Lord Seventh - Chapitre 15 - Au bord de la rivière Mochizuki
Le Nouvel An était un grand événement. Un banquet fut organisé dans le palais, et à part le vieux Helian Pei, qui s’y prépara joyeusement, personne d’autre ne s’amusait.
À l’intérieur du palais, une pléthore d’épouses royales venues de tous horizons rivalisait de beauté. Comme on le disait, trois femmes ensemble faisaient une pièce de théâtre, alors d’innombrables femmes réunies formaient une cacophonie digne de quelques millions de canards (NT : les canards symbolisent la félicité et la fidélité conjugales en Chine). À l’extérieur, un groupe de fils de sang et de filleuls dissimulait ses pensées, échangeant des politesses truffées de piques cachées, tandis que les hauts fonctionnaires à proximité se contentaient de les accompagner de sourires figés.
Helian Pei n’était finalement pas en phase avec tout cela, sans être pour autant un crâne vide. Il avait passé la plus grande partie de sa vie au fond du palais et, s’il ne savait ni gouverner le pays ni pacifier le royaume, il comprenait parfaitement les luttes intestines pour les faveurs.
Il resta assis un moment, d’abord énergique, puis de plus en plus agacé. D’un geste de la main, il indiqua à tous de faire ce qu’ils voulaient, et finalement, ils prétextèrent la fatigue pour se retirer.
L’eunuque Xi demanda à quelqu’un d’apporter une soupe chaude pour réchauffer l’estomac de l’Empereur. Helian Pei en prit une gorgée en la tenant entre ses mains.
« Où est Beiyuan ? » demanda-t-il. « Appelez-le pour qu’il vienne s’asseoir avec nous un moment. »
L’eunuque Xi hésita, balaya la salle du regard et constata que le siège du prince Nanning était vide depuis longtemps. Il se hâta alors d’envoyer quelqu’un à sa recherche.
Un court instant plus tard, il revint chuchoter à l’oreille d’Helian Pei : « Votre Majesté, le prince a récemment déclaré qu’un vent froid soufflait à l’extérieur, ce qui lui avait donné un léger mal de tête. Il a donc demandé à être excusé et est rentré chez lui. »
Helian Pei souleva légèrement les paupières et fit un geste distrait de la main. L’eunuque Xi, remarquant son air fatigué, ne le dérangea pas davantage et recula silencieusement sur le côté.
Un instant plus tard, il entendit l’Empereur soupirer doucement. Sous la lueur des bougies, son visage paraissait maussade, les rides s’accumulant aux coins de ses yeux comme autant de témoins du temps qui passait. Drapé dans ses somptueux vêtements, il semblait pourtant flétri, usé par les années.
« Nous n’avons même plus personne pour nous tenir compagnie et discuter… » murmura-t-il.
Cette nuit-là, toute la capitale résonnait d’acclamations, de rires et de bavardages.
Jing Qi savait qu’il ne pouvait laisser Helian Yi assister à son évasion. Son Altesse le Prince héritier était du genre à entraîner quelqu’un avec lui dans la mort, persuadé qu’un camarade taoïste s’amusant alors que lui souffrait était une aberration. Il ne pouvait absolument pas supporter de voir d’autres fuir les lignes de front tandis qu’il endurait l’épreuve.
Ce ne fut que lorsqu’Helian Yi fut accaparé par Lu Shen, major de l’examen impérial de cette année, qui voulait lui parler, que Jing Qi saisit l’occasion pour enduire ses semelles d’huile (NT : expression chinoise signifiant s’en aller précipitamment) et se volatiliser. Sans attendre, il fila vers la liberté du monde extérieur.
Tout au long du trajet, il feignit la faiblesse, refusant de monter à cheval et demandant plutôt à Ping An de préparer une voiture. Une fois arrivé à l’abri du domaine princier, il déclara qu’il allait se coucher tôt.
Ping An, inquiet, craignait que son maître ne souffre réellement de maux de tête ou de fièvre. Voyant qu’il ne voulait pas parler, il l’aida simplement à s’habiller pour la nuit, à se laver, puis à se coucher avant d’éteindre les lumières.
Dès qu’il n’entendit plus aucun mouvement à l’extérieur, Jing Qi se leva, enfila des vêtements civils discrets et noua négligemment ses cheveux. Il se faufila ensuite vers la cour arrière.
Les serviteurs du domaine princier n’étaient pas soumis à des restrictions le soir du Nouvel An, si bien que l’endroit était particulièrement calme et désert. Personne ne surveillait les alentours. Jing Qi se glissa furtivement par la porte d’angle et s’échappa en direction de chez Wu Xi.
En le voyant arriver, Ashinlae resta un instant stupéfait. Avant qu’il ne puisse dire un mot, Jing Qi lui plaqua une main sur la bouche.
Ce ne fut qu’après s’être discrètement introduit dans le domaine du Chamanet qu’il le relâcha, un sourire en coin. « Je suis sorti pour voir ton maître. Je n’ai pas prévenu Ping An, mais je reviendrai en douce avant l’aube, alors ne dis rien. »
Ashinlae le regarda, hébété. Il ne comprenait pas pourquoi un prince aurait besoin de l’approbation de Ping An pour sortir, mais il acquiesça tout de même.
« Alors… alors j’irai prévenir le Chamanet. »
« Pas besoin, il le sait. Cette petite zibeline que vous avez chez vous refuse de me donner le moindre visage. Tout le monde se comporte bien, mais dès que j’arrive, elle file se cacher. »
Jing Qi aperçut alors la silhouette de la créature traverser son champ de vision et sentit une pointe d’agacement. Je ne lui ai pourtant rien fait d’autre que l’apprécier, pensa-t-il. Ah, la réalité des chats qui détestent les chiens et ne supportent pas leur vue est maintenant confirmée.
À peine eut-il fini de parler que Wu Xi sortit de la maison.
Dès que Jing Qi le vit, il en resta surpris. Wu Xi n’arborait pas ses habituels vêtements noirs et austères, qui ne laissaient voir ne serait-ce qu’un centimètre de peau. À la place, il portait une tenue plus décontractée et n’avait même pas mis son voile, ses cheveux lâchement drapés derrière lui.
Sa peau, qui ne voyait presque jamais la lumière du jour, paraissait d’une pâleur extrême, jusqu’à en décolorer même ses lèvres. Ses traits, plus marqués que ceux des habitants des plaines centrales, n’étaient pourtant pas durs, mais portaient une beauté insondable.
Revenant à lui, Jing Qi le désigna du doigt en souriant.
« Pourquoi ne tiens-tu pas le pipa pour dissimuler à moitié ton visage aujourd’hui (NT : référence à un poème de Bai Juyi) (1)? » lança-t-il. « Me voilà, pauvre homme ordinaire, autorisé à contempler une beauté immortelle. »
Wu Xi haussa légèrement les épaules. « Aujourd’hui, je ne porte pas cette tenue », répondit-il succinctement.
Mécontent, Jing Qi se dit : Penses-tu que je suis aveugle ?
En vérité, le voile noir qu’il portait habituellement n’était réservé qu’aux cérémonies, aux rites sacrificiels et autres pratiques chamaniques. Ce n’était pas un accessoire du quotidien. Ce ne fut qu’après son arrivée au Grand Qing qu’il commença inconsciemment à se distinguer de ceux qui l’entouraient, et qu’il adopta cette habitude. Peu importe à qui il rendait visite, il restait toujours droit et réservé, sans jamais ôter cette tenue.
C’était comme si le voile empêchait les autres de le voir, et l’empêchait lui-même de regarder qui que ce soit.
Mais à force de voir Jing Qi venir faire des scènes – et malgré la réaction initiale de Wu Xi, sans parler de toutes les créatures venimeuses qu’il élevait et qui, elles aussi, avaient mal à la tête en voyant le prince Nanning – il s’était peu à peu détendu. Prenant progressivement goût à cette nouvelle réalité, il ne fermait plus aussi hermétiquement les portes de son domaine.
Wu Xi jeta un coup d’œil à la tenue de Jing Qi, trouvant sa tenue inhabituelle. Ce dernier n’était pas du genre à porter des couleurs vives, mais il avait l’habitude d’être choyé. Même lorsqu’il s’habillait en civil, il accordait une attention particulière aux étoffes et aux broderies. Jamais encore il ne l’avait vu dans des vêtements aussi modestes, semblables à ceux du peuple ordinaire.
« Pourquoi es-tu venu… habillé comme ça ? » demanda-t-il donc.
Jing Qi leva les yeux au ciel. « Espèce de petit morveux ingrat ! Je ne t’ai pas dit, il y a quelques jours, que je t’emmènerais voir les quartiers les plus animés de la ville pour élargir tes horizons ? »
Wu Xi resta interdit. Il avait cru que Jing Qi plaisantait ce jour-là.
Les habitants des plaines centrales avaient cette façon d’enrober leurs paroles de politesses superficielles. Ils lançaient des phrases toutes faites, sans jamais vraiment les penser. « Je devrai vous rendre visite la prochaine fois », « Passez donc me voir quand vous serez disponible »… Avec le temps, Wu Xi avait compris que ces invitations n’étaient jamais sincères et qu’il ne fallait pas les prendre au sérieux.
« Tu es sérieux ? » demanda-t-il, hésitant.
Jing Qi jeta un coup de manche et fit mine de tourner les talons.
« Depuis quand ce prince n’a-t-il jamais été sérieux dans ses paroles ? Ha ! J’ai eu toutes les peines du monde à sortir du palais pour venir ici, mais puisque tu n’apprécies pas l’effort, autant rentrer chez moi et dormir. Cela m’évitera d’avoir à me faufiler comme un voleur avant le lever du jour… »
Wu Xi attrapa rapidement son épaule. Peu loquace, il n’était déjà pas sûr de retenir une phrase sur dix de ce que disait Jing Qi, et face à l’urgence, il resta un instant figé. Ce ne fut qu’après avoir hésité un long moment qu’il balbutia enfin : « Je… je viens avec toi. »
En règle générale, neuf phrases sur dix qui sortaient de la bouche de Jing Qi n’étaient que foutaises ou mensonges. Mais face à Wu Xi, un enfant têtu qui peinait à distinguer le vrai du faux, il savait que la moindre phrase, même prononcée en l’air, pouvait potentiellement briser leur amitié.
Aussi, malgré son habitude à broder la vérité, il veillait à ne jamais faire de promesses à la légère.
Ayant vécu tant d’années, il aimait particulièrement les enfants et les petits animaux. Avec Wu Xi et la zibeline perchée sur son épaule – un humain et une créature, tous deux le fixant de leurs yeux noirs et limpides, empreints d’une même anxiété – il ne put s’empêcher de vouloir le taquiner bassement.
« Est-ce que je t’ai demandé de venir avec moi ? » demanda-t-il alors, le visage résolument sérieux.
« Je… je ne voulais pas dire que… »
Wu Xi crut aussitôt que Jing Qi s’était réellement offensé. Dans le passé, l’autre s’était toujours montré d’une grande indulgence. Peu importait que Wu Xi ait parfois tenu des propos peu agréables, qu’il ait été attaqué par une zibeline énervée ou que les gens du Manoir manquent d’étiquette, Jing Qi ne s’en était jamais soucié. Il laissait toujours couler avec un sourire amusé. Qui aurait pu deviner que cette fois-ci, il ferait demi-tour et partirait sans un mot de plus ?
Le visage pâle de Wu Xi se teinta légèrement de rose sous l’effet de l’empressement. Il savait, au fond de lui, que Jing Qi lui avait toujours témoigné une grande indulgence. Mais si, cette fois, il l’irritait vraiment, il craignait de ne jamais pouvoir l’amadouer pour le faire revenir.
À cette pensée, une panique inexpliquée monta en lui. Il redoutait que si Jing Qi s’en allait ainsi, tout redeviendrait comme avant : un domaine de Chamanet plongé dans un silence de mort, et lui, de nouveau éloigné de tout et de tous.
« Beiyuan ! »
Jing Qi l’ignora et continua d’avancer. Wu Xi, doté d’une grande force depuis l’enfance, aurait pu facilement le retenir, mais il craignait d’attiser davantage sa colère. Alors, au lieu d’employer la force, il se laissa entraîner sur quelques pas.
La petite zibeline sembla comprendre quelque chose. Bondissant soudainement, elle s’agrippa aux vêtements de Jing Qi, mordillant le tissu de sa bouche tandis que ses petites griffes s’accrochaient à son col.
Jing Qi, qui n’avait fait que plaisanter, ne s’attendait pas à ce que Wu Xi prenne ses paroles aussi à cœur. Il ne s’attendait pas non plus à voir ce léger rouge cerner ses yeux. Face à cela, il s’arrêta net. Son visage resta impassible tandis qu’il baissa les yeux vers la zibeline étalée sur son bras. Il tendit la main, l’attrapa par la peau du cou et la souleva.
« Si tu me laisses garder cette chose quelques jours, je ne serai pas en colère contre toi », déclara-t-il sans la moindre honte.
Wu Xi jeta un regard à la zibeline, puis à Jing Qi, cherchant à décrypter son expression. Après une courte hésitation, il hocha la tête avec jubilation.
« Apportez-moi une bouteille de l’antidote que je viens de préparer. »
Ashinlae sortit rapidement une petite bouteille de porcelaine de ses manches et la tendit à Wu Xi, qui la remit à Jing Qi. « Tu dois la prendre. Cette petite bête a un poison puissant dans la bouche. Elle est habituée à toi et ne te mordra probablement pas, mais si elle mord quelqu’un d’autre dans ta maison, fais-lui avaler une pilule, et ça ira. »
Après réflexion, il ne put s’empêcher d’ajouter, encore inquiet : « Tu… tu as dit que tu ne serais pas en colère. »
Jing Qi, dont le visage était aussi épais qu’un mur d’enceinte, réalisa soudain que tromper un enfant en tant qu’adulte était décidément bien méprisable.
Il toussota légèrement, puis esquissa un petit sourire. « Très bien, je te pardonne pour cette fois. »
La zibeline, quant à elle, continuait de tendre désespérément ses petites griffes vers ses vêtements, les yeux grands ouverts. Pauvre créature malchanceuse, elle ignorait encore qu’elle venait d’être trahie par son propriétaire.
*
Une grande rivière, nommée Mochizuki, traversait la capitale du sud au nord. Ce soir-là, des lanternes multicolores flottaient sur ses eaux à perte de vue, semblables à d’infinies taches d’étoiles. La fumée et les feux d’artifice embrumaient le ciel nocturne, parsemant même la lune et les astres de leurs éclats. Au loin, des mélodies résonnaient, entrelacées de voix humaines, provenant des bateaux de plaisance qui voguaient sur le fleuve.
Les pavillons se dressaient haut, illuminés de lanternes rouge-orange suspendues à leurs rebords, projetant leur lumière sur les traces de neige tombée qu’on n’avait pas encore eu le temps de balayer.
Dans la rue, la foule se pressait, chacun marchant dans les pas des autres. Le vent du nord était vif, mais au sein de l’agitation, une chaleur persistait.
Les colporteurs vendaient de simples bibelots, rudimentaires et de qualité médiocre, mais dans cette ambiance animée, ils paraissaient pourtant merveilleux.
Après avoir marché un moment, Wu Xi sentit une fine couche de sueur perler sur son front.
Jamais encore il n’avait assisté à un spectacle aussi animé. L’effervescence ambiante l’atteignit en plein cœur, et, un instant, il en fut transporté. Ses yeux brillaient d’un éclat émerveillé, comme s’il ne pouvait pas en voir assez.
Jing Qi, quant à lui, protégeait soigneusement la zibeline dans ses bras tout en lui désignant du doigt les merveilles de la capitale.
Juste à ce moment, le sifflement d’une flûte perça soudain la clameur du royaume des mortels, s’élevant brusquement dans l’air avant de résonner avec une intensité perçante. Aussitôt, les environs semblèrent s’apaiser, et la foule bruyante se calma. Tous s’entassèrent au bord de la rivière, tendant le cou pour observer un bateau de plaisance au milieu des eaux de la Mochizuki.
Wu Xi ne put s’empêcher de demander : « Qu’est-ce qu’ils regardent ? »
Jing Qi fut également pris au dépourvu, incapable de se souvenir immédiatement de ce dont il s’agissait. Chaque année, il restait très tard au palais avant de regagner le Domaine du Prince, se laver et se coucher aussitôt. Cette fois-ci, il avait promis d’emmener Wu Xi dehors, et ce ne fut qu’en se mêlant à la foule qu’il se rappela vaguement qu’un tel événement avait lieu à chaque fin d’année. Les détails, cependant, demeuraient flous dans son esprit.
« La Dame Lune va sortir et chanter », entendit-il quelqu’un répondre calmement à côté de lui.
Un léger frisson parcourut le cuir chevelu de Jing Qi. Il tourna la tête avec raideur et força un sourire. « S’il te plaît, sois calme, Prince héritier… »
Helian Yi le jaugea d’un sourire à peine esquissé. « Mn. Tu as mal à la tête ? »
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Note du traducteur
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La mélodie du pipa de Bai Juyi
(…) Nous avons déplacé notre bateau près de celui du musicien pour l’inviter
Ici et partager notre festin animé par la lueur des lampes.
Nous l'avons pressée encore et encore jusqu'à ce qu'elle apparaisse,
Son pipa dissimulant inlassablement la moitié de son visage.
Elle virevolta et accorda chaque corde plusieurs fois,
Sa musique s'est envolée avant même qu’elle n’ait joué une note.
Chaque pincement sur la corde libérait une note de mélancolie,
Déversant le ressentiment de sa vie. (…)
Source de la version anglaise: liufangmusic.net
Traducteur: Darkia1030
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