Restricted area -Chapitre 17 – Blague

 

Jiang Chijing n'était pas habitué à l’absence de cette silhouette familière dans la bibliothèque, et un léger malaise l’envahit.
Les détenus allaient et venaient sans cesse.
Un jour, quelqu’un sortait de prison, demain, un autre était transféré dans un autre établissement. Personne ne trouverait qu'il y ait la moindre bizarrerie.
Mais, peut-être, Zheng Mingyi était-il un peu spécial. Après tout, ils n’étaient qu’à quelques pages de terminer les techniques de plantation de fraisiers, et Jiang Chijing avait constamment l’impression d’avoir laissé quelque chose inachevé.

Durant les derniers jours, Yu Guang ne cessa de trouver des prétextes pour se rendre à l’infirmerie. Jiang Chijing ignorait combien de fois il avait dit à Luo Hai de ne pas trop gâter cet enfant, mais, dès l’instant où Yu Guang appelait avec impatience « Dr. Luo », Luo Hai lui permettait, en dépit du règlement, d’utiliser son ordinateur.

« Tu vas vraiment le gâter, » déclara Jiang Chijing. « Depuis quand un détenu bénéficie-t-il d’autant de liberté ? »

« Tu le connais. C’est juste un gamin stupide, il n’a pas mauvais cœur. » C’était l’excuse que Luo Hai répétait inlassablement.

Jiang Chijing poussa un soupir, ne sachant trop que répondre.

Le type de Luo Hai correspondait exactement à ce genre de petit frère, surtout ceux qui demandaient qu’on prenne soin d’eux. Les préférences d’un être humain s’imprimaient dans les os comme des gènes ; elles ne changeaient pas facilement. Jiang Chijing avait lui aussi ses propres inclinations, et savait donc qu’il n’était pas en position de dicter à Luo Hai sa conduite.

« Hé. » Derrière l’ordinateur, Yu Guang s’effondra sur la chaise de bureau, l’air déconfit, les yeux rivés au plafond, et déclara : « Le Dieu du Go a de nouveau disparu. »

« Cela ne fait que quelques jours. Il te manque déjà à ce point ? » demanda Luo Hai.

« Il n’a répondu à aucun de mes messages, » se plaignit Yu Guang, découragé. « D’habitude, il me répond toujours. Je ne comprends pas ce qui se passe cette fois. »

« Peut-être que ton idole ne veut plus s’occuper de toi. » Jiang Chijing connaissait les pensées de Luo Hai ; voyant Yu Guang si obsédé par quelqu’un d’autre, il ne put s’empêcher de se moquer de ce morveux ingrat.

« Il est en réalité trop paresseux pour répondre aux autres. Mais moi, je suis un fan de la première heure, il me traite différemment. »

Eh bien. Le filtre « idole » de ce gamin était décidément trop épais. Jiang Chijing tapota l’épaule de Luo Hai en signe de consolation.

« Il est fort probable que les capitalistes aient jeté leur dévolu sur lui. » Yu Guang se redressa, l’expression grave, en pleine analyse. « Quelqu’un qui divulgue la volonté du ciel comme lui doit être une épine dans le pied des capitalistes. Peut-être a-t-il même déjà été emprisonné. »

Yu Guang, ce gamin, avait toujours adoré les théories du complot. Mais à l’évocation d’une incarcération, de manière déroutante, Jiang Chijing pensa inexplicablement à Zheng Mingyi.
Il y avait tant de grands dieux de la bourse ; cela ne pouvait pas être une telle coïncidence, non ?
Et pourtant… les dates semblaient correspondre…

« Tu crois vraiment à ces élucubrations ? » lança Luo Hai en donnant un coup de coude à Jiang Chijing, interrompant le fil de ses pensées. « Cette idole ne veut probablement plus traîner sur le forum. »

Il existait toutes sortes de groupes en ligne, chacun répondant à une passion bien particulière. Pourtant, la vie réelle pouvait interférer et faire évoluer les centres d’intérêt de quelqu’un.
En y repensant, Jiang Chijing avait aussi eu des amis en ligne, mais il avait pratiquement perdu contact avec eux tous à présent.

« Il a dû arriver quelque chose à mon idole. » Yu Guang refusait visiblement de croire aux propos de Luo Hai. « Je dois l’aider. »

« Tu en es sûr ? » Jiang Chijing reprit la conversation. « As-tu oublié la mission pour laquelle tu es revenu en prison ? »

« Quelle mission ? » demanda Luo Hai.

Jiang Chijing avait bien dit qu’il lui en parlerait, mais il n’y avait jamais vraiment prêté attention, et avait fini par oublier cette affaire.

Ignorant le regard brûlant de Yu Guang, il s’adressa à Luo Hai pour lui révéler le plan de l’enfant : provoquer Zheng Mingyi.
Désormais, tout le monde pouvait voir que Luo Hai était vraiment furieux.

« Tu sais à quel point il est dangereux, n’est-ce pas ? Et tu veux toujours chercher les ennuis? » s’enflamma Luo Hai, réprimandant Yu Guang sans détour. « Regarde Old Nine, regarde Chen Er. Tu ne t’es blessé qu’à la cheville cette fois-là, mais si tu continues, il pourrait te frapper si fort que tu finirais infirme à vie. »

« Si je deviens infirme, » murmura doucement Yu Guang, « tu prendras soin de moi, n’est-ce pas, Dr Luo ? »

« Est-ce que tu m’écoutes vraiment ? »

« Héhé, le Dr Luo est le meilleur », cajola Yu Guang en ricanant.

« Sors. » Luo Hai désigna la porte. « Ne viens pas traîner ici quand tu n’as rien de mieux à faire. »

« Allez, ne t’inquiète pas, Dr Luo. » Yu Guang se tassa dans la chaise, refusant de bouger. «Ce méchant est toujours enfermé en confinement, comment pourrais-je le provoquer ? »

Jiang Chijing observa ces deux plaisantins se chamailler, se sentant soudainement un peu de trop.
Après tout, Zheng Mingyi devait sortir du confinement le lendemain matin.
Il lui avait bien dit, autrefois, qu’il viendrait lui parler s’il en avait l’envie. En réalité, il n’y était encore jamais allé, non par manque d’humeur, mais tout simplement par paresse.

Cependant, l’ennui s’empara de lui ce jour-là. Jiang Chijing y réfléchit un instant, fit ses adieux à Luo Hai, puis partit à la bibliothèque récupérer l’ouvrage sur les techniques de plantation de fraisiers qu’il n’avait pas encore terminé.

Le bloc A se trouvait à l’extrémité du complexe, bien plus éloigné que les bâtiments administratifs. Jiang Chijing emprunta le couloir de communication du deuxième étage et croisa en chemin de nombreux collègues, intrigués de le voir ainsi déambuler dans les blocs cellulaires.
Il se contenta de répondre qu’il avait quelque chose à faire, supportant les regards insistants tandis qu’il approchait des cellules d’isolement.

C’était aussi pour cela que Jiang Chijing rechignait à venir voir Zheng Mingyi : le bloc A était trop éloigné, et cette simple marche depuis la bibliothèque l’obligeait à saluer un nombre incalculable de collègues.
Ce n’était pas comme si discuter avec Zheng Mingyi relevait du secret. Il tenait le livre serré sous son bras ; si l’on l’interrogeait, il pourrait toujours prétendre qu’il faisait étudier le détenu.

L’humeur de Zheng Mingyi semblait visiblement plus sombre que deux jours auparavant. Lorsque Jiang Chijing ouvrit le guichet, il se pencha avec nonchalance et le salua : « Vous êtes là, Officier Jiang. »

On percevait dans sa voix une légère plainte, comme s’il lui demandait pourquoi il n’était venu que maintenant.

Tout comme la dernière fois, Jiang Chijing s’adossa à la porte. Il feuilleta le livre entre ses mains et demanda avec désinvolture : « C’est agréable, le confinement ? »

« Pas vraiment », répondit Zheng Mingyi.

Jiang Chijing avait vu des détenus sombrer mentalement dans ces cellules d’isolement, et savait que ce n’était pas un lieu où l’on pouvait demeurer sans en souffrir. Cela en disait long sur la sévérité que Zheng Mingyi s’imposait, échangeant soixante-douze heures de confinement contre une cellule individuelle.

« Si cela ne te fait pas de bien, cesse donc de créer des problèmes », déclara Jiang Chijing.

« Mm-hmm. »

Jiang Chijing retrouva la page où il s’était arrêté, s’éclaircit la gorge et commença à lire : «Recettes de confiture de fraises… »

« Officier Jiang, » l’interrompit Zheng Mingyi, « vous faites l’effort de venir ici et vous décidez de me faire la lecture ? »

« Sionon quoi ? »

Ce n’était pas comme si Jiang Chijing venait rendre visite à un voisin. Dès le départ, avec son statut, il n’avait aucune obligation de discuter avec Zheng Mingyi.

Ce dernier sembla en prendre conscience et répondit, d’un ton détaché : « Allez-y, alors. »

Plutôt que de l’appeler Techniques de plantation des fraisiers, on aurait mieux fait de parler d’un livret.
Sans modulation, Jiang Chijing lut chaque mot avec monotonie, laissant parfois son esprit dériver au rythme du léger frottement qui émanait de l’autre côté de la porte en fer.

Zheng Mingyi devait probablement y avoir appuyé sa tête, et chacun de ses mouvements faisait crisser ses vêtements ou ses cheveux contre le métal, transmettant de faibles vibrations à travers la porte jusqu’au dos de Jiang Chijing, le chatouillant étrangement.

Au bout d’un long moment, Jiang Chijing lut enfin le dernier mot du livre. Il le referma, consulta l’heure, puis s’adressa à la petite fenêtre : « Fini. »

« Vous avez terminé ? » La voix de Zheng Mingyi résonna derrière la porte. « Alors relisez-le-moi depuis le début. »

Les lèvres de Jiang Chijing se contractèrent. « Est-ce que j’ai l’air de m’ennuyer tant que ça?»

Zheng Mingyi répondit : « Je m’ennuie. »

Et il proclama cette raison avec une conviction parfaitement assumée dans le ton.

Jiang Chijing demeura assis sans bouger, mais il ne répondit pas non plus. De toute façon, il était hors de question qu’il relise ce livre.

Zheng Mingyi savait probablement que Jiang Chijing n’était pas un homme particulièrement patient ; aussi ne s’attarda-t-il pas, changeant de sujet pour demander à la place : « Alors racontez-moi une blague, Officier Jiang. »

Cette requête paraissait un peu plus raisonnable. Le problème, c’était—

« Je ne sais pas raconter de blagues », déclara Jiang Chijing.

« Comment ça, Officier Jiang ? » Zheng Mingyi semblait sincèrement étonné. « Vous ne connaissez même pas une seule blague ? »

La manière dont il formula cela laissait entendre que Jiang Chijing n’était pas tout à fait normal. Celui-ci en vint même à douter de lui-même un instant : raconter une blague serait-il une compétence sociale humaine de base ?

Jiang Chijing se croyait pourtant doté de capacités sociales décentes. Il entretenait des relations cordiales avec tous ses collègues. À l’inverse, c’était Zheng Mingyi qui avait une logique déconcertante, parvenant à irriter quiconque en quelques phrases seulement ; et voilà qu’il se permettait de se moquer de lui parce qu’il ne savait pas faire rire ?

En repensant à ces quelques confrontations où il s’était laissé dominer, une irritation sourde monta en lui.

« Très bien. Je vais te raconter une histoire comique (hua ji). » dit Jiang Chijing. « Il était une fois un poulet (ji). Il glissa (hua) en bas d’une montagne. »

Lorsqu’il eut terminé, un silence pesant s’installa.

Zheng Mingyi demanda, incertain : « Officier Jiang, c’est tout pour votre histoire de poulet glissant (hua ji) ? »

« Ouais », répondit Jiang Chijing. « Tu ne trouves pas ça drôle ? Moi, je trouve ça hilarant. »

Malgré ses paroles, Jiang Chijing ne souriait même pas en disant cela.

Le silence retomba. Pendant de longues secondes, il n’y eut pas un seul son derrière la porte de fer. Jiang Chijing regretta aussitôt. Après tout, chacun avait son propre sens de l’humour ; et Zheng Mingyi n’avait certainement pas les circuits cérébraux d’une personne normale. Pourquoi s’était-il lancé dans une telle confrontation avec lui ?

Mais à ce moment précis, Jiang Chijing entendit un léger rire, suivi d’un long éclat de rire prolongé. Même durant la demi-année qu’il avait passée à observer Zheng Mingyi en secret, jamais il ne l’avait vu rire avec une telle allégresse.

« Officier Jiang. » Zheng Mingyi peina à contenir son hilarité. « Avez-vous toujours été aussi mignon en privé ? »

Les sourcils de Jiang Chijing se froncèrent aussitôt. Il détestait qu’on le qualifie de mignon. Après tout, c’était un homme adulte d’un mètre quatre-vingts ; sur son corps entier, quel endroit pouvait bien être considéré comme mignon ?

Cela ne pouvait vouloir dire qu’une chose : sa matraque n’avait pas encore frappé Zheng Mingyi. Autrement, celui-ci n’aurait jamais osé prononcer de telles paroles.

« Je m’en vais. » Jiang Chijing se leva, épousseta son pantalon, et refusa d’adresser un mot de plus à Zheng Mingyi, qui n’avait toujours pas cessé de rire.

*

Un nouveau jour se leva. Tandis que Jiang Chijing distribuait le courrier au bloc A, il croisa Zheng Mingyi, qui sortait tout juste de la cellule d’isolement.

Il suivait un gardien, portant ses affaires personnelles. Il devait être transféré dans sa nouvelle cellule.

Enfermé dans le bloc A, Old Nine lança des moqueries. Un chœur de voix hostiles résonna dans les couloirs, mais Zheng Mingyi n’y prêta aucune attention, gardant les yeux fermement fixés devant lui. Son regard ne s’arrêta que quelques secondes pour saluer lorsqu’il aperçut Jiang Chijing.

Le superviseur du bloc frappa la balustrade avec sa matraque, et la foule se calma aussitôt.

Jiang Chijing ne resta pas plus longtemps. Il termina la distribution du courrier à son rythme habituel, puis retourna au bloc administratif.

Ce jour-là, Jiang Chijing fut un peu plus occupé que d’habitude. Il devait encore consacrer du temps à délivrer une leçon pour Zheng Mingyi, une fois que ce dernier aurait terminé ses corvées en cellule.

Il s’agissait cette fois d’un véritable cours de rééducation, spécialement conçu pour les détenus à tendance perturbatrice. Si Zheng Mingyi persistait à nourrir des idées dangereuses, alors Jiang Chijing pourrait le signaler au superviseur du bloc, ce qui prolongerait son séjour en cellule d’isolement.

« Ne va pas plaider en sa faveur », l’avertit Luo Hai.

Jiang Chijing ne prit même pas la peine de se justifier. Il nia d’un ton désinvolte : « Je ne le ferai pas. »

À cet instant, Zheng Mingyi apparut à la porte de la bibliothèque, toujours les poignets entravés par des menottes — une mesure spéciale imposée aux détenus du bloc A, qui devaient être menottés durant tout déplacement entre les zones.

« Attends-moi dans la salle de réunion du rez-de-chaussée », déclara Jiang Chijing.

Le gardien chargé d’escorter Zheng Mingyi s’efforça de le faire avancer, mais celui-ci refusa de bouger. Il s’arrêta, puis demanda à Jiang Chijing : « Est-ce que l’officier Jiang va me raconter aussi une blague aujourd’hui ? »

Avant que Jiang Chijing ne puisse répondre, Luo Hai, à ses côtés, le fixa comme s’il venait de voir un fantôme. « Tu lui as sérieusement raconté une blague ?! »

Les oreilles de Jiang Chijing s’empourprèrent aussitôt. Agacé, il rétorqua : « Je ne l’ai pas fait! »

 

Traducteur: Darkia1030

 

 

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