TTBE - Chapitre 12 - An Changqi est mort.

 

Hu Shifei allongea exagérément le cou pour regarder au-dehors par la fenêtre du carrosse. Voyant An Changqing y monter, et Xiao Zhige enfourcher son cheval pour chevaucher à côté du carrosse, les deux hommes se parlant à voix basse à travers la fenêtre, il ne put s’empêcher de claquer la langue deux fois et soupira : « Si je n’étais pas moi-même un médecin, je croirais que le prince a été ensorcelé par un sort gu. » (NT : insecte parasite mythique capable de manipuler l'esprit de son hôte.)

À l’extérieur, Tie Hu, qui conduisait le carrosse, n’entendit que la seconde moitié de la phrase. Saisi d’effroi, il s’exclama : « Qui ose jeter un sort gu au général ? Vieux Tie va l’étriper sur-le-champ ! »

« … » Hu Shifei resta sans voix un moment, puis ricana : « Voilà pourquoi je dis que tu es un gros benêt. Si c’est le Wangfei qui a jeté le gu, vas-y donc, tue-le, pour voir ? »

Cette fois, ce fut à Tie Hu de rester coi. Il renifla et bafouilla longuement avant de se gratter la tête : « Le Wangfei ne ressemble pourtant pas à un démon qui pratiquerait le gu… »

« On dirait que tu n’es pas complètement idiot. » Hu Shifei leva les yeux au ciel, frappa vigoureusement contre la paroi du carrosse et pressa : « En route, ne bouche pas le passage. »

Les deux carrosses s’ébranlèrent, l’un derrière l’autre, en direction de la résidence princière.

De retour au palais, Tie Hu descendit d’abord la chaise roulante de Hu Shifei, puis souleva l’homme pour l’y installer, et, comme plus tôt, s’apprêta à porter ensemble l’homme et le fauteuil à l’intérieur.

Hu Shifei, exaspéré, leva les yeux au ciel et tapa du poing sur les accoudoirs de la chaise, qui résonnèrent bruyamment : « Pose-moi ! Tu crois que je ne sais pas me déplacer tout seul ?!»

Tie Hu dut se résoudre à le déposer. Se grattant l’arrière du crâne, il grommela : « Tes jambes sont brisées depuis tant d’années… ça ne veut-il pas dire que tu ne peux pas marcher ? »

« Et ces deux roues, elles sont là pour la décoration ?! » répliqua Hu Shifei, suffoquant de colère au point de rester un moment sans voix.

Tie Hu : « …………… »

Derrière eux, An Changqing riait franchement. Il tourna le visage vers Xiao Zhige : « Tes hommes sont tous aussi… amusants ? »

« Juste lui. Dorénavant, il restera à tes côtés. » répondit Xiao Zhige, impassible. « Tie Hu a peut-être l’esprit un peu simple, mais son art martial est solide, et il est obéissant. Où que tu ailles, emmène-le avec toi. J’ai encore deux autres hommes, je les mets également sous son commandement. Pour toute affaire, donne tes instructions à Tie Hu. »

An Changqing resta interdit : « Cela ne retardera pas tes propres affaires ? » Il s’était déjà estimé heureux que Xiao Zhige lui ait donné trois gardes du même genre que Zhao Shi. Il n’aurait jamais cru qu’il lui confierait Tie Hu lui-même.

Tie Hu paraissait benêt, mais rien qu’à juger par sa force herculéenne et par son attitude familière avec Xiao Zhige, on voyait bien qu’il était un homme de confiance.

« Non. » dit Xiao Zhige. « Yejing est tranquilleLe garder inactif n’est qu’un gaspillage »

Rassuré, An Changqing le suivit vers le hall fleuri de la cour avant. Dès qu’il fut entré, Hu Shifei s’écria qu’il ne s’était pas baigné depuis plusieurs jours ; après avoir présenté ses excuses à Xiao Zhige, il demanda à Tie Hu de le pousser vers la chambre d’hôtes pour se laver.

Au moment où ils atteignirent le Manoir Wang, l’heure du dîner approchait. Comme An Changqing songeait que ces deux hommes n’étaient pas de simples subordonnés de Xiao Zhige , il ordonna aux domestiques de préparer davantage de plats, et tous quatre soupèrent ensemble dans le hall des fleurs.

Lorsque les servantes eurent disposé la table, Hu Shifei fit enfin son entrée en faisant rouler sa chaise. Tie Hu le suivit, marmonnant : « Docteur Hu, si tu étais toujours aussi présentable, tu ne serais pas encore célibataire à ton âge, sans même une épouse… »

An Changqing, entendant cela, observa Hu Shifei. Effectivement, après s’être arrangé, il paraissait bien plus décent : ses cheveux en désordre avaient été attachés correctement, sa barbe rasée, et il avait revêtu une tunique bleu sombre. C’était désormais un élégant homme d’âge mûr.

Hu Shifei cracha au sol et jura : « Qu’est-ce que tu en sais, crétin ! »

Tie Hu, penaud, se tut et s’inclina devant Xiao Zhige et An Changqing : « Général. Wangfei. »

Hu Shifei, lui aussi, avança en s’inclinant et salua avec politesse : « Puis-je savoir où se trouve le malade que le Wangfei souhaite que je soigne ? »

« Pas dans la résidence. » An Changqing lui expliqua brièvement le cas de la concubine Yu : « Je vous prie de patienter quelques jours, le temps que je m’arrange, et je vous conduirai auprès d’elle. »

Comme il avait déjà été “kidnappé”, Hu Shifei n’avait guère le choix et acquiesça avec déférence.

Après que tout fut dit, les servantes apportèrent les plats, et tous prirent le repas ensemble.

Une fois le dîner terminé, Hu Shifei et Tie Hu suivirent les servantes vers les chambres d’hôtes. An Changqing, lui, se lava tôt, mais ne se coucha pas : il marchait nerveusement dans sa chambre.

Il repensait toujours aux paroles de Xiao Zhige plus tôt : An Changqi ne survivrait pas à la nuit.

Bien sûr, Xiao Zhige ne l’aurait pas trompé. Mais tant qu’il n’aurait pas entendu la nouvelle de ses propres oreilles, An Changqing ne pourrait apaiser son cœur. Il craignait qu’un imprévu ne permette à An Changqi de rester en vie — ce qui réduirait à néant tous ses plans.

Si An Changqi mourait dans la nuit, il pourrait non seulement provoquer la discorde entre An Zhike et An Zhishou, semant le chaos au sein de la maison An, les empêchant de nuire à sa mère et lui, mais aussi tirer parti de la haine de Madame Sun envers Madame Li pour dévoiler la conspiration de cette dernière, et ainsi sortir sa mère Manoir An pour la soigner.

Depuis que Hu Shifei avait confirmé que la prescription était problématique, ses soupçons s’étaient naturellement portés sur Madame Li.

La fleur de Qianchongjin n’était pas précieuse. Dans les familles riches, on la jugeait trop peu fastueuse et on la cultivait rarement. Pourtant, dans la résidence des An, on en voyait partout, en particulier derrière le jardin Arc-en-ciel, où s’étendait un vaste parterre. Chaque fois qu’elle fleurissait, le parfum emplissait l’air et les pétales voltigeaient en pluie.

Pour l’œil non averti, c’était un magnifique spectacle ; en réalité, il recelait un danger mortel.

An Changqing, après de longues réflexions, confirma que ces fleurs avaient été plantées peu après sa chute dans l’eau.

La seule personne susceptible d’y avoir glissé un stratagème n’était autre que Madame Li.

Madame Li était la seconde fille du comte Yongxing. Bien qu’il ne servît pas à la cour, ce dernier, homme généreux et charitable, jouissait à Yejing d’une excellente réputation, et par ricochet ses deux filles aussi. L’aînée avait épousé le fils aîné du marquis de Kangle ; la cadette, elle, avait épousé le Premier Ministre de Daye, marquis de Jing’an, An Zhike.

Mariée dans la maison des An, Madame Li administrait les affaires domestiques avec dignité, et passait pour une femme affable et magnanime ; elle donna naissance au fils aîné légitime. Sa position était inébranlable. La seule qui ait un jour menacé ce statut fut la concubine Yu.

Cette concubine était entrée dans la famille An après Madame Liu. Des fragments d’informations recueillis par An Changqing, il ressortait qu’An Zhike avait beaucoup chéri Madame Yu pendant quelques années. À cette époque, tous deux vivaient en parfaite harmonie, au point qu’An Zhike en vint à négliger son épouse légitime Madame Li ainsi que sa concubine Liu. Plus tard, Madame Yu donna successivement naissance à un fils et une fille, et sa gloire éclipsa toutes les autres dans la maison.

Mais la belle période ne dura pas. Quand An Changqing avait quatre ans, Madame Yu, pour une raison obscure, provoqua la colère d’An Zhike. Celui-ci entra dans une rage terrible et dès lors, il ne franchit plus jamais le seuil du jardin Arc-en-ciel. Depuis, Madame Yu vécut recluse, se contentant d’élever ses deux enfants, sans plus chercher querelle ni faveur.

Pourtant, ces années de gloire, bien qu’involontaires, avaient laissé des traces dans les mémoires.

An Changqing avait toujours cru que seule Madame Liu nourrissait de la rancune à leur égard, puisque celle-ci avait saisi toutes les occasions pour les humilier au fil des ans. Mais à présent, il lui apparaissait que la digne et posée Madame Li, en surface irréprochable, n’était pas nécessairement innocente en secret.

Si c’était vraiment Madame Li… Le plan d’An Changqing commençait à se préciser. Il en devenait d’autant plus anxieux, et ses yeux revenaient sans cesse vers la porte — il avait envoyé quelqu’un espionner la résidence des An : sitôt qu’An Changqi mourrait, la nouvelle leur parviendrait aussitôt.

« Au plus tard dans un shichen (NT : environ deux heures), un homme reviendra. » Xiao Zhige, à demi appuyé sur le lit, lisait un traité militaire. Voyant An Changqing aller et venir sans pouvoir se calmer, il dit d’un ton grave : « L’agitation et l’impatience sont le plus grand tabou dans l’art de la guerre. »

Mais An Changqing n’entendit que la première partie de sa phrase. Il se précipita, appuyé sur le lit, pour confirmer : « Vraiment ? Comment le sais-tu ? »

Tout absorbé, il ne se rendit pas compte de son attitude inconvenante : un genou nu plié sur le lit, la main posée près de Xiao Zhige, sa robe intérieure mal ceinte, le col largement ouvert découvrant une vaste étendue de peau blanche.

Le regard de Xiao Zhige glissa, sa respiration se fit plus lourde. Voyant cette proximité inconsciente, il soupira intérieurement, puis tira sur son col pour le rajuster et, le tenant par la taille, le fit basculer sur le lit, avant de le couvrir d’une couverture : « Cet après-midi, les deux médecins restés à Deren Hall ont été mandés à la résidence des An. »

À cette heure, il était clair pour qui on les avait appelés. C’était qu’un premier médecin avait déjà échoué, et qu’il fallait renforcer le nombre.

An Changqing en fut rassuré. Il resta sagement allongé un instant, puis se redressa de nouveau, boudant : « Impossible, je n’arrive pas à dormir. »

Il ressemblait à un enfant qui, n’ayant pas entendu la fin d’une histoire, refusait d’aller se coucher.

Xiao Zhige l’observa, soupira, et céda : « Alors ne dors pas. »

Un sourire de victoire illumina le visage d’An Changqing. Naturellement, il se pencha pour s’appuyer contre son bras, et jeta un œil au traité militaire : « Explique-moi donc ce livre de stratégie. »

Xiao Zhige fronça les sourcils, embarrassé. Il avait lu d’innombrables ouvrages militaires, mais jamais il ne les avait racontés à quiconque. Comment s’y prendre ? Après un instant de silence, sous le regard empli d’attente d’An Changqing, il ouvrit le livre à la première page et se mit à lire mot pour mot.

An Changqing pensait entendre une histoire ; il resta un instant stupéfait, puis se dit que c’était dans l’ordre des choses. Cet homme, raconter une histoire ? Voilà qui relèverait du prodige.

Naturellement, il appuya la tête contre la poitrine large de l’homme et ferma les yeux pour écouter. La voix grave de Xiao Zhige, au timbre clair, ralentit volontairement, et dans ce rythme posé se dissimulait une douceur perceptible seulement à qui y prêtait attention.

À force d’écouter, An Changqing s’assoupit sans s’en rendre compte.

Xiao Zhige, voyant ses paupières closes, posa le livre et baissa la tête vers lui.

Le jeune homme dormait contre sa poitrine, la moitié du visage appuyée, l’autre dissimulée sous les mèches sombres de ses cheveux ; seules ses longues cils noirs et son nez droit apparaissaient. Les cils frémissaient, le bout du nez se soulevait à chaque souffle — un spectacle attendrissant.

Le général, qui connaissait ses classiques par cœur, buta soudain sur ses mots. Sa voix s’éteignit. Le voyant profondément endormi, il ne put résister à lever un doigt pour effleurer ses cils, puis tapoter le nez rond et délicat.

Comme gêné, le jeune homme émit deux petits grognements et enfouit tout son visage dans sa poitrine.

Les battements de cœur de Xiao Zhige s’accélérèrent. Il serra les doigts, mais de son autre bras le tint plus fort, un sourire imperceptible flottant sur ses lèvres.

Bien que la position fût inconfortable, il ne le repoussa pas, et le laissa dormir dans ses bras. Ainsi passa plus d’une demi-heure, jusqu’à ce que la voix d’An Fu se fasse entendre à la porte.

Xiao Zhige couvrit les oreilles de l’endormi et dit simplement : « Entre. »

Le petit domestique entra vivement pour rapporter les nouvelles. Relevant la tête, il aperçut, derrière le paravent, deux silhouettes enlacées. Son esprit se figea, et ce ne fut qu’après avoir bredouillé longtemps qu’il parvint à dire correctement : « An Changqi est mort. »

« C’est bien. Tu peux te retirer. » Xiao Zhige relâcha son geste. Voyant l’homme profondément endormi dans ses bras, il leva la main pour éteindre la lampe.

Tout le reste attendrait demain.

 

Traducteur: Darkia1030

 

 

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