Chenghua - Extra 11- Hissez les voiles

 

« Si tu rencontres des difficultés au cours de cette mission, n’hésite pas à m’en parler. Si c’est dans mes capacités, je t’aiderai à les résoudre. Ainsi, nous éviterons de devoir en passer par des débats interminables au sein de l’Intendant et de perdre un temps précieux. »

A ce jour, Tang Fan avait effectivement la légitimité de tenir ce genre de discours, car il ne se contentait pas de superviser le Ministère des Punitions, il gérait également le Ministère des Armées. Certes, les fonds nécessaires devaient encore être approuvés par le Ministère des Finances, et toute mobilisation militaire d’envergure devait passer par le Conseil impérial, mais pour de petits ajustements de troupes, il avait toute autorité.

Wang Zhi, loin de se montrer cérémonieux, leva directement deux doigts : « Première difficulté : pas de bateaux. Deuxième difficulté : pas d’argent. Avec la maigre somme allouée par le Conseil, on ne sait même pas si cela suffira à construire deux navires. Si je pars affronter les pirates japonais avec seulement deux bateaux, les gens vont mourir de rire ! »

Si l’on y réfléchissait bien, cela faisait déjà plus de dix ans qu’ils se connaissent, depuis la quatorzième année de l’ère Chenghua.

Tang Fan était aujourd’hui dans la trentaine, et Wang Zhi n’était plus ce jeune Directeur du dépôt de l’Ouest à l’air juvénile. Pourtant, le temps n’avait guère laissé de traces sur eux. Lorsqu’un homme exerce le pouvoir au sommet ou se prélasse auprès de beautés, ce pouvoir ne fait qu’amplifier son charisme. Ces deux-là ne faisaient pas exception.

Chez Tang Fan, cette autorité s’exprimait dans une noblesse calme et contenue, le rendant encore plus élégant et serein.

Wang Zhi, quant à lui, avait légèrement tempéré son arrogance apparente, adoptant un air de sérieux comparable à celui de Tang Fan. Mais ce sérieux n’était qu’une façade : avec les années et l’ascension de son rang, il ne pouvait plus se permettre d’agir comme avant, au risque de crouler sous les accusations. Ceux qui le connaissaient bien savaient toutefois que l’eunuque Wang restait aussi extravagant qu’avant.

Un homme comme Wang Zhi n’était de toute façon pas fait pour rester à la capitale. Il pouvait bien faire des compromis pour atteindre certains objectifs, mais il restait, au fond, une lame acérée.

Et une lame, pour déployer sa pleine efficacité, doit être tournée vers l’extérieur. C’est pour cela que Tang Fan soutenait sans réserve son départ pour affronter les pirates japonais : pour des ennemis aussi féroces, il fallait envoyer quelqu’un d’encore plus audacieux et impitoyable.

Après avoir écouté les paroles de Wang Zhi, Tang Fan ne put que sourire avec amertume : « Tu n’as vraiment pas peur d’exiger l’impossible. Ces deux problèmes, même le Conseil au complet ne pourrait les résoudre. Depuis que la cour a instauré l’interdiction maritime, les anciens trésors navals sont depuis longtemps abandonnés. Non seulement les techniques ont été perdues, mais les artisans eux-mêmes ne sont plus là. Même avec de l’argent, tu ne trouverais pas ceux qui savaient construire ces navires. »

Wang Zhi répondit d’un ton désinvolte : « Si c’était facile, pourquoi aurais-je besoin de toi ? Justement parce que c’est difficile, et si tu parviens à le faire, tu pourras prouver que tu es le plus compétent des ministres de l’empire Ming ! »

— Prouver quoi ? Et pourquoi devrais-je prouver que je suis le plus compétent ?

Tang Fan roula des yeux : « Épargne-moi tes flatteries. Je ne peux pas résoudre ces deux problèmes non plus, mais j’ai une idée. Si tu veux bien l’écouter et la trouves pertinente, tu pourrais peut-être t’y essayer. »

Wang Zhi, les jambes croisées et l’air provocateur, répondit : « J’écoute. »

Tang Fan, habitué à son caractère après toutes ces années, ne se formalisa pas : « Une fois arrivé à Ningbo, ne te précipite pas pour construire des navires ou recruter des soldats. La priorité est d’abord de trouver des fonds. »

Wang Zhi : « N’est-ce pas une évidence ? »

Tang Fan : « ...Tu veux m’écouter jusqu’au bout ou pas ? »

Voyant Tang Fan prêt à laisser tomber, Wang Zhi se hâta de dire : « Vas-y, parle. »

Tang Fan lui lança un regard exaspéré avant de reprendre : « Tu dois d’abord comprendre la répartition des forces militaires dans le Jiangsu et le Zhejiang, ainsi que les différents acteurs locaux. Par exemple, Zhuo Haosi, le commandant de la garnison du Zhejiang, est un vieux renard rusé. Si la cour lui demande de te fournir des soldats, il ne te donnera certainement pas les plus robustes, et usera de ruses pour détourner les meilleurs. Tu devras jouer un peu aux échecs avec lui. Cependant, c’est quelqu’un de compétent, et il reste intègre dans les grandes affaires. Mieux vaut ne pas rompre complètement avec lui. Garde toujours une limite dans tes confrontations, cela facilitera les choses à l’avenir. Si Zhuo Haosi est remplacé, son successeur ne sera peut-être pas meilleur que lui. Tant que tu peux en tirer quelque chose, cherche à collaborer. »

Wang Zhi, après un moment de réflexion : « Tu as peur que je me brouille avec les fonctionnaires locaux dès mon arrivée, c’est ça ? »

Tang Fan rétorqua : « Ce n’est pas que je ne te fais pas confiance. Réfléchis-y : les pirates japonais, bien qu’étrangers, connaissent notre territoire sur le bout des doigts. Comment ont-ils pu pénétrer aussi profondément, jusqu’à Shaoxing ? Évidemment, ils ont des informateurs locaux pour les guider, et sûrement plus d’un. À cause de l’interdiction maritime, des marchands de la région entretiennent depuis longtemps des liens clandestins avec eux, pour en tirer profit. Si tu pars en campagne contre eux, tu vas forcément heurter leurs intérêts. Alors, sois extrêmement prudent. Tant que la situation n’est pas claire, ne te brouille pas inutilement avec des gens comme Zhuo Haosi. »

Wang Zhi hocha légèrement la tête. Ce n’était pas quelqu’un qui rejetait les conseils. Bien qu’il ne le dise pas, il respectait Tang Fan.

« Donc, je dois d’abord m’occuper de ces personnes ? »

Tang Fan : « Exact. Tu dois d’abord identifier les traîtres. Mais garde ceci en tête : le sud-est est une région prospère, avec de nombreux marchands et de grandes familles commerçantes. Leurs relations avec les autorités locales sont complexes et intriquées. Beaucoup d’entre eux sont impliqués dans le commerce maritime, et certains, malheureusement, ont des liens avec les pirates. Mais ils ne sont pas tous pareils : certains feignent de collaborer par nécessité, d’autres sont profondément compromis. Ceux qui peuvent être ralliés, tu dois chercher à les rallier. Ne les écrase pas tous d’un coup, sinon tu ne pourras plus avancer dans cette région. »

Wang Zhi haussa un sourcil : « Diviser pour mieux régner ? »

Tang Fan sourit : « C’est tout à fait ça. Et aussi semer la discorde. Mais là-dessus, je n’ai pas besoin de t’en dire plus : toi, eunuque Wang, tu es sûrement bien plus expert que moi en la matière ! »

Wang Zhi éclata de rire : « Va te faire voir ! Tu as autre chose à dire ou c’est fini ? Sinon, laozi s’en va ! » (NT : "老子" (lǎo zǐ) littéralement ‘vieux père’, est une façon arrogante de parler de soi)

Est-ce qu’un invité s’adresse à son hôte en se donnant le titre de « laozi » ? Le conseiller Tang Fan soupira. Décidément, Wang Gonggong était bien le plus audacieux sous le ciel impérial.

Cependant, sa prétention n’était pas sans fondement. Même sans partir pour Ningbo, Wang Zhi était déjà une figure incontournable au sein des Douze Directions de l’Intérieur, exerçant une influence significative dans les cercles du palais.

L’empereur actuel était quelqu’un qui savait se souvenir des bienfaits et oublier les offenses. Il n’avait jamais oublié ceux qui l’avaient aidé dans sa jeunesse difficile. Parmi eux, l’impératrice Wu, première épouse de l’empereur précédent, qui avait été destituée pour avoir offensé la puissante concubine Wan, avait bénéficié de sa gratitude. Une fois monté sur le trône, l’empereur avait sorti l’impératrice Wu de son isolement dans le palais froid et l’avait traitée avec tous les honneurs dus à une impératrice douairière.

De même, Huai En, qui avait autrefois couvert ses traces, jouissait de son entière protection. L’empereur l’avait rappelé de Nankin et le traitait comme un membre de sa famille. Malheureusement, Huai En, âgé et fatigué, n’avait pas survécu longtemps, et l’empereur, en signe de gratitude, avait ordonné la construction d’un temple en son honneur, un privilège rare pour un eunuque.

Wang Zhi, bien plus jeune, avait encore de longues années devant lui pour profiter des fruits de son soutien au prince héritier de l’époque. L’empereur, qui lui faisait entièrement confiance, lui avait confié des responsabilités considérables, notamment le poste de superviseur des sceaux du Bureau des cérémonies, une fonction autrefois occupée par Huai En. En outre, l’empereur consultait Wang Zhi sur de nombreuses questions concernant le palais.

En l’absence d’erreurs majeures, il semblait évident que tant que l’empereur Hongzhi resterait au pouvoir, Wang Zhi continuerait de jouir des honneurs, de la richesse et des privilèges.

Et pourtant, malgré cette position enviable, Wang Zhi avait choisi sans hésitation de se porter volontaire pour mener une campagne contre les pirates japonais.

C’était une tâche ardue et peu gratifiante.

Lorsque la cour avait décidé de prendre des mesures militaires, peu de fonctionnaires, civils ou militaires, s’étaient portés volontaires. Dans ce contexte, l’initiative de Wang Zhi avait profondément ému l’empereur, qui avait même tenté de le dissuader en privé. Mais Wang Zhi était déterminé, si bien que l’empereur avait dû se résoudre à accepter sa demande.

Avec cet engagement clair et le soutien assuré de Tang Fan à l’arrière-garde, Wang Zhi pouvait se concentrer entièrement sur la lutte contre les pirates, sans craindre les intrigues dans son dos.

Tang Fan lui déclara alors : « Guangchuan m’a recommandé un homme, Cheng Zhou, un adjoint du commandement militaire du Zhejiang. Il lui doit une grande faveur et semble être une personne fiable. Pour les affaires de recrutement, tu pourras t’appuyer sur lui. Les hommes que tu recrutes aujourd’hui ne se limiteront pas à l’expulsion des pirates. Après la levée de l’interdiction maritime, ils deviendront l’élite de la défense du sud-est et porteront également ton empreinte. Choisis-les donc avec soin et veille à maintenir une discipline stricte. »

Wang Zhi hocha légèrement la tête. « Ne t’inquiète pas pour cela. Pour les grandes affaires, je ne perds pas la tête. »

Tang Fan esquissa un sourire, levant une tasse de thé sur la table : « En raison de mon rang, je crains de ne pouvoir venir te saluer à ton départ. Je te porte donc un toast avec ce thé, en guise de vin, pour te souhaiter une bonne route. "L’espoir est là pour qui traverse vents et vagues ; accroche-toi à la grande voile et navigue sur l’immensité des mers." » (NT : d’après un poème de Li Bai, ‘les difficultés du voyage’)

Wang Zhi leva aussi sa tasse : « Merci. »

Tang Fan, malicieux, cligna des yeux : « Modère ton tempérament. Évite d’arriver tout enthousiaste et de repartir sous les quolibets, ce serait une humiliation cuisante ! »

Wang Zhi rit doucement : « J’espère seulement que lorsque je reviendrai, tu n’auras pas été abandonné par quelqu’un ! »

Tang Fan, pris d’une quinte de toux, feignit la colère : « Quelle insolence ! Comment oses-tu me parler ainsi ! »

Wang Zhi, avec un sourire narquois : « Alors je te souhaite plutôt de pouvoir te lever du lit tous les matins ! »

Tang Fan, exaspéré, fit un geste comme pour chasser une mouche : « Va-t’en, va-t’en ! Tu ne fais que m’énerver. Utilise plutôt cette énergie pour terroriser ces pirates japonais ! »

Wang Zhi éclata de rire et sortit à grands pas.

Dans la lumière éclatante, sa silhouette entière semblait baignée de soleil, si brillante que Tang Fan plissa les yeux pour l’observer partir. Une pointe d’incertitude traversa son esprit : Wang Zhi serait-il vraiment à la hauteur de la tâche ? Et tout ce qu’il avait fait jusqu’à présent, était-ce le bon choix ?

Depuis l’ère Yongle, de nombreuses voix s’élevaient contre les expéditions maritimes, affirmant qu’elles apportaient plus de pertes que de gains. Les trésors ramenés des mers ne compensaient pas les énormes dépenses qu’imposait l’accueil des tributs étrangers, et l’État perdait bien plus qu’il ne gagnait sous couvert de générosité impériale. Beaucoup pensaient qu’il valait mieux fermer les frontières maritimes, éviter les conflits inutiles et économiser les ressources du royaume.

Tang Fan n’était pas un prophète. Il agissait selon son expérience et son jugement, mais il ne pouvait pas prédire l’avenir. Il ignorait si l’expédition de Wang Zhi apporterait des résultats bénéfiques ou désastreux.

L’histoire est une rivière qui coule sans fin. Ce n’est qu’après plusieurs décennies, voire un siècle, que les générations futures pourraient juger avec équité et objectivité.

Puissé-je ne pas être vu comme un criminel dans les annales futures.

Telle était la pensée mélancolique de Tang Fan.

 

Traducteur: Darkia1030