Chenghua - Extra 10 – Vastes mers

 

Les caractéristiques des peuples de la Chine centrale faisaient qu'ils n’étaient pas destinés à être une civilisation expansionniste.

La dynastie actuelle ne faisait pas exception. Une fois les frontières stabilisées, la politique nationale passa de l'offensive à la défense. L'esprit entreprenant et ambitieux du début de la fondation du pays fut remplacé par des dirigeants prudents et conservateurs. Au fil du temps, la tendance à privilégier les lettrés et à négliger les militaires est devenue de plus en plus prononcée, à tel point que même les généraux des frontières devaient être issus du rang des lauréats des examens impériaux pour gagner la confiance des élites.

Le chaos de Shaoxing provoqua une grande agitation, mais les discussions qui suivirent pour élaborer une stratégie de réponse ne furent pas fructueuses. L'opinion dominante au sein de la cour estimait que le commerce officiel avec les pays étrangers, tel que le commerce par certificats, était totalement inutile. Non seulement il ne rapportait pas de profits significatifs au gouvernement, mais il attirait également les pirates japonais et leurs incursions. Selon ces voix, il valait mieux mettre fin à ce commerce, fermer complètement les portes de l'empire aux relations extérieures, et garantir ainsi une paix éternelle et durable.

Cependant, bien que cette opinion soit majoritaire, elle n'était pas unanime.

Parmi les opposants, on trouvait le groupe belliciste mené par Tang Fan.

Tang Fan considérait que, bien qu’un grand empire comme la Chine n'ait pas vocation à être belliqueux, il ne devait pas non plus craindre la guerre. En d'autres termes, comment pouvait-on tolérer que des ennemis dorment paisiblement si près de sa propre couche ? Aujourd'hui, des étrangers osaient s'en prendre à la Chine et piller ses richesses : quel sens y avait-il à se replier comme une tortue effrayée dans sa carapace ?

De plus, Tang Fan souligna que la Chine était entourée d'États vassaux tels que l'Annam et la Corée. Si elle reculait face à l'adversité, comment ces pays verraient-ils la grandeur de la Chine ? Et où serait alors son prestige ?

Il rappela également que Taizu avait restauré les terres de la dynastie Han et que l'empereur Yongle avait déplacé la capitale à Pékin pour défendre personnellement les frontières du pays. Cela ne faisait même pas si longtemps, alors où était passée la détermination avec laquelle la dynastie Ming avait chassé les Mongols dans les steppes ?

Fermer les frontières pourrait offrir une tranquillité temporaire, mais si les incursions des pirates japonais venaient à s'intensifier à l'avenir, la Chine allait-elle continuer à rester enfermée dans sa coquille ? Même si l'on ne réfléchissait pas pour le présent, il fallait penser aux générations futures. Pendant la dynastie Song, le commerce maritime avait permis d'accumuler des profits colossaux. Pourquoi la dynastie Ming, dont la puissance militaire dépassait de loin celle des Song, manquait-elle aujourd'hui d'ambition et de courage ? La domination mongole d'un siècle et demi aurait-elle tellement effrayé le peuple chinois qu'elle en avait diminué sa vaillance ?

Ces paroles, bien que passionnées, rencontrèrent de nombreuses objections.

Beaucoup, habitués à une vie paisible, pensaient qu'il valait mieux éviter les problèmes inutiles. Ils tournaient en dérision les discours sur l'ambition et le courage, affirmant que la Chine était un pays riche en ressources naturelles et n'avait pas besoin de s'engager dans le commerce maritime risqué pour rivaliser avec des petits pays insignifiants pour des bénéfices aussi dérisoires.

De plus, la construction de navires coûtait énormément. Les sept expéditions maritimes menées par l'eunuque Zheng He sous le règne de Yongle en étaient la preuve : elles n'avaient non seulement pas rapporté de bénéfices à l'empire Ming, mais avaient même entraîné de lourdes pertes. Certains allaient jusqu'à dire que l'épuisement progressif du trésor impérial après Yongle était en grande partie dû à ces expéditions.

En outre, dépenser des ressources humaines et matérielles pour combattre les pirates japonais semblait inutilement risqué. Une victoire n'apporterait pas nécessairement de gloire, mais une défaite serait une énorme humiliation. Selon eux, la meilleure solution était d'ignorer ces problèmes, de fermer les frontières, et de suivre la règle établie par l'empereur Taizu : Pas une planche ne doit prendre la mer. C'était, à leurs yeux, la meilleure garantie de sécurité, car les lois des ancêtres ne pouvaient pas être erronées.

Certains allaient même jusqu'à accuser Tang Fan d'agir par intérêt personnel. Étant en charge du ministère de la Guerre, il avait beaucoup à gagner d'une guerre : des fonds accrus pour son ministère et une amélioration de son prestige.

Tang Fan réfuta une à une ces objections.

Premièrement, il rappela que toute guerre nécessitait des sacrifices. Sans investissement, il n’y avait aucun retour. Il cita une vérité universelle : un grand empire belliqueux périra, mais un empire qui oublie de se préparer à la guerre sera en danger.

La dynastie Ming ne cherchait pas à engager une guerre injustifiée. Bien au contraire, elle était victime d’agressions : ses citoyens étaient enlevés et ses richesses pillées. Si elle ne ripostait pas, elle serait perçue comme faible et facile à exploiter. De telles incursions deviendraient alors récurrentes. Et si la fermeture des frontières donnait une illusion de paix, elle entraînerait à long terme l'oubli des compétences militaires. Quand une nouvelle crise surviendrait, l'empire serait incapable de réagir efficacement. Cette fois-ci, de nombreux citoyens avaient été capturés par les pirates japonais. Devait-on vraiment ignorer leur sort ?

Deuxièmement, Tang Fan affirma que non seulement le commerce par certificats ne devait pas être fermé, mais qu'il devait au contraire être davantage ouvert. Les profits énormes générés par le commerce maritime sous les Song étaient une preuve irréfutable. La dynastie Ming, avec sa puissance militaire supérieure, pouvait faire encore mieux.

Il rappela que l'interdiction de Taizu visait uniquement les navires civils. Même après cette interdiction, Zheng He avait dirigé sept expéditions maritimes, prouvant que le commerce officiel n’avait jamais été totalement arrêté. Les lois des ancêtres pouvaient être adaptées selon les circonstances.

Enfin, il souligna que l’interdiction actuelle du commerce privé avait conduit de nombreux navires civils à braver les règles pour commercer illégalement. Ces activités clandestines n’apportaient aucun revenu au gouvernement, constituant ainsi une perte énorme. Il serait préférable de légaliser et d'organiser ce commerce sous l'égide de l'État, permettant ainsi de percevoir des taxes tout en développant l’économie.

Tang Fan n'était pas seul.

Si de nombreux opposants s'élevaient contre lui, il avait aussi des alliés. Parmi eux figuraient Yang Yiqing, vice-ministre du Temple des Ancêtres à Nankin, Li Dongyang, également vice-ministre, et Xie Qian, académicien et conseiller impérial.

Si Xie Qian soutenait Tang Fan par amitié, Yang Yiqing et Li Dongyang appuyaient son point de vue pour des raisons stratégiques.

Ils partageaient globalement l’opinion de Tang Fan : mieux valait l’offensive que la défense. Bien que la construction de navires et l’établissement d’une flotte coûtassent cher, les bénéfices à long terme compenseraient largement ces dépenses. Si le commerce maritime pouvait atteindre l’envergure qu’il avait sous les Song, le gouvernement n’aurait plus à se soucier des déficits budgétaires, et l’empereur pourrait cesser de s’inquiéter des finances du trésor impérial.

Ces hommes, bien que leurs fonctions ne soient pas prestigieuses et qu’aucun d’eux ne soit membre du cabinet impérial, étaient tous sans exception des jeunes fonctionnaires prometteurs en qui l’empereur actuel avait une grande confiance. Sauf imprévu, dans quelques années, une fois que les anciens ministres du cabinet impérial se seraient tous retirés, ce serait eux qui prendraient les rênes du pouvoir au cœur de l’administration de la dynastie Ming.

Les débats entre les deux camps furent extrêmement intenses, s'étendant de la troisième année du règne de Hongzhi jusqu'à la quatrième. Au début, les disputes portaient sur la nécessité ou non d’envoyer des troupes pour réprimer les bandits et de mettre fin au commerce par certificats. Mais plus tard, les discussions évoluèrent : il s’agissait de décider comment déployer les troupes, comment mener les combats, et à quel degré assouplir les restrictions maritimes. Ces débats permirent au moins d’ouvrir légèrement la voie à des solutions.

Ce ne fut qu'à la fin de la quatrième année du règne de Hongzhi, lorsque les pirates japonais, enhardis par leur succès, revinrent en force pour piller les côtes en toute impunité, que l'empereur se décida finalement à agir : il ordonna à Wang Zhi de superviser les opérations à Ningbo et de former une flotte navale.

L'empereur Hongzhi, dans l'ensemble, était une personne prudente et conservatrice. Son expérience de jeunesse l’avait conduit à ne jamais prendre de décision à la légère, surtout lorsqu’il s’agissait de choix majeurs.

Si les personnes qui l’entouraient avaient partagé ce même penchant pour la prudence et la retenue, alors ce gouvernement aurait été un gouvernement conservateur. Il aurait excellé dans la préservation de l’ordre établi, mais il aurait été incapable de retrouver l’élan ambitieux et visionnaire des débuts de la dynastie.

Cela n’aurait rien d’exceptionnel, car tout régime qui atteint un certain stade de développement, en l’absence de forces extérieures, tend inévitablement à adopter une attitude conservatrice jusqu’à sa chute.

Mais l’histoire prit ici un tournant inattendu.

Tang Fan et ses partisans ignoraient, bien sûr, qu'en cette troisième année du règne de Hongzhi, à des milliers de kilomètres de là, un navigateur portugais nommé Bartolomeu Dias venait de découvrir le cap de Bonne-Espérance, à l'extrémité sud de l'Afrique.

Sur un continent appelé Europe, où les cavaliers mongols de Gengis Khan avaient jadis pénétré, une vague de changements sans précédent, connue plus tard sous le nom de Renaissance, balayait désormais l’ensemble de la région.

De l'autre côté de la mer, un petit royaume se préparait à une réforme religieuse qui allait bouleverser son avenir.

(NT : peut-être une référence à l'Angleterre, qui, à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, se trouvait à l'aube de transformations religieuses majeures. Ces réformes culminèrent au XVIe siècle avec la Réforme anglaise, menée par Henri VIII, qui rompit avec l'Église catholique romaine pour fonder l'Église anglicane.)

Toutes ces évolutions se déroulaient sans que la dynastie Ming en sache quoi que ce soit.

Même Tang Fan ignorait que les luttes qu’il menait en s’appuyant sur la raison allaient transformer l'empire de manière inattendue.

Wang Zhi, quant à lui, finit par voir se réaliser le jour dont il avait toujours rêvé.

Après son retour de Datong, il avait un moment pensé que sa carrière politique était terminée.

Pour un eunuque, ses accomplissements étaient sans doute remarquables. Mais Wang Zhi n’était pas satisfait. Il était né avec une passion pour le commandement des troupes et la chevauchée sur les champs de bataille. Le ciel semblait lui avoir donné ce talent, et ses victoires face aux Tatars durant ses années de service à Datong en étaient la preuve éclatante.

Mais ces beaux jours furent de courte durée. À l’époque, le gouvernement impérial, satisfait des succès remportés, n’avait pas voulu anéantir totalement les Tatars, craignant que leur persistance dans les campagnes militaires ne leur attire des accusations d’arrogance et de mépris pour autrui. Ajoutez à cela les conseils de Tang Fan, et Wang Zhi n’avait eu d’autre choix que de suivre les ordres de repli et de rentrer à la cour, abandonnant ainsi les lignes de front pour de bon.

À l’époque, Tang Fan lui avait conseillé de voir au-delà des steppes et de prêter attention aux vastes mers et aux régions instables du sud-ouest de l’empire.

Quand il prononça ces paroles, Tang Fan lui-même ne s’attendait probablement pas à ce qu’elles deviennent réalité.

Wang Zhi avait toujours voué une admiration sans bornes à Zheng He, l’eunuque navigateur légendaire.

Aujourd'hui, avoir la possibilité de faire quelque chose de semblable à ce qu'avait accompli l'eunuque Zheng He remplissait Wang Zhi d'une excitation impossible à contenir.

Et pour la cour impériale, il était effectivement un candidat idéal.

Bien que la décision de l’empereur ait reçu le soutien de Tang Fan et de ses partisans, elle suscita également de nombreuses oppositions, y compris de la part du Premier ministre du cabinet, Liu Jian. Cependant, ces voix opposées étaient plus ou moins véhémentes. Grâce aux efforts et au lobbying de Tang Fan, les objections du cabinet ne furent pas particulièrement fermes, et la cour finit par approuver la formation d’une flotte navale. Il fut décidé de mener une campagne à petite échelle contre les pirates japonais, avec pour condition que le budget soit strictement contrôlé et ne dépasse pas les limites fixées.

Dans ces circonstances, envoyer soit un fonctionnaire civil soit un général militaire aurait facilement conduit à des accusations de mauvaise gestion ou de favoritisme.

Mais Wang Zhi n’avait pas de telles préoccupations.

Premièrement, en tant qu'eunuque, ce qui aurait pu être considéré comme une faiblesse devint ici un avantage. L'idée que des eunuques puissent commander des troupes n’était pas nouvelle dans la dynastie.

Deuxièmement, Wang Zhi avait déjà des faits d’armes à son actif. Personne ne pouvait ignorer les succès qu'il avait remportés à Datong.

De plus, lorsque l’actuel empereur était encore prince héritier, Wang Zhi s’était secrètement rangé à ses côtés et avait grandement contribué à son accession au trône. Aujourd’hui, il était temps pour lui de récolter les fruits de ses efforts. Avec une personnalité comme celle de l’empereur Hongzhi, qui avait pour habitude de rendre dix fois les faveurs qu’il recevait, il n’hésita pas un instant à accorder la requête de Wang Zhi lorsque ce dernier se porta volontaire. L’empereur alla même jusqu’à prélever des fonds supplémentaires dans sa trésorerie personnelle pour montrer son soutien et sa détermination.

Wang Zhi était indéniablement le choix le plus approprié.

Plein d’ambition, il débordait de passion à l’idée des exploits qu’il allait bientôt pouvoir accomplir.

Cependant, les défis qui l’attendaient au front restaient immenses.

 

Traducteur: Darkia1030

 

 

 

 

 

 

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