Green Plum island - Chapitre 6 – Visages familiers

 

Lorsque Sun Rui poussa son chariot à trois roues jusqu’à Livres de seconde main Tianqi et m’aperçut dehors, vêtu du tablier d’employé, elle fut si choquée qu’on aurait dit qu’elle venait de voir un fantôme.

Je posai au sol le tableau des annonces de vente que je portais, puis lui demandai ce qu’elle faisait là.

« Je devrais te demander ça, n’est-ce pas ? » me répondit-elle. « Que fais-tu ici ? »

Je fourrai les mains dans les poches du tablier noué autour de ma taille. « Travail. »

« Travail ? » Sun Rui se hissa sur la pointe des pieds pour jeter un coup d’œil à l’intérieur du magasin.
« Un clochard paresseux comme toi, qui ne fait littéralement jamais rien, travaille ? Le propriétaire embauche-t-il toujours ? Je veux travailler ici aussi. »

Sun Rui imaginait que tous les habitants de la ville étaient de jeunes maîtres et maîtresses vivant dans des gratte-ciel perchés au-dessus des nuages, entourés de femmes de chambre et de domestiques personnels.

Je posai mes mains sur ses épaules pour l’empêcher d’entrer dans le magasin. « Tu ne dois pas aider ton père dans les vergers ? » lui demandai-je. « Pourquoi voudrais-tu travailler ici ? »

La famille de Sun Rui possédait de nombreux vergers dans les montagnes, où ils cultivaient pommes et prunes vertes. À chaque vacance, elle rejoignait l’équipe d’entretien du verger, et pendant la saison de cueillette, elle était souvent chargée de ramasser les fruits à la tombée du jour.

Un été, quand nous étions enfants, j’étais parti avec elle, poussé par la curiosité. On nous avait remis de puissantes lampes frontales, puis nous avions couru à travers toute la montagne en compagnie de son père, chantant à pleine voix : « Tous les voleurs pourriront en prison ! »

Nous avions couru et crié, nos voix résonnant dans toute la forêt. Des années plus tard, je m’en souvenais encore.

« Mais je veux juste être la collègue de Wen Ying », dit Sun Rui en faisant la moue. « Être écrasée dans une minuscule pièce de stockage, au milieu de piles de trucs aléatoires, ou cachée dans les toilettes, à faire ceci et cela… »

Je n’eus même pas besoin de poser la question. Le halo jaune flottant au-dessus de sa tête me révéla suffisamment le genre de « ceci et cela » auquel elle pensait.

« Ne sois pas stupide. Termine de vendre tes fruits avant de penser à autre chose. »

Son chariot débordait de pommes ; une balance et des sacs en plastique pendaient à l’avant. De toute évidence, son père l’avait encore envoyée vendre des fruits.

Le visage de Sun Rui s’assombrit. « On a eu trop de pommes cette année. Même ma réputation de beauté vendeuse de fruits ne m’aide plus. J’ai crié toute la matinée et je n’ai vendu que quelques kilos. »

Elle me donna un petit coup de poing sur l’épaule. « Yu Mian, sois une bonne sœur et prends tout. »

Sœur mon cul, pensai-je.

« Pas question. On n’a pas de cochons. Elles vont se gaspiller si on ne peut pas tout finir. »
Mais comme c’était mon amie, je lui proposai : « Pourquoi tu ne m’en pèses pas six ? »

« Très bien ! »

Elle choisit avec joie six grosses pommes, les empaqueta, les pesa, puis me les remit.
« N’oublie pas de dire de bonnes choses sur moi à Wen Ying. Surtout sur mon caractère aimable et franc. »

« Je sais. »

Je la payai, lui dis au revoir et rentrai dans le magasin.

« Des pommes à vendre ! Fraîches, énormes et sucrées ! » La voix de Sun Rui s’éloigna à mesure qu’elle poussait son chariot plus loin.
« Des pommes fraîchement cueillies par la beauté des fruits elle-même, votre serviteur ! Remboursement complet si ce n’est pas doux ! »

*

Livres de seconde main Tianqi ouvrait à neuf heures du matin et fermait à cinq heures. Pour une raison quelconque, Yan Kongshan se comportait comme s’il avait gagné à la loterie à un moment donné de sa vie et ne semblait guère préoccupé par la perte des affaires du soir.

Lorsque grand-père apprit que j’avais enfin trouvé quelque chose à faire, il leva les mains et les pieds en signe d’approbation, allant même jusqu’à faire livrer un bol d’œufs au thé à nos voisins en guise de remerciement, pour exprimer sa gratitude à Yan Kongshan d’avoir tiré mon moi dégénéré hors de ma chambre et sous la lumière du soleil.

« Tu es sorti une seconde et tu es revenu avec un sac de pommes ? »

Comme nous venions tout juste d’ouvrir, il n’y avait pas encore beaucoup de clients. Après avoir travaillé ici ces deux derniers jours, j’avais lentement appris à connaître Wen Ying, même si nous n’étions pas encore proches ou quoi que ce soit. Parfois, nous échangions quelques mots durant nos pauses.

« Tu en veux une ? Laisse-moi les laver. » Je lui montrai les pommes dans le sac en ajoutant : « La famille de Sun Rui les a cultivées elle-même, elles sont super douces. »

« Elle est passée ? » Wen Ying jeta un coup d’œil vers l’extérieur. « J’ai trouvé le livre qu’elle cherchait, je me demandais quand elle passerait. »

« Elle est déjà repartie vendre ses pommes. » Par curiosité, je demandai : « Quel livre t’avait-elle demandé de trouver ? »

Wen Ying ouvrit brusquement un tiroir et en sortit un livre à reliure filaire au style ancien. Les mots Jin X Mei ornaient la couverture bleue vintage, tracés à grands coups de pinceau énergiques. (NT : roman classique chinois, ‘Fleurs de Prunier en Vase d'Or’. Il fait partie des Quatre grands romans classiques de la littérature chinoise. Il raconte l’histoire d’un homme d’affaires corrompu et débauché )

« … »

Sun Rui, tu t'es trahie dès le début.

Au fond de la librairie se trouvait une grande pièce remplie d’un assortiment d’objets divers. Elle servait de débarras improvisé, mais aussi de salle de repos pour les employés, où nous pouvions manger et entreposer nos affaires.

Je lavai les pommes et les déposai dans un bol sur la table. Pendant que je m’essuyais les mains sur mon tablier d’employé, je partis à la recherche de Yan Kongshan.

Après avoir balayé du regard l’intérieur du magasin, je ne le trouvai nulle part. Je supposai qu’il se trouvait dans l’entrepôt voisin, et en allant vérifier, je ne m’étais patrompé.

Yan Kongshan faisait l’inventaire du stock. Je n’avais aucune idée de comment il s’y prenait, vu l’état chaotique du lieu, mais naturellement, je ressentis le besoin de lui proposer mon aide. « Patron, puis-je t’aider ? »

Il était en train de soulever une boîte en carton sur une étagère. Il leva les yeux vers ma voix, sans dire un mot. Puis, d’un mouvement du menton en direction d’un autre casier rempli de livres, il m’indiqua silencieusement de me mettre au travail.

Tous les livres étaient d’occasion, entassés dans cet entrepôt depuis des années, ce qui leur conférait une odeur de moisi caractéristique. Je commençai par l’étagère du haut et descendis progressivement, notant les titres et éternuant de temps à autre.

Puis, soudain, à la lisière de mon champ de vision, j’aperçus quelque chose de petit et de gris ramper en ma direction. Je serrai fermement le livre entre mes mains et me penchai prudemment pour mieux voir… avant de me retrouver nez à nez avec une souris grosse comme une main.

Il fallait sans doute s’attendre à croiser des rongeurs dans un entrepôt sombre et fermé, mais j’avais grandi en ville et je n’avais jamais eu même un hamster. Pour quelqu’un comme moi, dont l’unique expérience avec ce genre de créature se limitait à Mickey Mouse, cette souris était l’équivalent de Godzilla avec un visage de Sadako (NT : personnage central du roman d'horreur Ring, écrit par Koji Suzuki en 1991). Si ma jauge d’humeur mesurait en réalité ma santé mentale, elle se serait effondrée tout droit en enfer.

Réagissant presque par réflexe, je lançai la seule arme que j’avais sous la main — un livre — dans la direction de la souris pour la chasser. Mais ce à quoi je ne m’attendais pas, c’était que le livre s’ouvrit en plein vol et qu’en atterrissant, il forma un triangle parfait… dans lequel la souris s’abrita docilement, parfaitement indemne.

Mon ennemi juré secoua la tête, rampa hors du livre et leva vers moi ses yeux vifs.

Je ne pouvais pas voir l’humeur des animaux, mais je n’en avais pas besoin. Je sentis la rage pure émaner de cette créature à travers ses pupilles brillantes, écarlates.

« …Désolé mon ami. C’était mal de ma part », murmurai-je.

Elle ne sembla pas accepter mes excuses, s’aplatissant au sol dans une posture basse et menaçante.

« Patron ? » commençai-je à appeler, la voix fluette, presque inaudible, car je ne voulais surtout pas alerter davantage la bête.

Heureusement, il m’entendit. « Hmm ? »

« Il y a… » Les mots n’eurent pas le temps de franchir mes lèvres que la souris bondit, et je faillis littéralement me pisser dessus. Dans un tourbillon de panique, je m’élançai droit vers Yan Kongshan en hurlant : « Au secours ! »

Le sens rationnel n’avait plus sa place dans ce moment de pure terreur. Je n’eus pas le temps de réfléchir : la dernière image qui me resta fut l’expression stupéfaite de Yan Kongshan avant que mes bras ne s’enroulent autour de son cou, mes jambes autour de sa taille. Je m’accrochai à lui… tel un koala désespéré.

Il recula de quelques pas sous la force de l’impact, posa une main sur ma cuisse pour retrouver son équilibre. « Yu Mian ? »

C’était la première fois que je l’entendais parler d’aussi près ; le son de sa voix résonna dans mes oreilles, éveillant tous mes follicules pileux d’une manière étrange, comme s’ils dansaient tous en même temps, diffusant une vague électrisante d’ASMR à travers mon corps.

Je resserrai mon étreinte autour de son cou et murmurai : « Il y a une souris. »

Mon cœur battait à tout rompre, et ce n’était pas uniquement à cause de la peur.

« Une souris ? » Yan Kongshan balaya la pièce du regard. « Elle semble avoir disparu maintenant. »

« Hmm. » J’acquiesçai en inspirant doucement par le nez.

Nous restâmes ainsi quelques instants. Finalement, Yan Kongshan, voyant que je ne semblais pas prête à le lâcher, fut contraint de demander : « Yu Mian, peux-tu descendre maintenant ? »

Mec, je voulais juste profiter de lui encore un peu.

« Euh, hein. » Mes jambes se détachèrent lentement de sa taille et je retrouvai le sol. Un peu gêné, je me grattai la joue. « Désolé… Je suis terrifié par ces trucs. »

Yan Kongshan se pencha pour ramasser le livre abandonné sur le sol et dit simplement : «Pourquoi ne retournerais-tu pas à l’intérieur ? Je peux gérer les choses ici. »

Décevant… mais bon, j’obéis quand même.

*

Comme l’avait dit Sun Rui, la librairie attirait bien plus de visiteuses que de visiteurs. Ces femmes, généralement un peu plus âgées que moi, surgissaient sans prévenir pour parcourir les rayons du regard.

« Hey, mon beau, est-ce que le propriétaire est là aujourd’hui ? » demanda l’une d’elles en me tirant par le bras, la voix empreinte d’un murmure intrigué.

Je supposai qu’il s’agissait probablement de la seule librairie de l’île devenue une sorte de lieu touristique simplement parce que son propriétaire était trop attirant.

« Il est dans l’entrepôt », l’informai-je.

Visiblement déçue, la femme soupira : « J’ai eu tellement de mal à venir jusqu’ici… » Elle s’interrompit, me détailla soudain de la tête aux pieds comme si elle venait de faire une découverte majeure, puis reprit : « Jeune garçon, tu as une petite amie ? J’ai une sœur cadette, tu serais le partenaire parfait. »

« Je n’ai pas l’intention d’avoir une petite amie… »

« Quel âge as-tu ? Ma sœur est en première année d’université, elle est probablement juste un peu plus âgée. Mais ce n’est pas un problème ! Comme on dit, bienheureux ceux qui vont avec des femmes plus âgées. »

« … » Madame, vous pourriez au moins écouter ce que je dis, pensai-je avec un soupir intérieur, avant de sortir mon atout ultime. « Je n’aime pas les femmes. »

Le reste de ses paroles se dissipa dans l’air. Sa bouche resta entrouverte, figée. Son humeur vira au vert embarrassé, et une expression confuse prit possession de son visage.

« O-Oh… Oh… je vois. »

Je supposai qu’elle n’avait plus rien à me dire. Je lui indiquai qu’elle pouvait me trouver si elle avait besoin d’aide, puis me dirigeai vers une autre étagère.

Alors que je remettais les livres laissés là par des clients, un groupe entra en riant bruyamment, bavardant à haute voix. Plusieurs lecteurs déjà installés dans le magasin leur jetèrent des regards réprobateurs.

Je reposai le dernier livre à sa place, puis me dirigeai vers eux, prêt à leur rappeler de faire moins de bruit.

« Fu Wei, pourquoi as-tu voulu venir ici ? Cette île est tellement ennuyeuse, c’est ringard au possible !»

« Ouais, il n’y a même pas de parcs d’attractions. Pourquoi ne pas retourner en ville ? Allons à l’arcade!»

« Je suis d’accord ! »

« Si vous voulez rentrer, allez-y. Moi, je veux encore regarder un peu. »

Je me figeai au son de cette voix familière. Des souvenirs désagréables jaillirent dans mon esprit, et une étrange sensation me parcourut le cuir chevelu, comme une alarme silencieuse.

C’était Fu Wei. Et avec lui, un groupe de mes anciens camarades de lycée. Que faisaient-ils ici, sur cette île ?

Leurs voix se rapprochaient. Je n’avais aucune envie de les croiser. Sans réfléchir, je tournai les talons et me dirigeai à pas vifs vers l’entrepôt, tel un soldat déserteur.

La porte s’ouvrit au moment exact où j’allais la pousser, révélant Yan Kongshan. Il avait sans doute terminé ce qu’il faisait et s’apprêtait à retourner dans la boutique. Les voix se faisaient pressantes derrière moi, je n’avais pas une seconde à perdre pour expliquer. Je dépassai Yan Kongshan sans un mot et entrai dans l’entrepôt, me retournant pour refermer soigneusement la porte.

Quand le danger de tomber sur mes anciens camarades sembla écarté, je m’adossai à la porte et laissai échapper un long soupir. Mon corps tout entier se détendit.

« Tu as croisé quelqu’un que tu connais ? »

À sa question, je me souvins soudain de la présence de Yan Kongshan. Je me tournai vers lui, maladroitement, le dos encore collé à la porte, incertain de la manière dont j’allais lui expliquer la situation.

« Mes camarades de lycée », dis-je en baissant la tête.

Il ne me força pas à rouvrir la porte – il recula simplement de quelques pas et s’appuya contre une étagère derrière lui. « Tu ne les aimais pas ? »

Je pinçai les lèvres, puis répondis : « Ce sont eux qui ne m’aimaient pas. Je n’étais pas très populaire au lycée… »

Il faudrait que je le dise tôt ou tard. Plutôt que d’attendre qu’il me déteste plus tard, je décidai de jouer cartes sur table immédiatement. Après tout, s’il ne pouvait pas le supporter, alors autant couper court dès maintenant pour ne pas perdre mon temps.

« J’aime les hommes. »

 

Traducteur: Darkia1030

 

 

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