à l’endroit où celui-ci avait laissé son petit panier un peu plus tôt.

Il ne put s’empêcher de demander : « Connais-tu Liu Dong ? »

« C’est l’ami de Wu Peng », répondit Zheng Mingyi.

Wu Peng était le PDG de HX Management, et également le superviseur de Zheng Mingyi. Si Jiang Chijing ne se trompait pas, il devina qu’il était fort probable que Wu Peng fût celui qui avait piégé Zheng Mingyi.

Jiang Chijing poursuivit ses questions : « As-tu déjà fait affaire avec lui ? »

« Pas vraiment. » Zheng Mingyi ramassa le petit panier et se dirigea vers un évier dans un coin, lavant les fraises tout en continuant la conversation. « Il entretient des relations inappropriées avec Wu Peng. Mon affaire a causé des pertes à de nombreuses entreprises, mais lui en a tiré un bénéfice considérable. »

Cétait la première fois que Zheng Mingyi évoquait de manière proactive son affaire avec Jiang Chijing. Les indices mentionnés par Guan Wei refirent aussitôt surface dans l’esprit de ce dernier, qui demanda : « Les preuves dont tu parles sont-elles des enregistrements audio d’une conversation entre lui et Wu Peng ? »

Zheng Mingyi cueillit quelques feuilles de fraises, puis leva les yeux vers Jiang Chijing. « Je ne garde pas les preuves sur moi. »

Comme Zheng Mingyi ne semblait pas désireux de s’attarder davantage sur le sujet, Jiang Chijing ressentit soudain une certaine curiosité et demanda : « Comment s’est passée ta rencontre avec Guan Wei ? »

« Je lui ai demandé de nettoyer devant sa porte avant de revenir me voir. » Zheng Mingyi prit une belle fraise rouge dans le panier, secouant les gouttelettes d’eau à sa surface.

Jiang Chijing se laissa aller un instant à ses pensées. Il comprit que les preuves en possession de Zheng Mingyi n’étaient probablement pas irréfutables, mais suffisamment solides pour remettre en question l’enquête initiale, et ainsi offrir aux autorités une occasion de rouvrir le dossier. Cependant, dans une situation où trop de variables restaient incertaines, il aurait effectivement été imprudent de remettre ces indices à la hâte.

« Officier Jiang. »

La voix de Zheng Mingyi coupa net le fil de ses pensées.

« Hm ? » Jiang Chijing leva les yeux vers lui.

« Ouvrez la bouche. »

Avant qu’il n’ait eu le temps de réagir, Zheng Mingyi glissa la fraise qu’il tenait dans sa main entre ses lèvres. Jiang Chijing ne sut dire s’il se l’imaginait, mais il lui sembla que le pouce de Zheng Mingyi effleura volontairement sa lèvre inférieure au moment de se retirer.

Il mordit instinctivement dans le fruit. Un jus sucré jaillit de la chair tendre et pulpeuse, envahissant aussitôt toute sa bouche. Un goût légèrement acide le fit d’abord froncer les sourcils, mais une fois habitué, une douceur exquise se répandit lentement dans son cœur.

« Alors, comment c’est ? » demanda Zheng Mingyi.

La pomme d’Adam de Jiang Chijing roula tandis qu’il avalait la fraise. Mais, peu enclin à reconnaître que le fruit était délicieux, il répliqua : « C’est vraiment acide. Tu es sûr de savoir comment cultiver des fraises ? »

Ces paroles étaient, objectivement, injustes envers Zheng Mingyi. Après tout, la variété des fraises comme les conditions de culture étaient des facteurs imposés ; au mieux, il ne pouvait influer que sur des détails marginaux, comme le moment de la récolte.

« Je ne sais pas cultiver les fraises ? » Les sourcils de Zheng Mingyi se froncèrent légèrement. Il jeta un coup d’œil aux visiteurs, puis reporta son regard sur Jiang Chijing. «Dans ce cas, suivez-moi. Je vais vous montrer une autre variété. »

Sur ces mots, Zheng Mingyi se retourna et s’avança vers un coin plus reculé du hangar. Jiang Chijing le suivit sans méfiance, mais dès qu’il entra dans cette zone plus isolée, il ressentit une étrange impression.

Un rayonnage occupait l’espace, chargé de gants, d’arrosoirs, de seaux. À côté, une serpillière et un balai. Il était clair que l’endroit servait simplement d’espace de rangement. Jiang Chijing, un peu intrigué, demanda : « Où sont les fraisiers ? »

« Ici. » Zheng Mingyi revint sur ses pas, puis entoura le dos de Jiang Chijing de ses bras, le poussant fermement contre le coin du rayonnage avant de se pencher sans retenue vers son cou.

Une vive douleur éclata soudain à la base de sa nuque. Les yeux écarquillés, Jiang Chijing plaqua instinctivement ses mains contre la poitrine de Zheng Mingyi, murmurant : « Zheng Mingyi ?! »

Sa nuque était solidement maintenue, tandis que le bas de son dos était si étroitement serré que tout mouvement devenait impossible.

Zheng Mingyi le maintint contre le mur, enfouissant son visage dans la peau blanche et lisse de sa gorge, dévouant toute son attention à y « planter des fraises ». Son bras puissant immobilisait Jiang Chijing comme un animal pris au piège, et son corps entier transmettait un message muet, mais explicite : Qui a dit que je ne savais pas cultiver des fraises ?

La caméra de surveillance se trouvait juste au-dessus, mais ce coin servant de rangement était situé exactement dans son angle mort. Toutefois, le directeur et les visiteurs n’étaient pas loin ; si l’un d’eux tournait la tête vers cette direction, il verrait sans difficulté la posture plus que suggestive des deux hommes.

Une brise fraîche flottait dans le hangar, et la terre fraîchement labourée faisait pousser des fraises rouges qui, telles de petites spectatrices, semblaient les observer avec un sourire complice.

La voix du directeur résonna depuis l’autre extrémité du hangar ; elle portait étrangement bien dans cet espace vaste et vide. Jiang Chijing sentit l’angoisse l’envahir – l’audace de Zheng Mingyi était tout simplement scandaleuse. Comment avait-il pu planter des fraises sur son cou dans un lieu aussi public ?

Heureusement, les gardiens et les visiteurs semblaient absorbés par leur discussion animée, ponctuée de rires, et personne ne prêta attention aux mouvements discrets dans ce coin isolé.

Jiang Chijing se calma quelque peu, mais restait nerveux. Il avait le souffle court, comme s’il avait laissé tomber le balancier entre ses mains alors qu’il marchait sur une corde raide suspendue dans le vide.

Zheng Mingyi sembla percevoir que Jiang Chijing ne mettait plus toute son énergie dans sa résistance. Il relâcha alors légèrement son emprise, et ses léchages et morsures féroces se muèrent en baisers plus doux, presque tendres.

En réalité, Jiang Chijing possédait toute la force nécessaire pour repousser Zheng Mingyi à ce stade. Pourtant, ses mains, agrippées à l’uniforme de détenu de Zheng Mingyi, ne parvinrent jamais à exercer cette force.

Ce n’était pas qu’il ne la trouvait pas… mais bien qu’un petit serviteur maléfique, tapi au fond de son cœur, hurlait d’excitation. Il lui soufflait de saisir cette occasion unique pour respirer à plein poumons les phéromones qui flottaient dans l’air, juste à côté de l’oreille de Zheng Mingyi.

Jiang Chijing ne voulait pas réagir ainsi. Il ne voulait pas être ce genre d’homme. Mais il ne parvenait pas à contrôler ses mains.
S’il avait dû décrire son état d’esprit à cet instant précis, cela aurait été…

À devenir fou.

 

--

L’auteur a quelque chose à dire :

Tous ceux qui lisent ces lignes sont comme de petites fraises éparpillées sur le sol.

 

Traducteur: Darkia1030

 

 

 

Créez votre propre site internet avec Webador