À l’instant où les mots « Je veux sauver le deuxième Prince » sortirent de la bouche de Hua Yue, Su Qingluan sentit monter en elle une envie de meurtre. Elle réalisa soudain que cette jeune fille, autrefois naïve et ignorante lorsqu’elle l’avait achetée pour la prendre à son service, avait désormais grandi, tant en âge qu’en ambition.
Au début, lorsque Hua Yue rencontra Ji Xiang du Domaine du Prince, elle accepta tacitement qu’elle le séduise Elle s’était imaginée jouer aux grands stratèges, plaçant ses pions comme sur un échiquier. Cependant, elle découvrit bien vite que Ji Xiang redoutait Jing Beiyuan d’une peur qui suintait de ses os ; même face à la femme qu’il aimait, il n’osait pas relâcher sa vigilance.
Quant à elle, bien que placée près du prince héritier par le deuxième prince, elle ne servait à rien. L’affection mielleuse du début s’évanouit, et tout ce qu’elle comprenait désormais se résumait à ce vers : Une fois passée la période de passion initiale, elle comprit enfin le sens du poème : "La splendeur des fleurs est éphémère, tout comme l’amour des hommes ; mais l’eau coule sans fin, telle la douleur des femmes." (NT : tiré d'un poème de Liu Yuxi (刘禹锡, 772–842), un célèbre poète de la dynastie Tang.)
Ce qu’abritait le cœur de cet homme, c’était son pays, sa maison, et lui-même brillait comme la lune autour de laquelle les étoiles gravitaient, tandis qu’elle n’était qu’une simple chanteuse, un jouet divertissant les foules sur les rives de la rivière Mochizuki.
Une femme, même naïve, sait distinguer la sincérité de la tromperie. De son amour déçu naquit la rancœur, puis la colère. Et enfin, elle s’éveilla de ce long rêve, son cœur devenu aussi froid que le fer. Hélas, jeunes filles, ne vous perdez pas dans l’amour des hommes ! Un homme peut s’en détacher, mais une femme, jamais. (NT : du poème ‘Homme du peuple’ (Méng), du Classique des Poèmes).
Désormais, elle ne désirait rien d’autre que vivre dans la richesse et la prospérité.
Hua Yue avait peut-être ses petites manigances, mais elle ignorait tout des jeux des puissants. Même si le deuxième prince avait été victime d’un complot, son crime ne se limitait pas à cela. Il avait dû commettre une offense impardonnable pour être condamné à l’emprisonnement à vie. Parfois, la vérité n’avait que peu d’importance.
Su Qingluan savait que cette fois, Helian Qi ne pourrait s’en sortir. Désormais, si elle ne faisait pas preuve d’intelligence et laissait Hua Yue commettre une folie, elle risquait fort de ne même pas pouvoir garantir sa propre survie.
Même les fourmis cherchent à survivre ! (NT : proverbe chinois)
Une fois qu’une femme a pris la décision la plus cruelle, elle va jusqu’au bout. D’un côté, elle éloigna Hua Yue sous un prétexte ; de l’autre, elle se déguisa et prit un raccourci pour se rendre à la résidence princière. Jixiang n’était pas comme Hua Yue : c’était un serviteur du prince. "Même pour frapper un chien, il faut regarder son maître." Le prince ignorait sans doute qu’un tel traître se cachait dans sa maison. Elle allait offrir ce cadeau à Jing Qi.
Elle redoutait Helian Yi du plus profond de son cœur. Ses sentiments s’étaient éteints, ne subsistait que la peur – peur de la lumière glaciale dans les yeux de cet homme, peur parce qu’accompagner un monarque revenait à suivre un tigre. Pourtant, elle nourrissait cette étrange intuition : si un jour elle devait vraiment mourir de la main du Prince Héritier, seul le Prince de Nanning lui-même pourrait alors la sauver.
Jing Qi, en effet, ne s’y attendait pas. D’abord, Ji Xiang se montrait trop familier avec ses habitudes quotidiennes, et agissait toujours avec la plus grande prudence. Ensuite, Ji Xiang le suivait depuis plus de dix ans. Même si cela ne valait pas l’affection profonde nouée avec Ping An au fil de plusieurs vies, il restait un enfant qu’il avait vu grandir, qu’il avait formé avec soin.
Il se protégeait de l’Empereur, du Prince Héritier, des principaux ministres civils et militaires – s’il devait aussi se méfier de ceux de son propre foyer, une telle existence ne serait-elle pas trop misérable ?
Plus une personne semblait froide, plus ses sentiments se révélaient profonds. Plus elle voyait de souillures, plus elle aspirait à préserver quelques beautés dans son cœur. Parfois, il espérait encore pouvoir croire en certaines personnes… et regrettait d’avoir dû se séparer d’autres.
Jing Qi trouva effrayant de chérir de vieilles affections comme celle-ci, et comprit avec amertume qu’il vieillissait vraiment.
Il écouta ce que Su Qingluan avait à lui dire… Les affaires du prince héritier, les siennes, celles de Zishu – tout cela constituait un univers dont Ji Xiang ne pouvait naturellement être informé. Il vivait simplement dans un pavillon proche de l’eau, au sein du domaine du Prince, et, étant intelligent, il avait su deviner quelques indices. Jing Qi possédait ses propres plans, et ne les évoquait jamais à la légère, même avec Ping An. Non pas qu’il refusât de faire confiance, mais il estimait que ces choses sales, dans la mesure du possible, devaient rester uniquement sur ses épaules. Personne d’autre ne devait en porter le fardeau.
Cependant, il n’avait jamais auparavant évité délibérément les sujets tabous.
Avant même que Su Qingluan ne terminât, il hocha la tête distraitement et répondit d’un ton résigné, comme s’il soupirait : « Agissez comme bon vous semble, mademoiselle. Ce prince fera simplement comme s’il ignorait cette affaire. »
Puis il fit appeler Jixiang pour le servir dans son bureau. Tout en tenant un livre qu’il tournait mécaniquement, sans en lire une seule page, il observa du coin de l’œil le jeune homme qui luttait pour dissimuler son agitation sous une apparence calme. Une douleur insupportable lui transperça le cœur.
Une douleur qu’il ne pouvait partager avec personne.
L’intendant Ping An excellait en gestion financière ; mais face à ce genre de calcul, il demeurait aveugle. Il était probable qu’à ce jour encore, il ignorât tout de ce qui s’était passé, se croyant avisé et suffisamment puissant pour tout prévoir, observant Ji Xiang tout ce temps d’un œil favorable…
Mais il n’était pas un dieu.
Jing Qi songea vaguement qu’il ne l’était pas non plus. Il affichait en permanence une expression détachée, mais cela ne signifiait pas qu’il pouvait réellement voir cinq cents ans dans l’avenir, ni anticiper chaque événement. Il avait juste… le cœur brisé. Et il ne pouvait permettre à personne de s’en rendre compte.
Avant de partir, les quelques mots adressés à Jixiang furent la dernière marque de clémence de Jing Qi — s’il pouvait se repentir sincèrement, s’il lui restait ne serait-ce qu’un peu d’affection pour lui, s’il savait quelles paroles prononcer et lesquelles taire, alors même que Su Qingluan le croirait un serviteur loyal, simplement soucieux de gagner sa faveur, elle ne lui ferait aucun mal, quoi qu’il arrive.
Mais si…
Alors le destin suivrait la volonté du Ciel.
*
Une brise légère se leva. Wu Xi retira sa robe extérieure, la déplia et les couvrit tous les deux. Jing Qi n’ouvrit pas les yeux, mais attrapa soudain sa main, le prenant par surprise, et on l’entendit marmonner comme dans un demi-sommeil : « Je déteste ça. Quelqu’un comme ça, qui disparaît soudainement, même si… Je déteste ça… »
Wu Xi ignorait de qui il parlait, mais il sentit qu’il s’agissait d’un moment rare, difficile à exprimer pour cet homme qui ne montrait jamais ses émotions. Submergé par cette confiance inattendue, il n’osa même pas respirer trop fort, dans l’attente qu’il poursuive.
Jing Qi poussa un soupir. Ses paupières se soulevèrent légèrement. La lumière du jour déclinait lentement. Son regard, perdu, paraissait vide. « Mais je ne peux rien y faire. » esquissa un sourire amer, lâcha la main de Wu Xi et toucha doucement sa propre poitrine. « De quoi suis-je fait à l’intérieur ? Même les mots "cœur de loup, entrailles de chien" me semblent trop nobles pour le décrire … »
Wu Xi tendit soudainement la main pour lui couvrir la bouche, le tenant fermement et silencieusement contre lui.
Dans mon cœur, tu es une personne formidable. Ne dis pas de choses aussi décourageantes.
Si toi, tu ne les penses pas vraiment, moi, je les prends au sérieux.
*
Hua Yue et Ji Xiang quittèrent le domaine du Prince. Elle sortit un morceau de soie fine et essuya soigneusement la plaie sur son front. Il lui saisit soudain la main, la fixant de ses yeux brûlants. « Yue'r, je ne te laisserai jamais tomber. »
Le cœur de Hua Yue tressaillit. Elle leva les yeux vers lui.
Il sourit doucement. « Ne t’inquiète pas. »
À cet instant, l’expression grave et sincère du jeune homme qu’elle avait bêtement trompé tout ce temps fit battre son cœur plus fort. Les mots doux qu’elle s’apprêtait à prononcer se bloquèrent dans sa gorge, l’oppressant jusqu’à l’inconfort. Elle se jeta dans ses bras, les yeux fermés.
Elle pensa : Frère Ji Xiang, je vais t’utiliser pour la dernière fois. Après aujourd’hui, je te suivrai sans jamais faillir, pour le reste de ta vie. Je compenserai toute ma vie durant les stratagèmes et les blessures que je t’ai infligés autrefois.
Dans la vie, il fallait reconnaître la bonté et chercher à la rendre. La loyauté absolue ne devait pas être réservée uniquement aux figures de proue éclatantes — ce qu’elle devait au deuxième prince, elle le paierait aujourd’hui. Après cela, elle ne devrait plus rien qu’à Jixiang.
En pensant ainsi, elle se sentit soudainement décidée, et une grande paix l’envahit. Elle se dégagea doucement de l’étreinte de Ji Xiang et lui adressa un sourire radieux.
« Allons-y », dit-elle clairement.
*
Liang Jiuxiao, de son côté, buvait seul dans une taverne. Beaucoup de choses qu’il ne parvenait pas à comprendre lui traversaient l’esprit. Ces derniers jours, son frère de secte paraissait constamment distrait lorsqu’il était avec lui. Que ce soit du côté du prince héritier ou du sien, tous semblaient épuisés, et il n’en pouvait plus.
Chaque jour, il prétextait simplement vouloir se détendre, errant seul et buvant quelques pots de vin dans une grande taverne. Être ivre mort apaisait momentanément ses soucis ; puis il s’allongeait sur la table pour une courte sieste. Ensuite, il demandait au propriétaire un seau d’eau chaude, éliminait l’odeur de l’alcool qu’il traînait sur lui, et rassemblait ses forces pour sourire, afin de ne pas inquiéter Zhou Zishu.
La jeune femme qui chantait dans le restaurant termina sa chanson, puis fit le tour des tables avec un petit plat pour récolter des pourboires. Elle s’approcha de lui ; même s’il n’avait pas vraiment prêté attention à sa chanson, il trouva malvenu de la laisser repartir les mains vides, alors il prit une pièce et la déposa dans son assiette.
« Merci, mon oncle », dit-elle d’une voix délicate.
Elle le remercia, mais ne s’éloigna pas. Intrigué, il leva la tête pour la regarder. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, puis tira discrètement la main de sa manche. Dans sa paume se trouvait un minuscule morceau de papier.
« Quelqu’un m’a chargée de te donner ça », murmura-t-elle, « en disant que si tu voulais savoir qui était le meurtrier, tu devais aller ici. »
Il dégrisa presque instantanément, mais avant qu’il ne pût poser la moindre question, elle poursuivit : « Je ne sais rien. Je fais juste ça pour quelqu’un d’autre. Ne me rends pas les choses difficiles, mon oncle. »
C’était bien une de ces vraie petites renardes des ruelles, qui apparaissaient en silence dans les rues.
Il déplia le papier et vit une adresse griffonnée en minuscules caractères. Les sourcils froncés, il laissa de quoi payer l’alcool sur la table, se leva et quitta la taverne.
L’endroit, bien que familier, était isolé. Le trouver se révéla difficile. En voyant les hauts murs entourant la cour, il se tourna d’abord vers les passants et demanda : « Qui habite ici ? »
Il posa une série de questions, mais aucune ne reçut de réponse claire ; c’était apparemment la demeure d’un ermite. Devenu méfiant, il se dirigea silencieusement vers le mur du fond et mit à profit son talent de l’art du pied léger pour sauter à l’intérieur. Tout au long du trajet, il évita prudemment les bonnes qui allaient et venaient selon les ordres, découvrant qu’il n’y avait ici que des femmes, ce qui le mit légèrement mal à l’aise.
Alors qu’il hésitait sur la direction à prendre, il vit deux personnes entrer rapidement par la porte principale. L’une était une belle jeune femme, et l’autre… était-ce Ji Xiang du Domaine du Prince ?
Liang Jiuxiao fronça les sourcils, pressentant que quelque chose clochait, et les suivit discrètement. Lorsqu’il les vit entrer dans un bâtiment qui semblait être la salle principale, il s’approcha du mur et tendit l’oreille.
Ses arts martiaux lui avaient été en partie enseignés par Zhou Zishu, aussi son pied léger et son ouïe étaient-ils excellents. En écoutant ainsi, il distingua qu’un certain nombre de personnes étaient cachées dans la pièce. Toutes possédaient des compétences martiales et maîtrisaient leur respiration : des gardes impériaux, à n’en pas douter.
Il n’entendit qu’une voix féminine, claire et glaciale, résonner : « Hua Yue, petite garce, agenouille-toi pour moi ! »
Peu après, le bruit d’une tasse de thé brisée au sol retentit, suivi d’une autre voix féminine : « Ma Dame, je… »
« Agenouille-toi ! » s’écria la première voix, avant de prendre deux profondes inspirations pour se calmer. « Jeune Maître Ji Xiang, je suis vraiment désolée de vous avoir fait venir de cette manière… Pouvez-vous deviner ce que cette petite garce m’a dit auparavant ? »
« Dame Su, que faites-vous ? » questionna Ji Xiang. « Dites simplement ce que vous avez à dire. Quelle faute Yue— Mlle Hua Yue a-t-elle commise ? »
« Reprochez-moi de ne pas avoir su contrôler une fille sous mes ordres », déclara froidement la femme. « Un moment d’inattention, et voilà que ses ambitions ont grandi ; elle s’est glissée dans le lit du Second Prince. »
Choqué, Liang Jiuxiao ne put s’empêcher de se rapprocher davantage, n’osant manquer un mot.
La femme reprit : « Tu disais avoir de puissants soutiens ? Et maintenant, que s’est-il passé ces derniers jours ? Tu peux bien voir que le Second Prince est condamné, mais tu continues à parler de "sauver le Second Prince" sans réfléchir ! Qui es-tu ? Penses-tu qu’il y ait une place pour toi dans les affaires des gentlemen et de la dynastie ? »
Ji Xiang sembla abasourdi, ne murmurant qu’après un long silence : « Mlle Su… d’où… d’où viennent ces mots ? »
« Elle prétend que le Second Prince a été injustement accusé du meurtre d’un fonctionnaire de la Dynastie. Elle me l’a dit elle-même, jeune maître… » La femme rit froidement. « Je sais à quel point cette garce est effrontée, jusqu’à vouloir encore t’impliquer alors que sa fin est proche. Pense-t-elle que le Domaine du Prince tolère ce genre de choses ? Je t’ai invité ici aujourd’hui pour une seule raison : que tu sois témoin, et que sa mort ne soit pas vaine. Qu’on l’arrête ! »
Une rafale de mouvements se fit entendre. Les gardes cachés s’élancèrent sans doute pour saisir la jeune femme.
Ji Xiang s’agenouilla aussitôt. « Soyez miséricordieuse, Dame Su ! » cria-t-il.
« Pourquoi ? Cette fille t’a tant calomnié. Comment peux-tu encore plaider pour elle ? » demanda la femme avec un sourire moqueur. « Cela ne peut être. Bien que moi, Su Qingluan, ne sois qu’une actrice, mes subordonnés suivent des règles strictes. Je te demanderai de ne pas t’immiscer dans mes affaires domestiques. Saisissez-la ! »
Ji Xiang garda le silence. La jeune femme dans la pièce se mit à crier.
« Emmenez-la ! » ordonna alors Su Qingluan. « Suivez les règlements et fouettez-la à mort !»
Les gardes acquiescèrent, et les gémissements de la fille redoublèrent d’intensité.
« Attendez ! » cria soudainement Ji Xiang. « Mlle Su, ce qu’elle a dit n’est pas du tout sans fondement ! »
Tout mouvement dans la pièce sembla soudain s’interrompre. À cet instant, Liang Jiuxiao sentit son propre cœur cesser de battre.
Il entendit Ji Xiang parler, mot après mot : « Le jour où Seigneur Jiang fut assassiné, je vis personnellement le prince glisser une drogue dans le vin du Héros Liang, puis ordonner à quelqu’un d’aller prévenir le jeune maître Zhou… »
Traducteur: Darkia1030
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