Lord Seventh -  Chapitre 57 - Un temple en ruine au coeur des landes

 

Wu Xi s’apprêtait à dîner, et voir Jing Qi arriver à une heure aussi tardive l’étonna quelque peu.
Jing Qi posa la zibeline, lui permettant d’aller s’amuser dans la cour. « Donne-moi un médicament qui assomme et qui ne puisse être détecté dans le vin », dit-il franchement.

Wu Xi parut un peu surpris, mais ne posa aucune question, se contentant de dire à Nuahar :
« Va chercher cela pour le Prince. »

Jing Qi marqua une pause, puis appela soudainement Nuahar pour l’arrêter.
« Y a-t-il encore un peu de cette Ivresse de vie, rêve de mort que j’ai accidentellement inhalé la dernière fois ? »

« Va chercher la drogue Ivresse de vie, rêve de mort », ordonna alors Wu Xi.

Nuahar n’osa tarder, et alla rapidement chercher une petite bouteille. Wu Xi la prit, la remit à Jing Qi, puis l’informa avec soin du dosage. Jing Qi força un sourire, le remercia et, sans s’asseoir, se leva et s’en alla.

Se souvenant soudain de quelque chose, Wu Xi se leva, le rattrapa, l’enlaça par les épaules, puis le tapota légèrement. « Pas besoin de t’inquiéter. C’est un bon médicament. Ceux qui en boivent rêveront de ce qu’ils désirent le plus. Au moins dans le rêve, ils seront très heureux. »

Jing Qi sourit légèrement, secoua la tête et repartit.

Wu Xi continua de fixer son dos, l’air un peu absent. Nuahar ne put s’empêcher de demander : « Chamanet, qu’est-ce qui ne va pas avec le Prince ? Pourquoi voulait-il Ivresse de vie, rêve de mort? »

« Il doit être en train de planifier quelque chose de mal », répondit doucement Wu Xi. «Chaque fois qu’il s’apprête à faire une bêtise, il a ce genre de sourire vide. »

Nuahar sursauta. « Le Prince fait des choses… mauvaises ? »

Wu Xi poussa un soupir et se rassit. « Il a fait beaucoup de mauvaises choses, mais aucune n’était vraiment son choix. Je crois que c’est parce qu’il est ainsi que je l’aime. »

Aimer une personne, ne pas l’aimer, vivre dans dans un rêve d’ivresse et d’oubli – c’étaient toutes des choses floues et déroutantes. Parfois, les gens devaient passer leur vie à s’appuyer sur leurs croyances. S’ils croyaient que quelque chose était vrai, alors cela le devenait.

 

*

Helian Pei s’assit, chose rare, à son bureau. Peut-être parce qu’il n’y était pas venu depuis longtemps, tout lui semblait vaguement familier, et pourtant étrange. Il renvoya les préposés, ne gardant que l’eunuque Xi à ses côtés. « Il nous arrive parfois de penser que nous avons mal agi », murmura-t-il soudain pour lui-même.

L’eunuque Xi esquissa un sourire d’excuse. « D’où viennent ces paroles, Votre Majesté ? »

Helian Pei leva la tête et le fixa, les yeux légèrement éteints, ses cheveux poivre et sel couronnant son crâne. Bien que son teint ne fût pas mauvais, les rides sillonnaient son visage. Ses mains semblaient charnues , mais sa peau pendait mollement, donnant au premier regard l’illusion de l’émaciation. Même s’il s’était remis de sa maladie, il n’était plus qu’un vieil homme.

Hormis la robe de dragon qu’il portait, son expression figée n’était guère différente de celle de tous les vieillards solitaires du royaume – hagard, vidé, avec une attente un peu triste et hébétée.

C’était comme si cette robe était tout ce qui lui restait.

L’eunuque Xi garda son sourire forcé jusqu’à ce que Hélian Pei reprenne lentement : « Le ministre Jiang a servi notre Cour durant de longues années, sans en tirer le moindre mérite. Demain… demain, il quittera la capitale, et tu l’accompagneras pour cette excursion. Ne le laisse pas se rendre dans cet endroit malsain et humide pour y souffrir. Mais pas dans la capitale, pour ne pas effrayer les autres ministres venus lui dire adieu. »

L’eunuque Xi sursauta, incapable de s’empêcher de lever les yeux vers Helian Pei, puis s’inclina. « Cet esclave obéit à vos ordres. »

Les gens étaient comme du coton flottant, leurs vies aussi fragiles que l’herbeSi même les nobles et les ministres subissaient un tel sort, alors que dire des simples citoyens ? Si l’on ne se tenait pas assez haut, il fallait être assez intelligent, assez impitoyable et assez rusé pour s’adapter aux circonstances.
Juste pour pouvoir survivre.

*

Cette nuit-là, Liang Jiuxiao fit un rêve.  Il se vit dans un grand jardin, comme celui de son enfance, niché à flanc de montagne, entouré de pêchers en fleurs à perte de vue. Lorsqu’ils étaient en pleine floraison, ils semblaient recouvrir le ciel et la terre. 
Le jardin était bordé par un cours d’eau sinueux et peu profond, qui serpentait tout le long de la montagne ; vu d’en haut, il ressemblait à un ruban blanc à peine visible au cœur d’une mer de fleurs.

L’arrière-montagne regorgeait de cascades, de petites sources et d’un clair de lune liquide ; le sommet, d’un bleu profond, se dressait avec majesté.

Et… il y avait son frère de secte.
Celui-là même qui avait disparu puis réapparu comme un fantôme au fil des années, s’occupant de mille tâches obscures. Il souriait légèrement, ses traits complètement détendus. Il portait deux pots de vin vert entourés de feuilles de bambou ; il en buvait un, et lui lança l’autre. Ensuite, il lui dit qu’il ne partirait plus. Chaque année, il reviendrait dans ce petit jardin à la fin de l’hiver ; dès que les fleurs de pêcher écloraient, il l’emmènerait parcourir le jianghu à ses côtés.

Liang Jiuxiao ne put s’empêcher de rire.

Mais il n’y avait ni soleil ni lune dans les montagnes, et mille ans s’étaient déjà écoulés dans le monde des hommes.

Lorsqu’il se réveilla, la nuit du lendemain était déjà tombée. Il roula sur le lit pour s’asseoir, se frotta les yeux et contempla d'un air hébété la lumière déclinante. Il mit un moment à réaliser qu'un jour entier s'était écoulé. Étrange : il lui semblait s'être endormi à cette même heure, pour se réveiller... à la même heure encore ?

Il resta assis un moment. Sa tête ne lui faisait pas mal, mais son esprit engourdi refusait de se mettre en marche. Pour cette raison, il se leva lentement, se versa une tasse de thé et la but, se dégrisant quelque peu.

La scène de son rêve flottait encore devant ses yeux. Contrairement à ses rêves habituels, qui s'évaporaient au réveil, celui-ci persistait avec une netteté troublante. Le souvenir du sourire de Zhou Zishu sous le grand arbre en fleurs – peu importe à quel point il semblait réel – pénétra son âme, et il ne put s’empêcher de rire doucement, sans en avoir conscience.

Soudain, quelqu’un poussa doucement la porte et entra. Le voyant éveillé, il s’exclama :
« Héros Liang, vous êtes enfin réveillé. »

Liang Jiuxiao se tourna et vit que c’était Ji Xiang. Il se frotta le front, un peu gêné. « Regarde-moi ça. Le Prince m’avait prévenu que le vin était fort, mais je ne l’ai pas pris au sérieux. Je me suis ridiculisé après avoir trop bu, n’est-ce pas ? »

Ji Xiang sourit simplement. « Vous n’avez rien fait. Même ivre, vous n’avez crié sur personne. Dois-je vous apporter de l’eau pour vous rafraîchir ? »

« De quel shichen s’agit-il ? » demanda rapidement Liang Jiuxiao.

« Vous avez dormi un jour et une nuit. »

Liang Jiuxiao resta figé un instant, puis bondit sur ses pieds. « Aïe, ce n’est pas possible, j’avais promis à Seigneur Jiang de venir le voir partir ! Ceci… »

Il fit quelques pas en tous sens, puis se frappa violemment le front plusieurs fois. « Maudit vin ! Toujours à causer des retards ! »

« Ne vous inquiétez pas, Héros Liang. Le Prince a remarqué que vous ne vous leviez pas malgré son appel, alors il est déjà parti avec les autres officiels pour accompagner Seigneur Jiang à la réunion de ce matin. Il a dû expliquer la situation ; Seigneur Jiang ne vous en tiendra pas rigueur. »

« Il ne me blâmera pas, mais Xiao Xue ne m’en voudra-t-elle pas toute sa vie ? »

Liang Jiuxiao fronça les sourcils, puis s’élança comme s’il avait pris une décision ferme.
« Non, je dois les rattraper sur la route officielle. Frère Ji Xiang, dis au Prince… »

Sa voix n’était pas encore tombée qu’il avait déjà bondi hors de la pièce et disparu.

À ce moment-là, Jing Qi se trouvait justement dans le bureau, debout près de la fenêtre, observant la scène . Voyant l’ombre de Liang Jiuxiao passer puis disparaître de son champ de vision, il ne montra aucune expression particulière.

« Prince, Héros Liang est parti », annonça doucement Ping An derrière lui.

Ce ne fut qu’après un long moment que Jing Qi hocha la tête. « Va là où se trouve le jeune maître Zhou. Dis-lui que je n’ai pu le retenir ici que jusqu’à maintenant. Le reste, il devra l’accomplir seul. »

Ping An acquiesça et se retira.
Wu Xi, qui lisait derrière le bureau, n’avait plus tourné une page depuis longtemps. Jing Qi fixait la fenêtre, et lui, fixait son dos. Une minute passa, puis il vit Jing Qi utiliser soudainement une main pour couvrir sa poitrine, se pencher légèrement et s’appuyer contre le mur.
Wu Xi se leva précipitamment et se rendit près de lui. « Qu'est-ce qui ne va pas ? » demanda-t-il, profondément inquiet.
«  Une douleur... ici » Les yeux de Jing Qi se fermèrent légèrement. Ses cils denses tremblaient légèrement, ses sourcils se plissaient et ses lèvres remuaient doucement, comme s’il était somnambule. « Ma conscience me fait mal... »
Wu Xi se tint silencieusement à côté de lui un moment, puis leva lentement les bras et les plaça autour de la taille de Jing Qi. L’homme ne se pencha pas automatiquement dans son étreinte, bien sûr, alors il insista, appuyant sa poitrine contre son dos. À travers la légère courbure de ce dernier, il sentit les battements du cœur de l’autre – très lents, de plus en plus lents, semblant presque lourds, comme s'ils se fanaient.
Jing Qi ne se sépara pas de lui.
Wu Xi compta inconsciemment son pouls, comme  si ce rythme pouvait lui révéler les sentiments mystérieux et troubles de l’homme, ou flairer des traces de ce qui s’était passé en lui. Mais… il n’y parvint pas. Il pensa tristement que son monde avancerait éternellement en ligne droite, tandis que l’esprit de Jing Qi était rempli un entrelacs de cercles s’enroulant jusqu’à ce que lui-même ne comprenne plus où ils commençaient et où ils se terminaient.

*

Sortir de la capitale, passer l’aire de repos, franchir les portes. Des sons mortels résonnèrent sur la route poussiéreuse de Xianyang. La voie gouvernementale menait vers le sud, devenant progressivement plus sauvage, s’éloignant davantage. Plus le chemin se rétrécissait, plus le ciel devenait sombre.
Liang Jiuxiao galopait tel un sauvage. Il pensait que le groupe de Jiang Zheng était composé principalement de personnes âgées, faibles et invalides, et qu’ils ne devraient pas voyager très vite. Ils n’étaient qu’à une journée de marche, et la congrégation devait probablement s’arrêter pour se reposer – il mettrait seulement une demi-nuit pour les rejoindre.
Le long des côtés de la route se trouvait plusieurs villes et villages, et il alla se renseigner, maison après maison. Le groupe de Jiang Zheng était large et transportait beaucoup d’objets, alors même si quelqu’un n’avait fait qu’un clin d’œil, ils se souviendraient sûrement d’où ils étaient venus et vers où ils se dirigeaient. Il suivit leur trace pendant tout le trajet. Plus il s’éloignait de la capitale, plus les villages se faisaient rares. Il arriva enfin à un endroit situé à plus de cinquante li au sud de la capitale, dans la grande ville du comté de Qinghe. Supposant qu’ils étaient par là, il frappa aux portes des auberges pour demander des nouvelles d’eux.
Cependant, il alla frapper partout, et chaque serviteur qu’il réveilla secoua la tête avec impatience, comme si la caravane de Jiang Zheng n’était jamais passée. Il eut soudainement une prémonition inquiétante, sauta sur son cheval et retourna sur ses pas, réfléchissant à toute allure pendant qu’il accélérait. Quelqu’un dans la ville lui avait pourtant clairement dit qu’il avait vu le groupe, alors comment avaient-ils soudainement disparu ?
Avec des vieillards et des enfants, où pouvaient-ils bien passer la nuit, sinon dans les auberges ? Sous les étoiles, en pleine forêt ?
Il ralentit sa vitesse, scrutant attentivement tout ce qui l’entourait. Il ne laissa même pas de côté les temples en ruine bordant la route, entrant dans chacun pour les vérifier. La majeure partie de la nuit s’était écoulée, mais il n’avait toujours rien trouvé.
Il envisagea alors de bivouaquer pour la nuit dans l’un  de ces sanctuaires délabrés. pensant attendre jusqu’au matin pour continuer ses recherches. Un feu allumé, il comptait se reposer un moment sur le foin, mais une fois allongé, il aperçut soudain quelques traces dans le coin de la pièce.
Il se leva brusquement, scrutant au-dessus des flammes pour les examiner – c’étaient des taches de sang.
Son pouls s’accéléra. En suivant les taches sombres et brillantes à l’arrière, il ouvrit la porte arrière du temple abandonné et se figea sur place.
La cour était remplie de cadavres, tous entassés pêle-mêle. Bien qu’ils aient été mutilés, il distingua encore quelques visages familiers… et une petite silhouette recroquevillée dans l’étreinte de la nourrice, une lame les ayant transpercés toutes les deux en même temps.
Il poussa involontairement un cri ; rauque, profond, sans mélodie et discordant. Un bourdonnement continu résonna dans sa tête. Il pensait que c’était impossible, que cela ne pouvait être qu’un rêve particulièrement réel, encore une fois.

La torche qu'il tenait lui glissa des mains, atterrissant sur le sol elle roula plusieurs fois et s'éteignit.
Le clair de lune tombait froidement, éclairant les corps des défunts aux yeux ouverts. La douleur infinie du monde humain n’avait jamais fait de distinction.
Des siècles plus tard, il sortit en trébuchant sur le seuil. Il chancela près du petit cadavre de Jiang Xue et s'agenouilla avec un bruit sourd. Les mains tremblantes, il repoussa la nourrice qui la tenait, mais la rigidité cadavérique s’était déjà installée dans les bras de la femme. Il tenta plusieurs fois sans succès de libérer l'enfant de l'étreinte rigide de la nourrice. Tout ce qu’il pouvait voir, c’était ce petit visage  entre les interstices de ses bras.
Ses yeux, qui avaient toujours été si joyeux, étaient grands ouverts, mais ils n’avaient plus de lumière.
Il resta là, muet, un moment, stupéfait.
« Non, » commença-t-il à marmonner, « je ne peux pas laisser Xiao Xue geler ici... »
Frénétiquement, il chercha un espace, puis se mit à creuser dans la terre à l’aide de l’épée à sa taille, mais c’était trop lent. Il commença alors à utiliser ses mains pour l’arracher, le visage apathique, les ongles se déchirant sur les cailloux. .
Cela dura jusqu’à ce que quelqu’un l’enlace brusquement par derrière ; il était déjà couvert de boue et de sang, et il ne savait plus s’il creusait une fosse ou s’il était sur le point de s’enterrer vivant. Il tourna la tête d’un air raide. Un grand groupe se tenait derrière lui, avec des torches dont la lumière vacillante lui faisait très mal aux yeux. Ce ne fut qu’après un long moment qu’il reconnut  enfin celui qui le retenait : son frère de secte, Zhou Zishu.
Alors seulement, ses sanglots explosèrent, déchirant la nuit silencieuse.

 

Fin du livre 2

Traducteur: Darkia1030

 

 

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