Restricted area - Chapitre 15 - Idole
Depuis que Jiang Chijing avait commencé à travailler ici, l’ordinateur de la bibliothèque était doté d’un mot de passe par défaut : 1234.
Normalement, personne n’entrait dans sa zone de travail, et encore moins utilisait cet ordinateur, aussi Jiang Chijing ne prit-il jamais la peine de changer ce mot de passe.
Rétrospectivement, c’était probablement une mauvaise décision. 1234 était un mot de passe si simple que, dès l’instant où Zheng Mingyi y prêterait la moindre attention, il pourrait facilement le deviner à partir des mouvements de la main de Jiang Chijing.
Jiang Chijing cliqua sur les sept sous-dossiers les uns après les autres – ce ne fut qu’après s’être assuré que l’icône du logiciel de surveillance était toujours dissimulée et indétectable qu’il expira de soulagement.
Par précaution, Jiang Chijing avait pris soin de dissimuler ce logiciel. Il croyait que, même si Zheng Mingyi avait effectivement utilisé son ordinateur durant son absence, il ne serait jamais capable de découvrir l’endroit où se trouvait le programme.
Il ouvrit le navigateur web. Aucun nouvel historique de navigation n’apparaissait.
Zheng Mingyi aurait-il simplement effleuré la souris par accident ?
Impossible. D’après leurs interactions des derniers jours, Jiang Chijing était bien plus enclin à croire que Zheng Mingyi avait bel et bien utilisé son ordinateur, et qu’il avait ensuite effacé son historique de navigation.
Mais alors, qu’avait-il pu bien faire en ligne ?
Il n’y avait aucune application de médias sociaux sur cet ordinateur. La seule chose envisageable était de naviguer sur Internet.
La plupart des gens utilisaient le web pour rechercher des informations. S’il s’agissait simplement des nouvelles financières que Zheng Mingyi recevait chaque jour, pourquoi aurait-il eu besoin de dissimuler cela ?
Jiang Chijing pensa rapidement à une autre possibilité : celle où l’on supprimerait délibérément son historique après consultation – les sites web pornographiques.
… Était-ce vraiment possible ?
Jiang Chijing rumina toute la journée, mais il ne parvint pas à résoudre le mystère. Même lorsqu’il distribua le courrier dans les blocs cellulaires le lendemain, son esprit resta accaparé par l’idée de ce que Zheng Mingyi avait bien pu faire avec son ordinateur.
Le bloc C se trouvait juste à côté du bloc administratif, et la cellule de Zheng Mingyi était située à l’entrée du couloir. Chaque fois que Jiang Chijing passait du bloc administratif au bloc C, il croisait toujours en premier la cellule de Zheng Mingyi.
Mais ce jour-là, chose étrange, lors des corvées matinales, il constata que Zheng Mingyi n’était pas dans sa cellule.
« 1017 ? Il a été transféré au bloc B », déclara le superviseur du bloc C à Jiang Chijing.
« Si vite ? » demanda ce dernier.
Les nouveaux arrivants passaient généralement au moins un mois dans la « zone des débutants », voire davantage, avant d’être transférés dans les cellules ordinaires. Or, cela faisait à peine deux semaines que Zheng Mingyi était entré en prison. En toute logique, il n’aurait pas dû être transféré aussi tôt.
« Parce que Old Nine est de retour », répondit le superviseur en baissant la voix. « Les gars de la cellule 1017 ont refusé de partager leur cellule avec lui, sans doute influencés par Old Nine. »
La plupart des nouveaux détenus cherchaient à faire profil bas pour éviter les ennuis. Si Old Nine donnait l’ordre d’ostraciser Zheng Mingyi, alors, quelle que soit la cellule du bloc C dans laquelle il serait affecté, les prisonniers protesteraient.
« N’est-ce pas dangereux de le transférer au bloc B ? » demanda Jiang Chijing, les sourcils froncés.
Même si Old Nine se trouvait dans le bloc A voisin, le bloc B était un vaste mélange, où l’on trouvait sans difficulté quelques-uns de ses laquais.
« Ils garderont un œil sur lui », répondit le superviseur. « On l’a déjà assigné à la cellule la plus sûre. »
Jiang Chijing accéléra malgré lui le pas en livrant le courrier, sans même prendre la peine d’échanger quelques plaisanteries avec les détenus qui l’accueillaient. Après avoir fait le tour du bloc B, il trouva enfin Zheng Mingyi dans l’une des cellules d’angle du rez-de-chaussée.
Les cinq détenus partageant la cellule avec lui semblaient tous assez décents. Un seul, nommé Chen Er, était affilié à Old Nine ; Jiang Chijing les avait déjà vus jouer aux cartes dans la salle de récréation.
Mais tant qu’il ne s’agissait pas d’un groupe de quatre ou cinq ligués contre une seule personne, si ce n’était que Chen Er, Jiang Chijing estimait que Zheng Mingyi saurait se débrouiller seul.
Il expira doucement de soulagement, échangea un regard avec Zheng Mingyi dans la cellule, puis reprit son rythme habituel et continua à livrer le reste du courrier.
À neuf heures, Zheng Mingyi se présenta ponctuellement à la porte de la bibliothèque.
De son côté, Jiang Chijing venait de remonter de la salle du courrier, située au rez-de-chaussée. Il pêcha la clé pour déverrouiller la bibliothèque, demandant avec désinvolture : « Tu t’es déjà habitué ? »
« Ce n’est pas trop mal », répondit Zheng Mingyi en calquant son rythme sur celui de Jiang Chijing. « Merci de vous en soucier, Officier Jiang. »
Jiang Chijing jeta un coup d’œil rapide à Zheng Mingyi, voulut dire qu’il ne se souciait pas de lui, mais il fut trop paresseux pour ouvrir la bouche et entra directement dans son espace de travail.
Lorsqu’il saisit le mot de passe cette fois-là, il déplaça délibérément le clavier sur le côté, tapant une chaîne de caractères complexe et insensée, si élaborée qu’il parvenait à peine à s’en souvenir lui-même.
Rien de tout cela n’échappa au regard attentif de Zheng Mingyi, et c’était précisément ce que voulait Jiang Chijing : il tenait à ce que Zheng Mingyi sache qu’il avait changé son mot de passe.
Selon toute logique, Zheng Mingyi devait à présent réfléchir à la manière dont il s’était trahi, et rester sur le qui-vive. Cependant, à la surprise de Jiang Chijing, ce fut Zheng Mingyi lui-même qui aborda le sujet en demandant : « Avez-vous changé votre mot de passe, Officier Jiang ? »
Tu as le culot de demander ça ?
Jiang Chijing répondit avec intention : « Bien sûr. Juste au cas où quelqu’un toucherait à mon ordinateur. »
Il avait été si clair qu’il pensait que, quoi qu’il arrive, Zheng Mingyi devrait à présent se sentir coupable.
Mais au lieu de cela, non seulement Zheng Mingyi ne montra aucune réaction notable, il hocha même la tête avec approbation et dit : « C’est probablement pour le mieux. Le mot de passe précédent était d’un niveau un peu faible. »
Jiang Chijing, « …… »
En résumé, la conversation entre les deux pouvait se condenser à ceci —
Jiang Chijing : Je sais que tu as touché à mon ordinateur.
Zheng Mingyi : Qui met encore un mot de passe aussi basique ?
Jiang Chijing tourna la tête vers les fenêtres, ferma les yeux et expira lentement, tentant de calmer sa frustration refoulée.
Zheng Mingyi admettait, en substance, qu’il avait touché à l’ordinateur de Jiang Chijing. Mais, ne croyant pas que ce dernier puisse lui faire quoi que ce soit, il ne ressentait pas la moindre once de culpabilité.
Ce sentiment refit surface : Zheng Mingyi agitait sa queue touffue, imperturbable, sans jamais laisser Jiang Chijing l’attraper.
« Officier Jiang », dit Zheng Mingyi en le touchant légèrement du genou. « C’est l’heure à laquelle la banque centrale publie les statistiques. »
Jiang Chijing saisit enfin une occasion de reprendre l’avantage, et déclara avec irritation : «Lis-les toi-même ! »
« Vous savez que je ne peux pas », répondit Zheng Mingyi. « Êtes-vous fâché contre moi ? »
Jiang Chijing ne répondit pas.
« D’accord », dit Zheng Mingyi, impuissant. « Alors je vais devoir me forcer à lire. »
Il ouvrit les pages web, fixa quelques lignes pendant un long moment, mais ne fit jamais défiler vers le bas. Même si Jiang Chijing tenait un journal entre ses mains, son regard demeurait rivé à l’écran de l’ordinateur.
Peu après, Zheng Mingyi tourna soudainement la tête. Jiang Chijing détourna aussitôt les yeux pour les reporter sur son journal.
« Officier Jiang, parmi ces deux lignes, laquelle indique l’indice des prix à la consommation ?» demanda Zheng Mingyi.
Imperturbable, Jiang Chijing continua de lire son journal, faisant la sourde oreille à sa question.
Ils demeurèrent dans une impasse pendant un moment. Finalement, Zheng Mingyi expira, adoucissant son ton : « Ne vous fâchez pas, Officier Jiang, je m'excuse. »
D'accord.
Il ne s’était pas attendu à ce que ce loup à queue touffue sache lui montrer son ventre. Jiang Chijing dut admettre qu’il se sentait un tout petit peu radouci.
« Où ? » demanda-t-il en posant son journal, prenant des airs.
« Ces quelques lignes », indiqua Zheng Mingyi en levant le menton. « Lisez-les-moi toutes. »
Pendant que Zheng Mingyi observait le marché boursier, les deux parvinrent essentiellement à coexister en paix. Jiang Chijing continua de lire les Techniques de plantation de fraisiers tandis que Zheng Mingyi analysait les tendances des actions, sans échanger un mot.
Quelqu’un avait un jour affirmé que les hommes étaient les plus séduisants lorsqu’ils se concentraient sur leur travail. Bien que l’étude de la bourse par Zheng Mingyi en prison ne pût vraiment être considérée comme un travail, l’allure qu’il avait lorsqu’il était plongé dans ses pensées s’avérait particulièrement attirante.
Qu’il s’agisse de boxer ou d’analyser posément, dès lors qu’il se concentrait, il dégageait toujours quelque chose de différent.
Bientôt, neuf heures et demie sonnèrent. Avant que Zheng Mingyi ne parte, à l’improviste, et se surprenant lui-même, Jiang Chijing l’interpella et lui dit : « Sais-tu qu’Old Nine est revenu de l’hôpital ? »
Zheng Mingyi s’arrêta net. Il tourna la tête vers Jiang Chijing et répondit : « Ouais, je sais. »
« Fais attention à Chen Er », l’avertit Jiang Chijing. « Il traîne avec Old Nine. »
Zheng Mingyi baissa les yeux, se tut un instant, puis se retourna vers lui. Il demanda : «Quelle est sa charge ? »
Jiang Chijing répondit : « Viol. »
Pensif, Zheng Mingyi hocha la tête, puis quitta la bibliothèque.
Bien que Jiang Chijing n’osât prétendre avoir une compréhension approfondie de Zheng Mingyi, son intuition lui souffla que la question de ce dernier sur le crime de Chen Er n’était nullement anodine. Un vague malaise s’agita dans son cœur. Mais à ce moment précis, un cri soudain retentit depuis l’infirmerie située en face.
« Ça fait très mal, Dr Luo ! »
Jiang Chijing se rendit à la porte de l’infirmerie et s’appuya contre le cadre. Il observa Yu Guang, assis sur un lit d’hôpital rudimentaire, et lança : « Comment as-tu pu te faire frapper juste après ton arrivée ? »
Des ecchymoses visibles parsemaient les commissures des lèvres de Yu Guang. Luo Hai fronçait les sourcils tout en lui appliquant le médicament avec douceur.
« Les autres de sa cellule le trouvaient trop bruyant. » L’expression de Luo Hai restait sombre, mais ses gestes demeurèrent délicats.
Jiang Chijing ne put s’empêcher de se sentir amusé. « Tu ne peux donc jamais rester tranquille ? »
« Non, tu ne comprends pas. Le Dieu du Go est réapparu. » Yu Guang esquiva le coton-tige que tenait Luo Hai, bavardant sans relâche avec Jiang Chijing. « Le Dieu du Go avait disparu depuis super longtemps, mais il a enfin refait surface sur les forums hier ! »
(NT : allusion au jeu de go, jeu d’échecs chinois basé sur le contrôle de territoire, considéré comme l’un des jeux les plus stratégiques et complexes au monde, ce qui renforce ici l’image d’un maître surdoué)
Ne comprenant rien, Jiang Chijing se tourna vers Luo Hai. « Qui est le Dieu du Go ? »
Luo Hai plaqua Yu Guang contre le matelas, stoppant ses mouvements agités, puis répondit à Jiang Chijing : « C’est un grand dieu sur ce foutu forum. »
« Qu’est-ce que tu veux dire par ce foutu forum ? » s’indigna Yu Guang. « C’est le forum de négociation d’actions le plus célèbre de tous les temps, compris ? »
En entendant cela, Jiang Chijing saisit immédiatement une échappatoire, arqua les sourcils et demanda à Luo Hai : « Tu lui as laissé utiliser ton ordinateur hier ? »
« Ahem », s’éclaircit Luo Hai d’un ton gêné. « J’étais là pour le surveiller, afin qu’il ne fasse rien d’interdit. »
Il y avait effectivement un ordinateur à l’infirmerie. Naturellement, les détenus n’étaient pas censés y accéder, encore moins Yu Guang, qui était un hacker. Jiang Chijing ne s’attendait pas à ce que Luo Hai se montre aussi peu rigide face à cet enfant.
« Ce n’est pas la question. Tu ne sais vraiment pas qui est le Dieu du Go ? » demanda Yu Guang.
Jiang Chijing l’ignorait sincèrement. Après tout, il ne s’adonnait pas à la spéculation boursière.
D’après Yu Guang, le Dieu du Go était une figure légendaire sur les forums de négociation, ayant prédit un krach boursier majeur il y avait plusieurs années. Il analysait les marchés chaque semaine, partageait ses prévisions sur le forum et conseillait les investisseurs particuliers, attirant une vaste communauté de fidèles.
Mais un peu plus d’un mois auparavant, le Dieu du Go disparut brusquement. Beaucoup s’étaient inquiétés pour sa sécurité jusqu’à ce qu’il réapparaisse la veille sur les forums, évoquant brièvement quelques actions à la hausse.
« Qu’y a-t-il de si légendaire là-dedans ? N’est-ce pas juste un faux dieu ? » Jiang Chijing n’avait jamais cru en ces soi-disant spécialistes. Tout ce qu’ils faisaient, à ses yeux, c’était débiter des absurdités pour escroquer de pauvres poireaux.
« Tu n’as pas le droit de parler de mon idole comme ça. » Le visage de Yu Guang se fit grave. Il ajouta : « Plusieurs sociétés cotées en bourse ont pillé l’argent des actionnaires, mais le Dieu du Go a révélé la vérité, permettant aux investisseurs particuliers de limiter leurs pertes à temps. »
Jiang Chijing trouva cela étrange. « Tu investis en bourse, toi aussi ? »
« Bien sûr ! On ne peut vaincre les capitalistes qu’avec leurs propres armes », proclama Yu Guang avec ferveur. « Le Dieu du Go est notre chef. »
« Ce gamin adore simplement vénérer n’importe quelle idole », commenta Luo Hai en rangeant la trousse de premiers soins, visiblement agacé. « Comment pourrait-il y avoir autant de héros dans ce monde ? »
En effet.
S’il était si facile de devenir un héros, alors les rues en seraient remplies.
Dieu du Go, hein ? songea paresseusement Jiang Chijing. Quel nom peu inspiré.
Traducteur: Darkia1030
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