Green Plum island - Chapitre 22 – Que dois-je faire ?

 

Fu Wei s'apprêtait à reprendre la parole, mais je l’interrompis : « Je ne veux pas être impliqué dans ce que vous faites, et je ne suis pas ici pour me remémorer le passé, alors partez, s’il vous plaît. »

Fu Wei avait eu bien des occasions de s'expliquer avec moi auparavant ; que pouvait-il ajouter maintenant ? Sans compter que c'était le magasin de Yan Kongshan, et je ne voulais pas lui causer d'ennuis.

« Tu n’es pas le propriétaire, tu ne peux pas nous mettre à la porte », rétorqua Chen Anna en se dégageant de l’étreinte de Fu Wei pour revenir à la charge contre moi.

Fu Wei était un homme fier. Être ainsi exposé en public, sous les regards curieux, le mettait terriblement mal à l’aise. Une teinte de vert embarrassé envahit son indice d’humeur, se répandant sur le mélange rose et bleu jusqu’à devenir la couleur dominante.

« Assez, arrête de te disputer ici. N’es-tu pas humiliée ? » lui murmura-t-il.

« Pourquoi devrais-je me sentir humiliée ? » répondit-elle en lui faisant un signe dédaigneux.

Xiao Tian, qui s'était tenu à l’écart jusque-là, choisit enfin de reprendre ses esprits et tenta de calmer le jeu : « Petite mademoiselle, nous dirigeons une entreprise ici, alors ne— »

Mais Chen Anna ne le laissa pas terminer : « Pourquoi devrais-je me sentir humiliée alors que cet homosexuel dégoûtant ne l’est pas ? »

Sa voix perça, claire et aiguë, emplissant tout le magasin. Chaque client l’entendit.

Je me mordis la lèvre en la regardant. Son indice d’humeur vira au rouge cramoisi.

Depuis mon arrivée, je m’étais bien entendu avec tout le monde sur l’île, à tel point que j’avais fini par oublier le venin avec lequel la société voyait encore l’homosexualité. Être une telle minorité signifiait être considéré comme un hérétique, être incompris, être étiqueté comme « pervers » sans avoir jamais rien fait pour mériter de tels mots. Les accusations d’un inconnu importaient peu. Mais lorsqu’elles venaient de sa propre famille, de ses amis, de ceux qu’on aimait vraiment, elles devenaient dévastatrices.

C’est pour cela que la sincérité et l’acceptation de Yan Kongshan, après le rejet de Fu Wei, avaient été pour moi un cadeau précieux. Je ne pensais pas rencontrer un jour quelqu’un d’autre qui me verrait comme un égal.

Je n’osais même pas espérer que mes propres parents ou mon grand-père puissent un jour accepter ma sexualité. J’avais décidé depuis longtemps que, tant que je conserverais la synesthésie, je ne ferais pas mon coming-out auprès d’eux. Vous pouvez appeler cela de la lâcheté ; je ne voulais pas qu’ils me disent que tout allait bien, pour ensuite voir dans leurs yeux la déception, voire la colère.

Mais à cause de Chen Anna, je ne savais plus si je pourrais encore garder ce secret. L’Île aux Prunes Vertes n’était ni grande, ni petite. Ce n’était pas un endroit où tout le monde se connaissait, mais chaque événement y circulait rapidement. Je prédis que, d’ici deux jours, toute l’île serait au courant.

Et cela m’énervait.

Je demandai à Chen Anna : « Vous ne sortez même pas ensemble, n’est-ce pas ? Est-il raisonnable de fouiner ainsi pour un béguin non partagé ? »

« Qui traites-tu de fouineuse ? »

Je l’avais visiblement touchée en plein cœur. Son visage se tordit de rage, et l’on aurait dit que de la fumée allait jaillir de ses yeux. Elle leva une main, prête à me gifler.

Mais son bras resta suspendu dans l’air, incapable de s’abattre. Yan Kongshan apparut derrière elle, tenant fermement son poignet dans sa main. « Petite fille, personne ne t’a jamais dit que la violence, c’est mal ? »

Il avait dû venir de l'entrepôt pour voir ce qui se passait.

Stupéfaite, Chen Anna se retourna et se retrouva face à la poitrine de Yan Kongshan. Elle leva enfin la tête pour rencontrer son regard. Sa stature, naturellement imposante, le faisait facilement dominer les autres, renforçant son air intimidant.

Chen Anna n’était, après tout, qu’une jeune fille de dix-huit ans. Quand elle parla, sa voix était étrangement fluette : « Q-Qui êtes-vous ? »

Yan Kongshan la fixa un instant, puis jeta un regard vers Fu Wei.

« Le propriétaire de cette librairie », dit-il sans expression.

Il ne la relâcha pas.

« C’est une librairie, pas un ring de boxe. Comme mon employé vient de le dire, si vous n’achetez rien, alors partez, s’il vous plaît. »

Chen Anna retira sa main de la sienne à contrecœur, reculant d’un pas. « Vous êtes le propriétaire, n’est-ce pas ? Écoutez-moi… » Elle me désigna du doigt. « Cette personne est un monstre qui aime les hommes. Vous ne savez pas ce qu’il pourrait faire à vos clients. Vous devriez le virer si vous ne voulez pas d’ennuis. »

Fu Wei attrapa son bras, visiblement plus en colère encore. « Mais qu’est-ce que tu racontes, bon sang ? Assez ! Viens avec moi ! »

Elle ouvrit la bouche, refusant obstinément de céder, mais il l’entraîna vers la sortie. Enfin, elle lança à voix haute que le karma toucherait « tous les homosexuels » et qu’elle avait pitié de mes parents.

La porte vitrée se referma derrière eux, et le calme revint dans le magasin. Personne ne parla pendant un long moment.

Bien que je susse que rien de tout cela ne fût de ma faute, je ressentis malgré tout une certaine honte. C’était comme si l’on m’avait disséqué sur une table, les membres entravés, toutes mes entrailles exposées sous un soleil brûlant et aveuglant, offertes au regard des spectateurs pour leur simple divertissement. Rien que les regards inquisiteurs et curieux jetés dans ma direction suffisaient à me désorienter.

« Yu Mian, viens avec moi », lança brusquement Yan Kongshan, m’indiquant d’un geste que je devais le suivre jusqu’à la salle de repos.

Mes mains se crispèrent instinctivement en poings. Je murmurai quelques mots vagues à Wen Ying et Xiao Tian, leur adressant un sourire de passage, puis je suivis les pas de Yan Kongshan.

Il ferma la porte de la salle de repos derrière nous, puis s’y adossa.

« Tu ne m’as jamais dit que c’était lui, la personne que tu aimais », remarqua-t-il, le visage impassible.

Chen Anna l’avait visiblement mis en colère – plus tôt, son indice d’humeur avait viré au rouge, et il l’était encore. Cela me rendait difficile de savoir s’il m’en voulait réellement ou non. C’était le chaos dans ma tête ; ses paroles m’échappaient. J’articulai simplement un «Hein ? », incapable de formuler une réponse.

Il fronça les sourcils, son indice d’humeur chuta tandis qu’il m’observait. À présent, il semblait encore plus furieux. Je me mis à trembler imperceptiblement de peur.

« Je ne te blâme pas », poursuivit-il en se frottant la tête avec frustration, comme s’il se parlait à lui-même. « Tu aurais dû me dire… Non, tu n’étais pas obligé de… Qu’est-ce que je raconte… ? »

Je repris mes esprits et expliquai : « Non, il… Fu Wei et moi n’avons jamais eu ce genre de relation. Nous étions amis. Je croyais qu’il m’aimait beaucoup… alors j’ai proposé d’essayer quelque chose, il m’a trouvé bizarre, puis il a décidé de tout raconter à tout le monde. Et je suis devenu “le monstre qui aime les garçons”, voilà tout. C’est l’essentiel de l’histoire. »

Je posai une main sur le canapé voisin et m’y laissai tomber, plus bouleversé que véritablement en colère. « Je suis désolé d’avoir causé tant de problèmes au magasin. »

Je me tordis les mains, la tête baissée, avant d’ajouter : « Quoi qu’il en soit, le nouveau est là, alors… demain, je ne viendrai pas. »

Le silence s’abattit sur la salle de repos. Yan Kongshan ne répondit pas tout de suite. Je supposai que cela signifiait qu’il acquiesçait.

Putain de Fu Wei… Ses quatre piliers entraient-ils en conflit avec les miens ? Sinon, pourquoi chaque rencontre avec lui tournait-elle au cauchemar ? Cette fois, il avait même compromis mes projets amoureux.

(NT : référence au système astrologique des quatre piliers du destin (ou Ba Zi), à savoir année, mois, jour et heure de naissance).

J’enfonçai mes ongles dans les côtés de mes doigts, utilisant la douleur comme exutoire à la dépression qui m’envahissait. Des pas s’approchèrent, puis Yan Kongshan s’accroupit devant moi, tenant toujours ma main.

« Ce n’est pas… Yu Mian, tu n’as causé aucun problème. Je ne cherchais pas à te blâmer. »

Ma main se figea. La chaleur de sa paume brûlait contre ma peau, tous les poils de mon corps se dressèrent et une sueur fine me parcourut. Il interpréta mal ma réaction et, avec un doux « désolé », il relâcha ma main.

« Tu peux te reposer chez toi quelques jours », dit-il en se relevant. « Mais je te laisse rester à la maison non pas parce que tu as causé des problèmes. Je ne veux simplement pas que ces deux personnes reviennent te harceler. »

Mon cœur manqua un battement. Je levai les yeux vers lui. Son indice d’humeur était incolore, et la valeur n’atteignait que 65, mais il n’était pas en colère contre moi.

« Merci. »

Il passa une main dans ses cheveux ébouriffés, puis la posa sur sa hanche.

« Tu pourras me remercier quand j’aurai vraiment fait quelque chose qui mérite ta gratitude », dit-il avec ironie.

Mes lèvres se retroussèrent en un sourire, et je lui lançai : « C’est le cas. »

Car pour moi, être traité normalement méritait déjà toute ma reconnaissance.

Yan Kongshan me regarda un instant, puis, soudain, tendit la main pour m’ébouriffer les cheveux. Son geste fut direct, audacieux.

Depuis qu’il avait commencé à jaunir occasionnellement pour moi, il avait volontairement cessé tout contact physique. C’était la première fois qu’il m’approchait avec autant d’intimité depuis la fin de la cérémonie anti-pluie.

Je fermai les paupières de plaisir, savourant la chaleur de sa présence solide, mais il retira sa main peu après et quitta la pièce. « Tu peux te reposer un moment, je retourne au magasin. »

La porte de la salle de repos s’ouvrit, puis se referma. Bientôt, je me retrouvai seul. Je me laissai tomber en arrière sur le canapé, enfouissant mon visage entre mes bras. Dans mon for intérieur, je ne cessais de me répéter :

« Que dois-je faire ? Je l’aime vraiment… Je l’aime vraiment, vraiment, vraiment. Que faire ? Que dois-je faire à ce sujet ? »

Je m’attendais à ce que la nouvelle de ma sexualité se répande comme une traînée de poudre. Alors, durant mes deux jours de congé passés à la maison, je me préparai à subir un interrogatoire de la part de mon grand-père. Mais il n’en fut rien : lui, comme tout le monde dans le quartier, me traita exactement comme d’habitude. C’en était presque étrange, mais je supposai que cela démontrait que Wen Ying et Xiao Tian étaient des gens honnêtes, peu enclins aux commérages.

Ce ne fut que plus tard que j’appris que Yan Kongshan leur en avait parlé.

*

« Tu as quelque chose à me donner ? »

Je n’avais même pas encore repris le travail lorsque ma mère m’appela soudain, souhaitant que je passe la voir.

Bien qu’il y eût des ferries et des bus réguliers entre l’île et le continent, le trajet durait au minimum quatre heures, ce qui n’en faisait pas un déplacement des plus pratiques. Je voulus lui demander de quoi il s’agissait et si elle ne pouvait pas simplement m’envoyer la chose par colis, mais je pensai que cela risquerait de la vexer. Je me retins donc de me plaindre et acquiesçai plutôt en disant : « D’accord, je te verrai demain. »

Une fois nos arrangements terminés, je raccrochai. Peu après, Yan Wanqiu m’appela depuis le rez-de-chaussée pour me demander de l’accompagner voir les chatons.

Les chats se portaient bien depuis qu’ils buvaient du lait pour chien. Devenus blancs et grassouillets, ils étaient désormais plusieurs fois plus gros que lorsqu’ils avaient été recueillis. Ils s’entendaient bien avec leurs petits frères canins, avec qui ils se chamaillaient souvent.

« Tu vas en ville demain ? »

Alors que je raccompagnais Yan Wanqiu chez elle, elle m’annonça soudain qu’elle ne pourrait pas rendre visite aux chatons le lendemain.

« Nous devons aller à l’hôpital. » Elle donna un coup de pied dans un caillou qui traînait au sol. « On y va tous les mois, pour parler au médecin. »

Je ne compris pas très bien ce qu’elle voulait dire par là, mais puisque je devais justement rendre visite à ma mère le lendemain, je me dis que je pouvais peut-être profiter d’un trajet gratuit, non ?

Lorsque j’en parlai à Yan Kongshan plus tard dans la soirée, il me dit que je devrais probablement les accompagner à l’hôpital, et qu’il ne pourrait me déposer chez ma mère qu’en début d’après-midi. Un trajet gratuit restait un trajet gratuit, alors naturellement, j’acceptai.

Le lendemain matin, je fis mes adieux à mon grand-père et partis pour Hong City dans la voiture de Yan Kongshan. Après avoir franchi le pont maritime et roulé encore deux heures, nous nous arrêtâmes enfin devant un hôpital du centre-ville, à l’architecture presque désuète.

J’appris alors que cet hôpital ne traitait pas la maladie chronique de Yan Wanqiu, mais qu’il s’agissait en réalité d’un établissement psychiatrique, où elle recevait des consultations. Depuis un an, elle venait ici participer à des séances de conseil destinées aux enfants en situation de handicap, afin de développer des compétences psychologiques positives et de mieux s’adapter au monde.

Je pénétrai dans l’hôpital main dans la main avec elle, Yan Kongshan nous suivant de près. Elle fredonnait des mélodies en boucle, me demandant de deviner les chansons.

« Rechante le… »

Le soleil flamboyait au-dessus de nos têtes, me faisant transpirer sans fin. Elle recommença à fredonner. Puis, soudain, elle s’interrompit, s’arrêtant net, les yeux fixés droit devant elle, comme ébahie. Je m’immobilisai à mon tour, suivant son regard.

Une silhouette séduisante se tenait un peu à l’écart, nous observant, un léger sourire aux lèvres, dans le fond des yeux.

Ou plus précisément, elle regardait Yan Kongshan.

Je la fixai. Jiao Changyu ?

Je l’avais encore vue à la télévision quelques jours auparavant – c’était bien elle, sans aucun doute. Naturellement, je me retournai pour observer Yan Kongshan. Lui aussi venait de la remarquer : il s’était arrêté net.

Yan Wanqiu et moi restâmes figés entre eux, incertains de la direction à prendre.

 

Traducteur: Darkia1030