Chenghua -Extra 4 – Compréhension

 

Même le lendemain, bien qu’arrivé à l'intérieur de l'enceinte du gouvernement, Lu Lingxi n'arrivait toujours pas à se remettre.

Les mots de Sui Zhou avaient hanté son esprit toute la nuit. Il avait tourné et retourné dans son lit, incapable de trouver le sommeil, sombrant une fois de plus dans une nuit blanche.

Il ne pouvait le nier : les paroles de Sui Zhou l’avaient profondément secoué.

Être prêt à renoncer à tout pour quelqu’un, même à sa descendance, quelle sorte de sentiment cela pouvait-il bien être ?

Pour être honnête, bien que Lu Lingxi ait compris qu’il nourrissait des sentiments pour Tang Fan, il n’avait jamais réfléchi à des questions telles que le mariage ou la descendance. Ou peut-être que, sans même s’en rendre compte, il considérait que ces deux choses n’étaient pas incompatibles avec sa proximité avec Tang Fan.

Mais les mots de Sui Zhou l’avaient brutalement ramené à la réalité.

Son esprit était maintenant complètement embrouillé, ses pensées autrefois claires et vives s’étaient enfermées dans une impasse dont il ne pouvait sortir.

Et s’il venait un jour où lui et Tang Fan partageaient réellement un même lien de cœur ?

Serait-il capable, pour Tang Fan, de renoncer au mariage et à la descendance, de renoncer à perpétuer sa lignée familiale ?

Lu Lingxi n’avait pas envie de s’attaquer à cette question, mais au fond de lui, il savait qu’il n’était probablement pas capable d’aller jusque-là pour Tang Fan.

Les raisons étaient nombreuses : il était issu d’une grande famille avec des responsabilités et des attentes, et ses aînés ne le permettraient pas. Par ailleurs, s’il s’agissait d’un simple amant ou d’un favori de passage, cela ne poserait pas de problème : les mœurs du temps étaient ainsi faites que ce genre de liaison était souvent considéré comme une preuve de raffinement. Mais Tang Fan n’était pas un homme ordinaire, encore moins quelqu’un qu’on pouvait traiter à la légère. En vérité, Tang Fan ressemblait plus à une figure de clarté et de pureté, telle la brise et la lune, une présence qui ne pouvait être ternie ni souillée.

Mais toutes ces justifications s’effondraient face à Sui Zhou.

Cet homme n’avait rien à lui envier, sauf peut-être de ne pas être issu d’un milieu lettré. Mais en termes de statut, Sui Zhou était même plus élevé que lui, avec des responsabilités plus importantes. Sans parler du fait qu’il était un proche parent de l’impératrice douairière et bénéficiait d’une grande faveur impériale.

Et surtout, il commandait les gardes Brocart, les agents secrets de l’empereur, connus pour être implacables. Un poste qui inspirait crainte et respect dans tout le pays.

Et pourtant, un homme tel que Sui Zhou était prêt à renoncer au mariage et à sa descendance pour Tang Fan.

C’est pourquoi Lu Lingxi ne voulait pas admettre qu’il était inférieur à Sui Zhou.

De son côté, Tang Fan ignorait totalement les tourments intérieurs complexes et tumultueux de Lu Lingxi. Il était absorbé par les dossiers en attente accumulés la veille. Il confia certaines tâches subalternes à Lu Lingxi, en lui demandant de venir poser des questions si nécessaire. Puis il se replongea immédiatement dans son travail, concentré, sérieux et impartial, très différent de l’attitude qu’il avait dans la sphère privée.

Et c’était justement cette dualité qui rendait Tang Fan si fascinant.

Avec ses amis, il était ce Tang Runqing enjoué, amateur de bonne chère et de plaisanteries. Mais face à ses collègues ou subordonnés, il était le Seigneur Tang, à la fois bienveillant et méthodique, prêt à travailler sans relâche lorsque la situation l’exigeait.

En observant Tang Fan, concentré, lisant un dossier avec le visage impassible, Lu Lingxi s’aperçut qu’il était presque ensorcelé par la vue de son profil, comme s’il était pris dans un rêve éveillé.

Après un long moment, Tang Fan, visiblement gêné par un inconfort au cou, leva la main pour se masser la nuque. En levant les yeux, il remarqua Lu Lingxi toujours figé sur place. Surpris, il demanda : « Pourquoi es-tu encore ici ? »

Lu Lingxi répondit après un instant d’hésitation : « … Tang Xiang, tu m’as dit tout à l’heure d’attendre ici. Tu voulais me montrer un brouillon de révision des lois. »

Au sein du cabinet, Lu Lingxi faisait toujours très attention à protéger l’image de Tang Fan. Jamais il ne se permettait d’utiliser des termes familiers comme « Grand Frère Tang », préférant l’appeler Seigneur Tang, un titre plus respectueux.

Tang Fan se frappa le front avec un sourire d’excuse : « Ah, c’est vrai, je l’ai complètement oublié ! »

Il parcourut rapidement du regard les piles de documents, retrouva celui qu’il cherchait et le tendit à Lu Lingxi.

« Voilà, c’est ce document. Quand tu as un moment, prends-le et étudie-le attentivement. Cet après-midi, il devrait être mentionné lors de la réunion du cabinet. Vous serez probablement autorisés à écouter. Profites-en pour bien écouter, cela te sera utile pour l’avenir. »

En règle générale, les réunions du cabinet ne permettaient pas aux personnes extérieures ou subalternes d’assister aux discussions. Même Lu Lingxi et les quelques autres assistants travaillant au cabinet n’y avaient normalement pas accès. Cependant, pour certaines réunions moins importantes, il arrivait que, s’ils restaient en périphérie, personne ne les en chasse. Ceux qui souhaitaient réellement apprendre pouvaient saisir l’opportunité, sous prétexte d’apporter du thé ou de servir, pour rester à proximité et écouter.

Lu Lingxi prit le dossier, hésitant à dire quelque chose : « Seigneur Tang … »

Tang Fan, absorbé dans son travail, n’éleva que légèrement un « Hmm ? » interrogatif sans même lever la tête.

Les mots que Lu Lingxi avait ruminés un long moment lui restèrent finalement en travers de la gorge : « Rien… Rien du tout. Je te laisse travailler. »

Il retourna à son bureau, s’assit, et ouvrit le dossier.

L’écriture de Tang Fan n’avait rien de la douceur apparente de son caractère. Elle était énergique, ferme, et même ses caractères réguliers, parfaitement tracés, révélaient une certaine force cachée. Cela reflétait une personnalité douce en surface, mais avec un noyau de détermination et de fierté indomptable.

Au début, Lu Lingxi lisait d’un air distrait. Mais à mesure qu’il avançait dans sa lecture, il se retrouva captivé, totalement absorbé par les propos. Ce n’est que lorsque Tang Fan l’appela à midi pour aller déjeuner qu’il referma à contrecœur le dossier, se frotta les yeux et soupira : « C’est maintenant que je réalise que mes diplômes ne valent pas grand-chose ! »

Tang Fan rit légèrement : « Pourquoi dis-tu cela ? »

Lu Lingxi répondit : « Dix ans d’étude acharnée, à lire les Quatre Livres et les Cinq Classiques, à écouter de grandes théories. Mais au final, je ne sais toujours pas comment gouverner un pays ou apaiser le peuple. Lire tes clauses, ligne par ligne, me demande de longues réflexions et un effort considérable. Cela prouve que je me suis surestimé tout ce temps. En réalité, je ne suis qu’un érudit pédant, bon pour discourir mais incapable d’agir.»

Tang Fan répondit avec bienveillance : « Ne te sous-estime pas. Ton point de départ est déjà bien au-dessus de celui du commun des mortels. Tu n’es pas comparable à ceux qui se contentent de réciter des livres par cœur sans comprendre. Ce qui te manque, c’est simplement l’expérience, qui ne s’acquiert qu’avec le temps. L’empereur Taizu a instauré les examens impériaux pour une raison. Ceux qui réussissent les examens et deviennent des lettrés ne sont pas nécessairement des talents en gouvernance, mais tous les grands talents en gouvernance sont des érudits ayant lu de nombreux ouvrages. N’oublie jamais cela. »

Ces paroles frappèrent Lu Lingxi avec une gravité solennelle.

Bien que leur différence d’âge ne soit pas énorme, Tang Fan surpassait largement Lu Lingxi dans de nombreux domaines : politique, érudition et savoir-vivre. Tang Fan avait toutes les qualités d’un maître, et Lu Lingxi considérait comme une bénédiction de pouvoir passer ses journées à ses côtés, à bénéficier de ses conseils.

Cependant, en repensant à ses désirs personnels, des aspirations qu’il n’avait même pas pu concrétiser avant de devoir y renoncer, Lu Lingxi sentit une tristesse inexplicable lui monter au cœur.

Il n’eut pas le temps de digérer pleinement ses émotions que la réunion de l’après-midi débuta.

L’état de santé de l’empereur déclinait de jour en jour. Chacun était conscient de la gravité de la situation, mais personne n’en parlait ouvertement. Tous s’employaient silencieusement à leurs tâches, se préparant au couronnement imminent du prince héritier.

Mais, bien sûr, les affaires du monde ne s’arrêtaient pas pour autant. Ce qui devait arriver continuait d’arriver.

En juin, une crue importante dévasta le Hubei.

En juillet, des tremblements de terre frappèrent Lintong et Xianyang.

Par ailleurs, des nouvelles inquiétantes provenaient de la garnison de Datong, indiquant que les Mongols Tatar semblaient à nouveau s’agiter.

Depuis les années Zhengtong et Tianshun, la défense maritime s’était relâchée. Les pirates japonais réapparaissaient régulièrement. Bien qu’un accord commercial ait été établi entre la Chine et le Japon, les pirates utilisaient souvent le prétexte d’envoyer des tributs pour s’introduire. Lorsqu’ils croisaient des forces officielles, ils prétendaient être des émissaires tributaires, puis, au moment opportun, profitaient de l’inattention des défenseurs pour se livrer à des pillages, massacrant sans distinction. Même les navires marchands chinois n’échappaient pas à leurs méfaits, et les populations côtières vivaient dans la peur constante de leurs incursions.

Toutes ces affaires importantes, rapportées depuis les autorités locales jusqu’au Bureau des Communications, étaient autant de dossiers urgents que les hauts conseillers de la dynastie Ming devaient traiter sans délai.

En observant ces situations, Lu Lingxi et les autres jeunes académiciens en poste au cabinet prirent pleinement conscience de la fonction centrale qu’occupait le Cabinet dans l’administration impériale.

Un empereur éclairé et charismatique, capable de prendre des décisions fermes et judicieuses, était naturellement un atout pour l’Empire. Mais lorsque l’on avait un souverain comme l’actuel empereur, dont les décisions laissaient parfois à désirer, le rôle du Cabinet devenait d’autant plus crucial. Ces conseillers, soigneusement sélectionnés parmi les meilleurs talents du pays, étaient souvent dotés d’une riche expérience dans l’administration locale ou d’un solide parcours dans les Six Ministères. Formés par le système des examens impériaux, ils étaient en mesure de gérer des situations complexes qui auraient laissé les nouveaux académiciens perplexes et désemparés.

Lu Lingxi, parmi d’autres, découvrait ainsi l’efficacité et les compétences impressionnantes des conseillers du Cabinet.

Prenons par exemple Liu Ji. Bien qu’il ait été affublé par les censeurs du surnom de “Liu fleur de coton”, il était évident que s’il avait réellement été incompétent, il n’aurait pas pu rester au Cabinet pendant autant d’années. Il y avait une grande différence entre refuser de travailler et ne pas en être capable. Après la chute de Wan An et de ses alliés, Liu Ji, craignant d’être le prochain à tomber, avait brusquement changé d’attitude, abandonnant son apathie des dernières années pour adopter un zèle inattendu. Il osa même critiquer ouvertement l’empereur à plusieurs reprises, le mettant en garde contre les faux érudits et l’exhortant à ne pas s’abandonner au chagrin de la perte de la consort Wan. Ce revirement si soudain en laissa plus d’un bouche bée.

Au sein du Cabinet, chaque conseiller avait une personnalité distincte, ce qui influençait naturellement leurs approches et leurs méthodes de travail.

Bien que Tang Fan fût le dernier par rang dans le Cabinet, il était aussi le plus jeune et le plus énergique, ce qui le rendait très efficace. En plus de superviser les affaires du Ministère de la Justice, il assumait également des responsabilités au Ministère des Armées. Il n’était donc pas étonnant que, malgré leur proximité, Lu Lingxi trouvât rarement l’occasion de lui parler, tant Tang Fan était occupé.

Le sujet principal de la réunion portait sur les séismes récents, et comme il était question de libérer des fonds, le ministre des Finances, Li Min, participait également.

Depuis la chute de la faction Wan, ce qu’on appelait les “Six Ministres d’argile” avaient pour la plupart été écartés. Li Min, qui avait autrefois quitté son poste pour des raisons de santé, avait été rappelé il y a deux ans pour devenir gouverneur général du transport des grains, avant d’être nommé à la tête du Ministère des Finances, témoignant de ses compétences.

La discussion suivit un schéma prévisible : Liu Ji proposa un montant à allouer, tandis que Li Min, en charge des finances, chercha à négocier, affirmant que les caisses étaient vides, déjà largement sollicitées pour approvisionner les régions du Nord en vivres. La négociation s’éternisa, Liu Jian, Tang Fan et d’autres intervenant occasionnellement pour modérer les débats. Après une longue discussion où tous finirent épuisés, un compromis fut finalement trouvé : Li Min s’engagea à débloquer les fonds et provisions nécessaires, et Liu Jian fut chargé de superviser leur distribution, avec pour mission de gérer tout problème éventuel.

Les jeunes académiciens, qui assistaient pour la première fois à une réunion de Cabinet, furent abasourdis de constater que ces délibérations ressemblaient davantage à une négociation de marché qu’à des discussions formelles et austères.

Vint ensuite le tour de Tang Fan, qui présenta un projet d’amendement aux lois existantes, destiné à combler certaines lacunes du Code Ming. Cependant, ce débat fut encore plus difficile. Liu Ji, par nature conservateur et échaudé par les erreurs de la faction Wan, n’était pas enclin à prendre des risques. Toute modification législative engageant directement la responsabilité du Premier Conseiller, Liu Ji préféra jouer la prudence et retarder la discussion, se contentant d’un vague “à discuter plus tard”. Malgré le soutien de Liu Jian, Tang Fan dut s’incliner, incapable d’exiger une réponse immédiate.

Bien que cette réunion n’ait pas impliqué directement les jeunes académiciens, leur simple observation leur apprit beaucoup. Cependant, la leçon qu’ils en tirèrent dépendait de leur propre capacité de compréhension et de réflexion.

Alors que la réunion touchait à sa fin, un garde entra pour transmettre un message : le commandant des gardes Brocart, Sui Zhou, était porteur d’un décret impérial émanant de la Grande Impératrice Douairière.

Liu Ji, prompt à réagir, demanda qu’on invite Sui Zhou à entrer.

Lorsque ce dernier entra, il salua respectueusement l’assemblée avant de déclarer :
« Je reviens de la résidence de la Grande Impératrice Douairière, qui m’a chargé de transmettre une instruction verbale. »

Tous connaissaient le lien familial entre Sui Zhou et l’impératrice douairière, et personne ne fut surpris par ses paroles. Liu Ji lui demanda alors : « Que désire transmettre la Grande Impératrice Douairière ? »

Sui Zhou répondit calmement : « A-t-on décidé du titre posthume et des honneurs à attribuer à la noble concubine Wan ? »

Liu Ji toussota légèrement. Il était de notoriété publique que l’impératrice douairière avait en horreur la consort Wan. Il répondit donc prudemment : Nous avons déjà établi une proposition pour l’informer. Son titre posthume sera : Noble consort impériale de la bienveillance, la piété filiale, le respect, le retenue, l'honneur et la tranquillité»

Sui Zhou répliqua froidement : « Wan n’était qu’une concubine. Quels mérites ou vertus justifient un titre posthume en huit mots ? En quoi a-t-elle fait preuve de bienveillance ou de piété filiale ? »

Avec un visage impassible, il énonça ces questions au nom de la Grande Impératrice Douairière, d’un ton si intimidant que Liu Ji en resta décontenancé. Il répondit prudemment : « C’est la volonté de Sa Majesté l’Empereur… »

Sui Zhou déclara alors : « La Grande Impératrice Douairière ordonne que vous reconsidériez cette décision. »

Cela revenait littéralement à une lutte entre les puissances célestes, tandis que les mortels en subissaient les conséquences.

Liu Ji, quelque peu désemparé, pensa en lui-même : Ces querelles entre mère et fils, qu’est-ce que cela a à voir avec nous ?

Mais il ne pouvait bien sûr pas dire cela à voix haute et se contenta de promettre de revoir la question.

Après avoir transmis son message, Sui Zhou ne s’attarda pas. Il fit demi-tour et quitta la pièce. Cependant, en passant à côté de Tang Fan, il effleura imperceptiblement sa main, ses doigts frôlant doucement le dos de sa main.

Le geste fut rapide mais empreint d’une ambiguïté flagrante.

Personne dans la pièce ne remarqua cet échange furtif... sauf Lu Lingxi.

Ses yeux s’écarquillèrent de stupeur.

C’est beaucoup trop audacieux !

 

Traducteur: Darkia1030

 

 

 

 

 

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