Green Plum island - Chapitre 15 – J’hallucine peut-être

 

Quelques jours avant la cérémonie d’arrêt de la pluie, M. Zhang demanda à grand-père de me transmettre que je devais libérer du temps durant le week-end afin qu’ils puissent s’exercer à me maquiller.

Bien que j’eusse accepté d’incarner la jeune fille du ciel, l’idée de devoir me maquiller me mettait toujours mal à l’aise. La dernière fois que je m’en souvenais, c’était lors d’un spectacle de chorale à l’école primaire. À l’époque, le professeur nous avait forcés, peu importe notre sexe, à porter du rouge à lèvres et à arborer un huadian doré peint sur le front – un maquillage traditionnel en forme de fleur de prunier (NT : symbole ancien de beauté et de statut). Lorsque la photo de classe fut publiée, on aurait dit qu’un groupe de bouddhas s’était réuni pour atteindre ensemble le nirvana. L’image brillait même sans avoir été retouchée.

Lorsque j’annonçai à Yan Kongshan que je devais prendre un jour de congé pour une séance d’essai de maquillage, il ne dit pas grand-chose. Wen Ying, en revanche, explosa de joie.

« Je ne peux pas le croire, Yu Mian, tu vas vraiment être la jeune fille du ciel ! Cela ne veut-il pas dire qu’on pourrait faire ta promo sur notre présentoir ? Tu sais, coller une affiche de toi avec marqué dessus ‘La jeune fille du ciel est descendue, photos gratuites pour tous !’. Je parie que ça attirerait un tas de clients. »

Ses paroles me donnèrent la chair de poule. L’idée d’une affiche agrandie de moi, habillé en femme, exposée en plein air, avec tous ces passants voulant prendre des photos comme si j’étais une mascotte… c’était une vision suffisamment gênante pour m’étouffer.

« Il ne faut pas… »

Wen Ying m’ignora et continua : « Tu pourrais même devenir populaire en ligne. Mec, les créateurs de contenu en crossdressing cartonnent en ce moment. »

Je n’avais rien contre les travestis, mais je ne voulais pas en être un, et je ne tenais surtout pas à ce que trop de gens me voient ainsi. Les connaissances de Wen Ying sur le sujet me firent soupçonner chez lui une sorte de fétichisme particulier.

Sun Rui projetait de se promener avec lui après la cérémonie. Je me demandai brièvement si ce serait encore une autre histoire de chagrin pour elle. Je frémis à l’idée qu’elle vienne de nouveau pleurer sur mon épaule.

Wen Ying s’apprêtait à poursuivre, lorsque Yan Kongshan arriva et lui fourra un livre contre la poitrine, mettant fin à ses divagations. « Arrête de bavarder et retourne au travail.»

Mon collègue toussa en se frottant la poitrine, grimaçant : « Chef, ça fait mal ! »

Yan Kongshan lui tourna le dos et, penché, rangea des livres sur une étagère.

« Désolé », commenta-t-il avec nonchalance.

*

Après le dîner, vers dix-neuf heures, la sonnette retentit.

Je me précipitai en bas, devinant qu’il s’agissait de la maquilleuse, craignant que grand-père n’ait pas entendu. Lorsque j’arrivai sur le palier, grand-père avait déjà ouvert à une Sun Rui rayonnante, qui passa la tête pour saluer. Derrière elle se tenait une jeune femme aux cheveux roses, dans la vingtaine.

« Que fais-tu ici ? » demandai-je, surpris.

« J’accompagne ma cousine. C’est elle, ta maquilleuse. » Sun Rui s’écarta et me présenta la femme. « Chu Tong, vingt-six ans. Elle travaille sur les plateaux de tournage, elle maquille des célébrités. »

Chu Tong lança un regard à Sun Rui. « Tu aurais pu te contenter de me présenter, pourquoi mentionner mon âge ? »

Je la saluai, me présentai à mon tour, puis les conduisis toutes deux à l’étage. Elles étaient venues avec deux grandes caisses. Chu Tong possédait une trousse de maquillage à trois niveaux d’environ vingt et un cun de diamètre, tandis que celle de Sun Rui ressemblait à une valise tant elle était volumineuse.

Je l’aidai à monter les escaliers, m’attendant à ce que ce fût lourd, mais à ma grande surprise, la trousse était si légère qu’elle semblait vide.

« Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? » demandai-je en la posant contre le mur.

« Ton costume de jeune fille du ciel, Mian Mian », répondit-elle en attrapant un manga posé sur mon oreiller, avant de s’asseoir par terre pour le feuilleter.

Je priai pour qu’elle ne me fît pas perdre ma page. Mais lorsque j’ouvris la bouche pour le lui rappeler, elle avait déjà commencé à lire depuis le début ; je me contentai donc de me taire.

« Tiens, prends ce bandeau et repousse tes cheveux en arrière », dit Chu Tong, qui trouva un espace dégagé sur le sol pour ouvrir sa boîte à trésors. Chaque compartiment débordait de produits que je ne reconnus pas. Plus tôt, je craignais que ma chambre ne fût trop sombre pour maquiller, mais cette inquiétude s’envola lorsque je fus aveuglé par les lumières LED bordant la trousse de chaque côté.

Je posai le serre-tête à oreilles de lapin sur ma tête et m’assis en tailleur devant la trousse, attendant les prochaines instructions de Chu Tong.

« Laisse-moi jeter un œil à ta peau… » murmura-t-elle en bougeant doucement ma tête par la mâchoire. Après avoir observé mon visage de près, elle conclut, stupéfaite : « Ta peau est incroyable. J’avais peur que tu aies eu de l’acné à la puberté ou quelque chose comme ça, mais je ne vois même pas tes pores, et ta peau est si lumineuse. »

« Bien ? » s’exclama Sun Rui en se levant du tapis voisin sur lequel elle lisait attentivement, ses jambes se balançant d’avant en arrière. « La peau de Yu Mian est incroyablement belle, et ses yeux sont si grands et si beaux. C’est pour ça que je l’ai pris pour une fille quand on était enfants. »

Chu Tong humidifia un tampon de maquillage, m’essuya le visage, puis se lança dans la tâche complexe qui l’attendait.

« Je pense que je vais essayer un maquillage de la dynastie Tang sur toi. C’est la première fois que j’accepte un travail pour une cérémonie traditionnelle, donc je ne sais pas encore comment cela va se passer. Suivons le courant et on ajustera ensuite. »

« Je te laisse faire. » Je ne m’y connaissais pas en maquillage, alors je lui laissai toute liberté.

Au début, je fis l’effort de compter tous les produits qu’elle appliquait sur mon visage, mais bientôt elle enchaîna tant de couches que je renonçai.

Au bout d’un moment, je commençai à chercher des sujets de conversation, engageant un échange sans entrain avec Chu Tong, car il était difficile de rester éveillé en devant rester immobile.

J’appris qu’autrefois, ils choisissaient n’importe quelle fille sur l’île qui savait vaguement maquiller pour incarner la jeune fille du ciel. Mais cette année, en raison de la venue d’une équipe documentaire étrangère pour enregistrer l’événement, le chef du comté avait décidé de faire les choses plus sérieusement. M. Zhang engagea Chu Tong après avoir entendu dire qu’elle travaillait comme maquilleuse professionnelle sur des plateaux de cinéma.

« Nous devons montrer à ces étrangers à quoi ressemble une jeune fille du ciel descendant des cieux ! » furent les mots exacts de M. Zhang.

Je ne savais pas trop si je devais me sentir chanceux ou non. Cela dit, au moins, ce n’était pas le pire qui puisse arriver. Si Sun Rui avait été chargée de me maquiller, j’aurais probablement ressemblé une fois de plus à un bouddha. À cette pensée, je remerciai silencieusement M. Zhang pour son excès de zèle cette année.

Une demi-heure s’écoula, et l’application du maquillage m’avait rendu si somnolent que je faillis m’endormir. Pendant ce temps, Sun Rui termina deux volumes de manga et une assiette de fruits que grand-père monta à l’étage.

Enfin, avec un dernier trait de crayon à lèvres, Chu Tong recula, satisfaite.

« Xiao Rui, qu’en penses-tu ? » demanda-t-elle à Sun Rui.

Cette dernière leva les yeux de son livre, une tranche de pomme à la main, prête à la mordre. « Je pense… » Sa voix se perdit dans un souffle. Elle resta figée, comme si quelqu’un avait mis sa vidéo en pause. Étrangement, son humeur vira au bleu déprimé.

« Que diable ! Pourquoi un homme stupide est-il plus beau que moi avec du maquillage ? C’est injuste ! Injuste ! » hurla-t-elle, au bord du désespoir, frappant le sol de ses poings dans une crise de colère improvisée. « Je refuse d’accepter que je ne puisse même pas rivaliser avec un homme ! C’est forcément à cause de tes compétences trop bonnes, Chu Tong ! »

Je ne m’y connaissais pas assez pour juger du maquillage, mais la personne qui me fixait dans le miroir m’était si étrangère que j’en eus un léger vertige.

Mon visage était blanc comme du papier, le fard s’étendait jusqu’au coin externe de mes yeux, avec deux petits points rouges dans chaque fossette. Ma bouche, dessinée en rouge, était fine et semblable à un papillon cramoisi. Plus je me regardais, plus le reflet me semblait étrange, jusqu’à ce que je détournasse les yeux, un peu troublé.

« Je pense que cela s’est bien passé », déclara Chu Tong. Elle sortit une perruque très longue de sa trousse, m’aida à l’enfiler, à la peigner, puis à la replier dans mon dos. « Nous n’avons plus de temps aujourd’hui, donc cette perruque fera l’affaire. Mais le jour de la cérémonie, tu porteras une coiffe et de nombreuses épingles à cheveux. Ce sera probablement un peu lourd, donc prépare-toi. »

Honnêtement, rien qu’avec cette perruque, mon cuir chevelu était déjà si tendu que je peinais à réfléchir. J’imaginais à peine à quel point ce serait pire lors de la cérémonie.

Intérieurement, je maudis M. Zhang. Ces étrangers voulaient juste du traditionnel, pas besoin d’être aussi autoritaire !

« Ahhh, tuez-moi ! » Sun Rui était toujours effondrée au sol. « Yu Mian, pourquoi tu es aussi agaçant ? Tu n’es plus mon ami ! À moins que… » Soudain, elle se redressa en position assise et reprit : « À moins que tu ne sois ma demoiselle d’honneur quand je me marierai. »

Je la fixai et lui répondis : « Tu es devenue folle. »

Chu Tong leva les yeux au ciel. « D’accord, ça suffit. Sors son costume », ordonna-t-elle à Sun Rui.

Cette dernière fit la moue, mais alla ouvrir la valise qu’elle avait apportée. Elle en sortit un costume blanc soigneusement protégé dans une housse.

J’avais toujours pensé que lorsqu’ils parlaient de « plumage », il ne s’agissait que d’un mot traditionnel pour désigner les vêtements des divinités. Pourtant, le costume entre les mains de Sun Rui était un véritable plumage d’oiseau. Il se composait de trois couches : la plus interne ressemblait à un sous-vêtement traditionnel chinois, sur lequel venait un qipao doux et moulant. Aucune broderie florale complexe, seulement deux grues entrelacées sur les revers, retenues par une fine corde d’argent.

La dernière couche, la plus extérieure, était également la plus flamboyante. Faite de mousseline délicate, elle possédait des manches qui pendaient presque jusqu’au sol. Tout le bord inférieur des manches était recouvert, couche après couche, de plumes d’oiseaux blanches, à la fois solides et éthérées. En la voyant, j’eus soudain l’impression que, sitôt que je l’aurais enfilée, je monterais au ciel et deviendrais un être céleste.

Je passai lentement la main sur le plumage du costume. C’était doux, agréable au toucher.

« Est-ce fait de vraies plumes d’oiseaux ? »

« J’ai entendu dire que le tout premier costume l’était, mais avec le temps, il s’est usé depuis longtemps », répondit Chu Tong. « Ils en ont fait plusieurs répliques selon le modèle original. Celui-ci a été fabriqué il y a vingt ans, lorsqu’ils ont opté pour des plumes d’oie. Tu es la quatrième personne à en hériter. »

Soudain, le costume me parut mythique, presque sacré, et je sentis naître dans mon cœur une attirance magnétique pour cette tradition… qui s’évanouit presque aussitôt lorsque Sun Rui et Chu Tong se mirent à resserrer vigoureusement le corset autour de moi.

Je demandai, nauséeux : « Sérieusement… les gars, devons-nous le serrer autant ? Trop, c’est trop. »

« Certainement pas ! » s’exclama Sun Rui, indignée. « La taille de la jeune fille du ciel ne peut pas être plus épaisse que la mienne. Accepte simplement la réalité ! »

Chu Tong serra les dents et tira de toutes ses forces. « Le fils de M. Liu est plus petit que toi, il ne mesure que 1,70 mètre. Il est trop tard pour faire des modifications au costume, alors sois patient… »

Mais c’était plus facile à dire qu’à faire.

Finalement, l’une d’elles me donna un coup de pied dans le dos et me poussa vers le rebord de la fenêtre. Je me retrouvai alors penché en avant, presque tout le haut du corps suspendu dans le vide, les longs cheveux de la perruque retombant en cascade sur mes épaules, soyeux et lisses.

« Au secours », soufflai-je faiblement, me sentant tiré des deux côtés à la fois.

À cet instant, une brise passa, décoiffant mes cheveux et apportant avec elle une odeur familière de fumée de cigarette. Il me fallut un moment pour identifier cette senteur, et lorsque je levai la tête pour jeter un coup d’œil dans la cour voisine, mes yeux croisèrent immédiatement ceux de Yan Kongshan. Il me fixait, légèrement hébété, une cigarette allumée entre les doigts.

« Hey… », appelai-je faiblement, déglutissant avec nervosité.

Nous nous regardâmes durant ce qui me sembla être un millénaire, mais qui ne dura en réalité que quelques secondes. Pourtant, pendant ces quelques secondes, l’indice d’humeur de Yan Kongshan monta et descendit de manière erratique.

Au début, il était blanc et affichait 78. Puis, il chuta rapidement à 70 et vira au gris — très probablement parce que mon apparence le perturbait. Mais après que je l’eus interpellé et qu’il reconnut que c’était moi, l’indice remonta à 80.

Et puis — « Yu Mian ? » dit-il.

Pendant qu’il parlait, la couleur grise, trouble, se transforma en un jaune vif, éclatant, impossible à ignorer. Mais en un clin d’œil, lorsque je regardai de nouveau, son indice avait chuté à 60 et viré au noir profond, couleur de la peur.

Je pensai alors : Génial. Sun Rui et Chu Tong ont tellement serré ce corset que j’hallucine. J’imagine que l’indice d’humeur de Yan Kongshan est devenu jaune pour moi.

 

Traducteur: Darkia1030