Restricted area -Chapitre 29 - Prof

 

Ayant veillé tard à lire le forum la nuit précédente, Jiang Chijing faillit presque dormir trop longtemps le lendemain matin.

Après s’être rapidement rafraîchi, il sortit de son réfrigérateur ce produit douteux, sans marque ni licence, étala précipitamment de la confiture sur un morceau de pain, puis, tenant son petit-déjeuner entre les dents, se précipita vers la porte.

Il trouva finalement un court répit en attendant le premier feu de circulation sur le chemin du travail pour terminer son repas. Il n’avait pas apprécié cette confiture de fraises au goût deux fois trop sucré au départ, mais, à force, il s’y était habitué, allant même jusqu’à la préférer aux confitures industrielles.

Une fois ses tartines avalées, Jiang Chijing releva le menton et jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Effectivement, un peu de confiture maculait le coin de ses lèvres.

Il lécha d’abord la confiture avec sa langue, mais avant qu’il ne puisse s’essuyer la bouche avec un mouchoir, le feu passa au vert. Il appuya à la hâte sur la pédale d’accélérateur, réussissant à se rendre à la prison de Southside avant huit heures.

Ce jour-là, le courrier à livrer était moins abondant. Jiang Chijing accéléra donc le pas. D’ordinaire, il échangeait quelques mots avec certains détenus à propos du contenu de leurs lettres, mais aujourd’hui, il se comporta comme une simple machine distributrice, expédiant sa tâche le plus vite possible.

À huit heures cinquante, il regagna précipitamment la bibliothèque avant l’arrivée de Zheng Mingyi, et saisit un livre sur les étagères intitulé Apprendre à négocier des actions à partir du niveau zéro. Il fit ensuite mine de le lire à son poste de travail.

Lorsque Zheng Mingyi entra dans la bibliothèque et s’installa dans la zone de travail, il observa Jiang Chijing avec une certaine surprise. « Officier Jiang, vous voulez apprendre la négociation d’actions ? »

« Mh-mh. » répondit Jiang Chijing en fredonnant légèrement, visiblement de bonne humeur.

« Vous n’étiez pas intéressé auparavant ? » demanda Zheng Mingyi.

« J’ai changé d’avis. » Jiang Chijing referma le livre et posa les yeux sur lui. « Tu vas m’apprendre ? »

Zheng Mingyi ne répondit pas immédiatement. Il considéra d’abord le livre, puis Jiang Chijing, comme s’il le trouvait soudainement étrange.

En réalité, Jiang Chijing n’avait aucune intention réelle d’apprendre le commerce d’actions. Il voulait seulement voir Zheng Mingyi pris au dépourvu pour une fois. Malgré ses calculs méticuleux, celui-ci ne devinerait sûrement jamais que Jiang Chijing connaissait déjà son petit secret.

Zheng Mingyi ouvrit lentement la bouche, observant attentivement l’expression de son interlocuteur. « Vous n’avez pas besoin de lire des livres pour apprendre le commerce d’actions. L’expérience compte davantage. »

« Si je ne lis pas de livres, que devrais-je consulter ? » Jiang Chijing tapota son menton un moment. « Ah, je vois. Je vais aller sur les forums. »

À ces mots, il cliqua distraitement sur le navigateur web pour ouvrir le forum de négociation d’actions sur lequel il avait passé la nuit à errer.

« J’ai entendu dire que ce forum est très respecté. Tu le connais? » demanda-t-il.

Aussitôt, la vigilance de Zheng Mingyi se réveilla, et il scruta silencieusement le comportement de Jiang Chijing.

Celui-ci gardait une expression aussi impassible que le mont Tai, sans la moindre obscurité dans son regard, pur et curieux à l’extérieur. Mais en réalité, il riait déjà intérieurement à gorge déployée.

Il comprenait enfin pourquoi Zheng Mingyi aimait tant le taquiner. Il découvrait à présent combien il était agréable de jouer avec quelqu’un.

« Je le connais. » répondit simplement Zheng Mingyi, sans le moindre changement dans sa voix. « De nombreux investisseurs particuliers s’y retrouvent. »

Jiang Chijing poursuivit ses questions : « Tu y vas souvent ? »

Zheng Mingyi le jaugea un instant, puis demanda à son tour : « Qu’en pensez-vous ? »

Jiang Chijing connaissait bien le style de Zheng Mingyi. Dès l’instant où ce dernier répondait par une question, cela signifiait qu’il avait dressé ses défenses.

« Tu le fais probablement. » Jiang Chijing étouffa l’amusement qui lui montait au cœur et répondit d’un visage impassible : « J’ai entendu dire qu’il y avait beaucoup de spécialistes sur ce forum. »

« D’où l’avez-vous entendu ? » demanda brusquement Zheng Mingyi. « Vous avez dit que ce forum faisait autorité ; qui vous a dit ça ? »

Zheng Mingyi passait désormais à l’offensive, exactement comme Jiang Chijing l’avait prévu. Conformément à sa manière d’agir, il n’encaisserait jamais un coup sans riposter.

« Je l’ai vérifié en ligne », déclara calmement Jiang Chijing. « Ce forum ne fait-il pas autorité ? »

Il lui renvoya la question sans détour. Il n’évoqua pas directement le Dieu Go, car avec l’intelligence de Zheng Mingyi, il aurait été immédiatement percé à jour s’il utilisait son atout dès le départ.

Cependant, il sous-estimait encore le niveau de vigilance de son interlocuteur. Zheng Mingyi ne répondit pas à ses questions, ni ne les retourna comme à son habitude. À la place, il fixa directement Jiang Chijing et déclara : « Officier Jiang, vous vous comportez étrangement aujourd’hui. »

« Vraiment ? » Jiang Chijing cligna innocemment des yeux.

« Pourquoi voulez-vous soudainement apprendre la négociation d’actions ? »

« Le directeur m’a dit que ça ne me ferait pas de mal de m’y pencher pendant mon temps libre. »

Jiang Chijing avait préparé ses réponses à l’avance, conscient que les taquineries exigeaient une certaine modération — surtout face à un vieux renard comme Zheng Mingyi. Le moindre faux pas dévoilerait ses pieds d’argile. Il ne poussa donc pas plus loin et demanda négligemment : « Alors tu vas m’apprendre ou pas ? »

« Je vais le faire, » déclara Zheng Mingyi. « Si vous souhaitez apprendre, pourquoi ne vous l’enseignerais-je pas ? »

Son objectif atteint, les coins des lèvres de Jiang Chijing se soulevèrent subtilement.

Il lui fallait une raison légitime d’évoquer le commerce d’actions à l’avenir, afin de créer des occasions de taquiner Zheng Mingyi. Tant que celui-ci ignorait la véritable raison, Jiang Chijing pourrait peu à peu récupérer toutes les pertes encaissées lors des précédentes moqueries.

« Officier Jiang », coupa soudainement la voix de Zheng Mingyi, rompant la joie suspendue à ses lèvres, « avez-vous mangé de la confiture de fraises aujourd’hui ? »

« Hm ? » Jiang Chijing revint au présent et tourna les yeux vers lui. « J’en mange tous les jours. »

« Est-ce le pot que je vous ai donné ? »

« Je n’en ai pas acheté d’autre. » Ne voulant pas que Zheng Mingyi pense à quelque attachement sentimental, Jiang Chijing ajouta : « Ce serait du gâchis, sinon. »

À peine avait-il terminé sa phrase que Zheng Mingyi tendit soudainement la main sur le côté, saisit son visage dans sa paume, et essuya du pouce le coin de ses lèvres.

« Comment cela a-t-il atterri là ? »

Une adoration imperceptible se glissait dans son ton, et ce contraste, juste après que Jiang Chijing se fut montré espiègle, fit courir un frisson inattendu le long de son dos.

« Il y en avait ? » Jiang Chijing essuya machinalement le coin de ses lèvres du revers de la main.

Il était pourtant certain d’avoir léché toute la confiture, mais il avait peut-être oublié un endroit, n’ayant pas utilisé de mouchoir pour s’essuyer correctement.

La quantité oubliée ne devait guère être notable, sinon quelqu’un l’aurait remarqué plus tôt. Mais, avec la proximité à laquelle Zheng Mingyi se trouvait, s’il restait quoi que ce soit sur le visage de Jiang Chijing, cela ne pouvait lui échapper.

« Comment avez-vous procédé ? » demanda Zheng Mingyi. « Je ferai pareil la prochaine fois.»

« J’ai ajouté du jus de citron frais », expliqua Jiang Chijing. « Sinon, la douceur serait trop écœurante. »

En disant cela, il omis complètement un détail : Zheng Mingyi sous-entendait qu’il voulait en refaire pour lui à l’avenir.

« C’est vrai. » Zheng Mingyi baissa les yeux, songeur durant une brève seconde, puis porta brusquement son pouce à ses lèvres et le suça.

Sa mâchoire inférieure bougea, comme si sa langue passait sur son pouce, refusant de gaspiller la moindre trace de saveur.

Un instant plus tard, il abaissa la main et regarda Jiang Chijing. « Je ne peux pas le goûter. »

N’était-ce pas naturel ?

Jiang Chijing, légèrement étourdi, détourna précipitamment le regard, ne voulant pas laisser les pensées salaces qui refaisaient surface s’installer dans son esprit. Cependant, à ce moment précis, il remarqua une lueur étrange dans les yeux de Zheng Mingyi. Ce dernier fixait intensément ses lèvres, comme s’il disait silencieusement : Puisque je ne peux pas goûter avec mon pouce, laisse-moi goûter tes lèvres.

Une pensée singulière jaillit alors dans l’esprit de Jiang Chijing. Était-il possible que, pendant qu’il brassait des images suggestives dans son imagination, l’esprit de Zheng Mingyi se vautrait lui aussi dans le caniveau ?

« Qu’est-ce que tu regardes ? » demanda-t-il en se penchant subtilement vers les fenêtres. «Ça m’est venu à l’esprit… Il n’y aura pas de prochaine fois. J’irai en acheter moi-même au supermarché. »

« À quoi bon ? » Zheng Mingyi détacha enfin son regard des lèvres de Jiang Chijing. « Je peux en refaire pour vous. »

« Tu n’as pas d’autres choses à faire ? » répliqua Jiang Chijing avec sérieux.

« Non », répondit simplement Zheng Mingyi. « Vous savez que je suis très libre. »

C’était vrai ; comparée à sa vie passée d’élite sociale, l’existence actuelle de Zheng Mingyi était bien moins chargée. Les lumières s’éteignaient à dix heures du soir, on se levait à six heures du matin, et hormis les trois heures de pause dans l’après-midi, le reste du temps était dédié à la culture de fraisiers à perte de vue.

Il se trouvait justement que cette période coïncidait avec la saison de fructification des fraises à la prison de Southside. S’il avait été à la place de Zheng Mingyi, Jiang Chijing aurait lui aussi cherché quelque chose pour s’occuper.

« Alors n’ajoute pas autant de sucre la prochaine fois », dit Jiang Chijing.

« D’accord. »

Après cette longue conversation, la banque centrale avait déjà publié les nouvelles statistiques. Comme à l’accoutumée, Jiang Chijing les lut à haute voix pour Zheng Mingyi. Mais une fois terminé, celui-ci le fixa soudainement et demanda : « Par où voulez-vous commencer ? »

« Commencer ? »

Jiang Chijing supposa un instant que les pensées de Zheng Mingyi s’étaient encore mises à sauter dans tous les sens, avant de l’entendre préciser : « Vous ne vouliez pas apprendre le commerce d’actions ? »

« Euh… » Jiang Chijing avait presque oublié. Après tout, il n’avait évoqué ce sujet que pour taquiner Zheng Mingyi, sans jamais le prendre au sérieux. Mais face à la solennité avec laquelle Zheng Mingyi abordait désormais ce rôle, il se vit contraint de redresser le cou et demanda : « Qu’est-ce qui fait changer les cours des actions ? »

« C’est simple. Le prix monte quand beaucoup de gens achètent, et il descend quand beaucoup vendent », répondit Zheng Mingyi.

Jiang Chijing poursuivit : « Alors, comment analyses tu si une action va monter ou baisser ?»

« Ça dépend de plusieurs facteurs », expliqua-t-il. « Je vais d’abord vous apprendre à lire un graphique en chandeliers. »

Zheng Mingyi fit alors glisser la souris tout en détaillant à Jiang Chijing la signification des différents chiffres à l’écran. Comme il était assis plus près de celui-ci, Jiang Chijing dut pencher la tête pour pouvoir suivre.

À ce moment-là, Zheng Mingyi commentait les données affichées de son côté de l’écran. En raison de la réflexion de la lumière, Jiang Chijing eut du mal à lire, et fut contraint de rapprocher son corps de Zheng Mingyi — à tel point que la pointe de ses cheveux effleura les oreilles de l’autre homme.

Zheng Mingyi inclina légèrement la tête, posa son regard sur lui, puis relâcha la souris pour entourer ses épaules d’un bras avant de reprendre sa démonstration.

« Vous voyez mieux, maintenant ? »

Effectivement, Jiang Chijing se trouvait plus proche de l’écran. Mais la véritable question était : comment s’était-il retrouvé ainsi dans les bras de Zheng Mingyi ?

Ses épaules étaient pressées contre la poitrine de l’autre, dans une posture qui aurait parfaitement convenu à un couple de jeunes tourtereaux.

Instinctivement, Jiang Chijing tourna la tête pour regarder le bras qui l’enlaçait. Mais à cet instant précis, Zheng Mingyi lâcha brusquement la souris et appuya une main sur le côté de son visage, repoussant doucement sa tête vers l’avant.

« Concentrez-vous », dit-il simplement.

Comment était-il censé se concentrer dans ces conditions ?

Jiang Chijing ne put s’empêcher de trouver cela étrange. Depuis quand, au juste, lui et Zheng Mingyi étaient-ils devenus aussi familiers ?

« Tu enseignes à d’autres gens comment trader comme ça, toi ? » lança-t-il en fronçant les sourcils.

« Bien sûr que non », répondit Zheng Mingyi. « C’est un traitement spécial pour l’officier Jiang. » Il marqua une pause, puis ajouta : « Ou alors, vous pouvez vous asseoir sur mes genoux. Vous verrez l’écran encore plus clairement. »

« Il n’y a pas besoin de ça. » Jiang Chijing lança un regard noir à Zheng Mingyi, puis fit semblant de se replonger sérieusement dans son apprentissage. « Et à quoi sert ce numéro ? »

Jiang Chijing devait bien l’admettre : un léger regret commençait à poindre.

Il n’éprouvait qu’un intérêt très relatif pour le marché boursier, et ne s’était attribué ce rôle d’apprenti que pour taquiner Zheng Mingyi. Il ne s’était pas attendu à ce que ce dernier prît goût à l’enseignement au point de s’y investir totalement, expliquant patiemment chaque terme comme un véritable professeur. Jiang Chijing se crut un instant retourné sur les bancs de l’école.

Il jeta fréquemment un coup d’œil à sa montre, et lorsque les aiguilles indiquèrent enfin neuf heures et demie, il se redressa aussitôt.

« Le temps est écoulé, on en reparlera une autre fois. »

« Il y a un point essentiel : il faut garder son sang-froid lorsqu’on négocie des actions. Il ne faut pas simplement sauter aveuglément— »

« Professeur Zheng, ça suffit pour aujourd’hui », l’interrompit vivement Jiang Chijing. « On continuera demain, ce ne sera pas trop tard. »

Zheng Mingyi le fixa, avant de demander : « Comment m’avez-vous appelé ? »

« Professeur Zheng. »

Le camarade Zheng, titulaire d’un simple diplôme de lycée, sembla particulièrement satisfait de ce titre, et relâcha enfin la souris. « Alors à cet après-midi. »

« Pas cet après-midi », répliqua Jiang Chijing. « Il y a une visite de responsables gouvernementaux et de cadres d’entreprise. Je dois les accompagner. »

Il arrivait que des délégations viennent inspecter la prison, généralement dans une optique de prévention du crime. Normalement, c’était le directeur qui recevait ces groupes, mais Jiang Chijing soupçonnait que cette visite avait un rapport avec Zheng Mingyi, ce qui expliquerait pourquoi le directeur avait insisté pour qu’il l’accompagne.

Après l’avoir écouté, Zheng Mingyi demanda d’un ton pensif : « Ils veulent voir le hangar à fraisiers ? »

« Ouais, ton affaire a été pas mal médiatisée. Tu sais comment ça fonctionne. »

Il était difficile pour les visiteurs de ressentir une quelconque compassion envers des détenus inconnus. En revanche, voir de leurs propres yeux la vie carcérale d’un visage qu’ils avaient aperçu dans les journaux ou à la télévision avait un effet dissuasif beaucoup plus fort.

« Si tu ne veux pas, tu peux en parler au directeur », dit Jiang Chijing. « Il acceptera probablement ta demande. »

Zheng Mingyi resta silencieux un moment, avant de demander : « Vous venez au hangar vous aussi, cet après-midi ? »

« Ouais », répondit Jiang Chijing.

« Génial », dit alors Zheng Mingyi. « Je cueillerai des fraises pour que vous puissiez les manger.»

Une fois encore, Jiang Chijing ne parvint pas à suivre le raisonnement étrange de Zheng Mingyi.

Il allait servir de bête de foire pour les visiteurs. Et pourtant, ce que Zheng Mingyi retenait de tout cela… c’était la cueillette des fraises ?

 

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L’auteur a quelque chose à dire :

L'esprit de Zheng Zheng est bien plus salace que celui de Jiang Jiang.

 

Traducteur: Darkia1030

 

 

 

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