Chenghua -Chapitre 150 - L'aube

 

(NT : le titre en chinois, shǔ guāng (曙光) veut aussi dire lueur d’espoir)



Le dixième jour du premier mois de la vingt-troisième année de Chenghua.

C'était un jour ordinaire, mais la veille, un événement majeur venait de se produire : Dame Wan était décédée.

De nombreux fonctionnaires n'avaient appris la nouvelle qu'en arrivant au bureau ce matin-là.

Contrairement à d'autres concubines anonymes du harem impérial, la position de Dame Wan dans le cœur de l'empereur rendait cette annonce particulièrement importante.

Dame Wan avait dominé le harem impérial pendant plus d'une décennie. Elle n'avait guère accompli d'actes louables, mais avait au contraire créé des vagues sur un terrain plat et provoqué bien des troubles. Parmi ses "réalisations", on comptait le renvoi de la première impératrice et la controverse sur le remplacement du prince héritier. Elle était impliquée dans toutes ces affaires.

Il était difficile pour les fonctionnaires de simuler un semblant de chagrin. Liu Jian, Xu Pu et d'autres, bien qu'ils ne le disaient pas à voix haute, considéraient même cela comme une bonne nouvelle.

Ils pensaient qu'avec la mort de Dame Wan, de nombreux problèmes seraient résolus. Par exemple, l'empereur avait récemment insisté pour destituer le prince héritier, principalement par égard pour Dame Wan. Maintenant qu'elle était partie, plus personne ne viendrait murmurer à l'oreille de l'empereur, et l'influence de la faction Wan diminuerait considérablement. La crise du prince héritier semblait donc enfin résolue.

Mais alors qu'ils commençaient tout juste à soupirer de soulagement, un événement inattendu surgit : l'empereur voulait conférer à Dame Wan le titre posthume d'impératrice.

Lors de la réunion du cabinet, lorsque Wan An, au nom de l'empereur, présenta cette proposition, l'ensemble du cabinet fut stupéfait.

Ce n'était pas la première fois que l'empereur manifestait cette intention.

Dès le début de son règne, alors qu'il venait de monter sur le trône, il avait voulu faire de la femme qu'il aimait son impératrice. Mais il s'était immédiatement heurté à une opposition générale, la plus forte venant de sa propre mère, l'impératrice douairière Zhou. Les raisons de cette opposition étaient complexes, et il serait inutile de toutes les détailler maintenant. Ce que l'on savait, c'est qu'à l'époque, l'empereur, encore jeune et hésitant, n'avait pas pu imposer sa volonté et avait dû désigner une autre impératrice.

Peu après, cette impératrice, Dame Wu, entra en conflit avec Dame Wan. L'empereur saisit alors cette opportunité pour destituer Dame Wu. Il souhaitait nommer Dame Wan impératrice, mais une fois encore, il fut confronté à une vive opposition et dut céder.

La troisième tentative eut lieu après que Dame Wan donna naissance au fils aîné de l'empereur. Elle fut alors promue au rang de "noble concubine impériale". L'empereur lui promit qu'une fois leur fils aîné nommé prince héritier, il destituerait la nouvelle impératrice, Dame Wang, pour faire de Dame Wan l'impératrice. Mais le destin en décida autrement : le décès prématuré du fils aîné mit fin à leurs espoirs.

Des années avaient passé, mais les vieux fonctionnaires se souvenaient encore de l'empereur et de ses tentatives répétées de promouvoir Dame Wan. À présent qu'elle était décédée, il voulait encore relancer cette idée. Cela ne respectait absolument pas les règles établies.

Sous la dynastie Ming, il était de coutume que les femmes du harem soient issues de familles modestes mais respectables. L'origine sociale de Dame Wan n'était pas seulement une question de statut : elle était issue d'une famille de criminels. Elle avait été envoyée au palais en tant que servante en raison des crimes de sa famille et, par chance, avait fini par servir le prince héritier de l'époque, devenant ainsi un poisson qui avait sauté par-dessus la porte du dragon (NT : franchissant un obstacle difficile et atteignant ainsi un statut prestigieux). Son passé ne répondait en rien aux critères requis pour devenir impératrice. De plus, elle n'avait accompli aucun acte remarquable ni donné naissance à un prince héritier. Elle n'avait donc aucune qualification pour être impératrice.

Liu Jian s'opposa immédiatement à la proposition, énonçant les raisons mentionnées ci-dessus. Il ajouta en conclusion : « Ne l’oublie pas, premier ministre : même la mère biologique du prince héritier n’a pas été élevée au rang d’impératrice, elle n’est que Dame Zhuangxi (NT : titre qui se traduit par ‘noble concubine posthume’). »

Le fils de Dame Ji était certes prince héritier, mais après sa mort, elle n’avait reçu qu’un titre honorifique de noble concubine posthume. Sous-entendu : si elle n’avait pas été nommée impératrice, pourquoi Dame Wan le serait-elle ?

Wan An répondit calmement : « N’est-ce pas précisément pour cela que nous en discutons ? Pourquoi tant de précipitation, Liu Xixian ? Tu es d’un âge avancé, mais tu te comportes toujours avec autant d’impatience. Tu sembles avoir oublié que le cabinet est la tête de l’administration. Toute décision doit être d’abord délibérée ici avant d’être exécutée. Ces règles t’échapperaient-elles encore ? »

Liu Jian, furieux, resta silencieux, les poings serrés, et finit par se rasseoir, bouillant de rage.

Après cet échange tendu, l’atmosphère du cabinet devint pesante. Personne ne voulait prendre position trop vite, notamment le vice-ministre Liu Ji. Wan An avait beau parler de "délibération", tout le monde savait qu’avec l’empereur encore en deuil, quiconque oserait s’opposer risquait de provoquer sa colère. Liu fleur de coton n’avait aucune intention de se mêler à cette affaire.

En réalité, seul Liu Jian semblait prêt à contester Wan An. Mais Xu Pu, bien qu’enclin à soutenir Liu Jian, était peu à l’aise pour argumenter en public et ne trouva rien à dire.

Peng Hua déclara alors : « Les morts sont comme une bougie éteinte. À mon avis, puisque la noble concubine est décédée, cette décision de l’empereur est compréhensible. Ce n’est qu’une manière de consoler Sa Majesté, et il n’y a rien de mal à cela. »

Liu Jian répliqua avec un rire glacial : « Dans ce cas, Dame Zhuangxi devrait également être nommée impératrice. Sinon, où cela placerait-il le prince héritier ? »

Yin Zhi répondit d’un ton sarcastique : « Ce que tu dis n’a pas de sens. Que Dame Zhuangxi soit impératrice ou non, le prince héritier reste prince héritier. Cela ne change rien. Sa Majesté est simplement fidèle à ses sentiments. Par trois fois, il a voulu élever Dame Wan sans y parvenir. Maintenant qu’elle est décédée, pourquoi ne pas le faire pour soulager son chagrin ? Sa Majesté est inconsolable. En t’opposant ainsi, veux-tu qu’il en tombe malade et meure ? Est-ce là ton objectif, pour que le prince héritier monte rapidement sur le trône ? »

Liu Jian, hors de lui, rétorqua : « Tu déformes mes paroles délibérément! C’est absurde et injuste ! »

Liu Jian, emporté par la colère, ressentit une fois de plus combien la présence de Tang Fan lui manquait.

Autrefois, Tang Fan aurait démoli la faction Wan en un rien de temps, ne laissant aucune chance à un personnage comme Yin Zhi de proférer de telles absurdités.

Sans Tang Fan pour les soutenir, Liu Jian et Xu Pu se trouvaient en grande difficulté face aux joutes verbales avec la faction Wan.

Voyant Liu Jian s'agiter de rage, Yin Zhi esquissa un sourire satisfait, se félicitant intérieurement de la tournure des événements.

En réalité, toute cette proposition de titre posthume pour Dame Wan n'était qu'une diversion.

Il était évident que l'attention de Liu Jian et de ses alliés avait été complètement détournée par cette affaire.

Bientôt, la nouvelle de la volonté de l’empereur de conférer à Dame Wan le titre d’impératrice posthume allait se répandre comme une traînée de poudre, plongeant la cour et l’opinion publique dans l’agitation.

Entre les opposants, les partisans, les indifférents, ceux cherchant à plaire à l'empereur ou à se mettre en avant, chacun voudrait imposer son opinion. En conséquence, plus personne ne ferait attention à la question du prince héritier.

Alors que la dispute faisait rage, Liu Ji, prenant son temps, déclara : « Est-ce que l’impératrice douairière approuve cette décision ? »

En une phrase, il mit le doigt sur le point crucial. De son vivant, l’impératrice douairière avait fermement refusé que Dame Wan soit nommée impératrice. Maintenant que cette dernière était morte, il était encore moins probable qu’elle accepte.

Rappelé à la réalité par cette remarque, Liu Jian rebondit immédiatement : « Exactement, l’impératrice douairière n’approuvera jamais cela. »

Wan An, un sourire énigmatique aux lèvres, répondit : « Le lien entre une mère et son fils est profond. L’impératrice douairière ne supportera sûrement pas de voir Sa Majesté s’enfoncer dans une tristesse prolongée. »

L’absence d’unité au sein du cabinet rendait impossible toute décision. La matinée s’acheva dans un débat stérile et interminable.

Aux alentours de midi, Wan An finit par annoncer la fin de la réunion, et les ministres quittèrent progressivement les lieux, certains allant déjeuner.

« Premier ministre ! » appela Liu Jian, interpellant Wan An.

Xu Pu, tirant discrètement sur la manche de Liu Jian, tenta de le calmer, mais ce dernier fit semblant de ne rien voir et fixa Wan An. Articulant chaque mot, il déclara : « En tant que ministre, il faut penser à la réputation qu’on laisse derrière soi, préserver l’honneur de ses descendants, et s’abstenir de commettre des actes irréparables pour une satisfaction éphémère ! »

Habituellement, Wan An ignorait ce genre de provocations. Mais ce jour-là, il s’arrêta net, fit signe à Peng Hua et aux autres de sortir, puis répondit avec un sourire glacial : « Des actes irréparables ? Tu penses vraiment être qualifié pour me parler de devoirs ministériels ? Ignorer l’autorité impériale et défier la volonté royale, c’est cela ta conception du devoir d’un ministre ? »

Liu Jian, furieux, répliqua : « Le devoir d’un ministre n’est pas de flatter, mais de conseiller ! Si le souverain a des paroles ou des actes inappropriés, il est du devoir des ministres de l’avertir et de le guider. C’est ainsi qu’on respecte sa conscience et qu’on agit pour le bien du peuple. Nous sommes des conseillers, chargés de soutenir le souverain et de protéger l’État. Nous ne sommes pas des courtisans serviles et flatteurs ! Wan Xunji, pose ta main sur ton cœur : mérites-tu vraiment le titre de grand conseiller ? »

« Quel outrage ! » s’écria Wan An. Même un homme de boue a sa part de colère, et Wan An n’était certainement pas un homme de boue. Il savait que beaucoup le critiquaient en privé, mais être insulté en face était une première.

« Qu’est-ce que tu sais du rôle de grand conseiller ? Tu n’as pas à juger de mes actes ! Tu crois qu’en soutenant le prince héritier, tu es compétent ? Va donc mourir pour tes convictions devant Sa Majesté si tu en as le courage ! Espèce de crevette maladroite! Même les pastèques de Daxing sont plus intelligentes que toi ! »

Wan An, natif du Sichuan, avait, comme beaucoup de gens de sa région, un talent naturel pour l’art des insultes. Mais depuis son entrée au cabinet, il avait retenu sa langue pendant des années. Ce jour-là, sous l’effet de la colère, son accent natal resurgit sans qu’il s’en rende compte.

Bien que Liu Jian ne comprît pas la signification exacte de l’expression «crevette maladroite», il devinait que ce n’avait rien de flatteur. Le visage livide, il retroussa ses manches, prêt à répliquer en dialecte du Henan. Xu Pu, rassemblant toute sa force, réussit in extremis à le tirer hors de la pièce, évitant de justesse une bataille verbale entre les deux hauts fonctionnaires.

Une fois dehors, Liu Jian, enfin libéré de la poigne de Xu Pu, fulmina : « Pourquoi m’empêcher ? Je jure que j’allais l’insulter jusqu’à ce qu’il en perde la raison ! »

Xu Pu, avec un sourire amer, répondit : « Et après ? Même si tu gagnes en insultant, cela ne changera rien. Tout ce que tu récolteras, c’est qu’on se moque de nous. Le grand conseiller et un ministre qui s’invectivent : c’est vraiment glorieux ? »

Liu Jian, furieux, s’exclama : « Tu entends les absurdités qu’il débite ? Il est prêt à tout pour s’accrocher aux jupes du pouvoir, même à perdre toute dignité ! L’empereur veut quoi que ce soit, et Wan An le soutient sans réserve. Quel Premier ministre lamentable ! Les rumeurs extérieures n’ont pas tort : ce Premier ministre n’est rien d’autre qu’un perroquet qui répète tout. Il a complètement discrédité notre cabinet ! »

Xu Pu soupira : « Laisse tomber. Si même l’impératrice douairière ne peut s’opposer à cela, à quoi bon que nous nous acharnions ? Sa Majesté semble cette fois bien décidé à aller jusqu’au bout. Je ne sais pas ce quel genre de gu Dame Wan a pu lui implanter pour le charmer ainsi : même morte, elle le tient encore sous son emprise ! »

Liu Jian ricana avec dédain : « Charmé ? S’il avait été vraiment si profondément attaché à elle, il aurait tout fait pour la nommer impératrice bien des années auparavant, sans tenir compte de rien ! Maintenant qu’elle est morte, il fait tout ce remue-ménage... Ça ne laisse vraiment pas les vivants tranquilles ! »

Le visage de Xu Pu se rembrunit légèrement : « Ta langue acérée ne laisse jamais rien passer ! C’est une chose de me dire cela, mais ne va surtout pas proférer de tels propos devant d’autres ! »

Liu Jian répondit, agacé : « Je sais, je sais. Quand ai-je jamais dit de telles choses à des étrangers ? Si tu ne m’avais pas retenu tout à l’heure, je l’aurais insulté jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus, ce fils de tortue ! »

Xu Pu, impuissant, fit un geste de lassitude : « Tu y penses encore ? »

Liu Jian roula des yeux : « Comment pourrais-je oublier ? Qu’est-ce que ça veut dire, ce "crevette maladroite" ou encore cette histoire de "pastèques de Daxing" ? Ça m’a tellement irrité ! Tu sais quoi ? Peut-être que je devrais y retourner et finir de l’insulter ! »

À ces mots, il fit mine de rebrousser chemin.

Xu Pu, alarmé, attrapa son bras : « Allons bon ! C’est assez pour aujourd’hui, tu l’as déjà suffisamment rabroué ! »

Liu Jian répliqua : « Mais je ne l’ai même pas encore insulté en dialecte du Henan ! »

Xu Pu : « … »

Avec un air exaspéré, il observa Liu Jian s’arrêter soudainement. Pensant que son collègue avait enfin pris en compte ses conseils, il dit rapidement : « Allez, laisse tomber, allons déjeuner. Il reste encore du travail cet après-midi. Ne te laisse pas ronger par la colère, ça n’en vaut pas la peine ! »

Mais Liu Jian, sans bouger, demanda soudainement : « Tu te souviens de ce qu’il m’a dit tout à l’heure ? »

Xu Pu, perplexe, répondit : « Oui, je m’en souviens. Pourquoi ? »

Liu Jian insista : « Répète-le-moi. »

Xu Pu, croyant son collègue pris d’une lubie, soupira : « Ne ressasse pas ça. Ce n’étaient pas des paroles flatteuses, tu veux vraiment les entendre encore ? »

Liu Jian secoua la tête :
« Ce n’est pas ça. »

Ne comprenant pas où voulait en venir son collègue, Xu Pu se résigna à imiter le ton de Wan An : « "Crevette maladroite" ? »

Liu Jian répondit : « … Pas ça, celle d’avant. »

Xu Pu, perplexe, réfléchit un instant : « Celle d’avant ? Il a dit que ses actions ne te regardaient pas, et que tu pensais te montrer compétent en soutenant le prince héritier... Ce genre de choses ? »

Fronçant les sourcils, Liu Jian réfléchit à voix haute : « Ce matin, nous débattions de l’élévation posthume de Dame Wan, pourquoi a-t-il soudainement fait allusion au prince héritier ? »

Xu Pu hésita : « Peut-être qu’il n’a fait que mentionner cela en passant ? »

Liu Jian, méfiant, murmura : « Vraiment ? Et s’il essayait de nous suggérer quelque chose ?»

Xu Pu tenta de le rassurer : « Probablement pas. »

Liu Jian secoua la tête, incapable de tirer une conclusion :
« Laisse tomber. Ce genre de casse-tête, on le laissera à Tang Runqing. »

Xu Pu, avec un sourire amer, ajouta : « Même Runqing, aussi talentueux soit-il, ne pourra pas empêcher Sa Majesté de conférer le titre à Dame Wan. Je pense qu’il vaudrait mieux discuter de cette affaire avec l’impératrice douairière d’abord. »

Liu Jian acquiesça : « Tu as raison. Allons immédiatement au palais de Renshou ! »

Xu Pu s’exclama : « Hein ? On ne va pas manger ? »

Liu Jian répondit : « Manger quoi ? On mangera au retour ! »

Xu Pu, traînant les pieds, protesta : « D’accord, d’accord, mais ne me tire pas comme ça, doucement, doucement ! Je suis tout vieux, mes vieux os ne supportent plus ce genre de secousses ! »

*

La nouvelle de l’altercation entre Wan An et Liu Jian se répandit rapidement. Ce genre de désaccord au sein du cabinet n’était pas nouveau, mais il était rare de voir les choses dégénérer au point de déchirer complètement le voile des apparences, comme cela avait été le cas ce jour là.

Cependant, en comparaison avec l’annonce de l’empereur concernant la promotion posthume de Dame Wan, cette dispute semblait presque insignifiante.

Dans tout le pays, les discussions allaient bon train. De nombreux censeurs, les bras déjà retroussés, préparaient leurs mémoires pour tenter de dissuader l’empereur.

Tang Fan entendit naturellement parler de l’incident, mais il n’y prêta pas une grande attention jusqu’à ce que Liu Jian se rende chez lui ce soir-là pour lui raconter ce qui s’était passé dans la matinée.

« En vérité, au début, je n’avais pas pris cela trop à cœur. Après tout, Wan Xunji est sans vergogne depuis bien longtemps déjà, » dit Liu Jian, qui se garda bien de mentionner à quel point il avait été furieux plus tôt. « Mais après y avoir repensé, je me suis dit qu’il valait mieux venir t’en parler, même si je pense que j’exagère peut-être l’importance de cette histoire… »

« Des pastèques de Daxing ? » Tang Fan répéta ces mots avec perplexité. « Pourquoi Wan An aurait-il soudainement mentionné Daxing ? »

Liu Jian, visiblement contrarié, répondit : « Il ne s’en est servi que comme une métaphore pour m’insulter, bien sûr ! »

Tang Fan réfléchit un moment, sans parvenir à déceler un sens caché. Il finit par sourire et secoua la tête : « Ce sont probablement juste des insultes ordinaires. Je ne perçois rien d’inhabituel là-dedans. »

Liu Jian poussa un soupir de soulagement : « Tant mieux. Ce Wan Xunji est un homme rusé et sournois. J’avais peur qu’il insinue quelque chose. Apparemment, je me suis inquiété pour rien ! »

Comme la nuit était tombée, Liu Jian ne s’attarda pas et prit congé rapidement. Tang Fan l’accompagna personnellement jusqu’à la porte, mais au lieu de retourner dans sa maison, il se dirigea vers la demeure voisine, celle de Sui Zhou.

Sui Zhou, ayant été informé de la visite de Liu Jian, n’était pas venu trouver Tang Fan. Voyant ce dernier arriver, il demanda : « Il est parti ? »

Tang Fan hocha la tête : « Oui, il est parti. »

Mais son esprit semblait ailleurs, et il se mit à ruminer les paroles échangées plus tôt.

Sui Zhou, remarquant son trouble, demanda : « Qu’est-ce qui ne va pas ? »

Tang Fan murmura : « Qu’y a-t-il de particulier avec les pastèques de Daxing ? »

Sui Zhou, surpris, répondit : « À cette saison ? Où veux-tu qu’on trouve des pastèques ? »

Sentant qu’il n’abordait pas la question de la bonne manière, Tang Fan reformula :
« Daxing produit-il des pastèques ? »

Sui Zhou répondit : « Il me semble que oui. »

Tang Fan continua : « Est-ce que tout le monde en cultive là-bas ? »

Sui Zhou, incertain, répondit : « Je ne saurais te dire, mais Xue Ling est originaire de Daxing. Nous pourrions lui demander demain. »

Tang Fan, résolu, trancha : « Pourquoi attendre ? Fais-le venir tout de suite. »

Son empressement était inhabituel, mais Sui Zhou savait d’expérience que la minutie et la prudence de Tang Fan étaient souvent justifiées et finissaient par s’avérer cruciales.

Les deux hommes étaient désormais si en phase qu’un simple échange suffisait pour qu’ils se comprennent sans en dire davantage. Ainsi, en entendant Tang Fan, Sui Zhou ne fit aucun commentaire superflu et sortit immédiatement chercher la personne demandée.

Xue Ling fut rapidement retrouvé. Il se trouvait dans une taverne qu’il fréquentait souvent, en train de participer à un concours de boisson avec des collègues. La forte odeur d’alcool l’accompagnait encore lorsqu’il fut convoqué en pleine nuit par son supérieur, ce qui le rendit légèrement embarrassé. Mais Tang Fan et Sui Zhou n’avaient pas la moindre envie de s’attarder sur ce genre de détails.

« Daxing ? » Xue Ling parut surpris. Il ne s’attendait pas à être convoqué à une heure pareille uniquement pour cette question.

« Oui, cette région est réputée pour ses fruits, » répondit-il. « Les pastèques et raisins offerts au palais impérial proviennent en grande partie de Daxing. Dans mon village natal, la famille voisine est justement composée de cultivateurs de pastèques. Mais selon eux, cette activité rapporte peu, car les prix fixés par le gouvernement ne sont pas très élevés, et ils n’ont pas le droit de vendre à des commerçants. »

Ne sachant pas ce que Tang Fan souhaitait apprendre, il transmit tout ce qu’il savait.

Pourtant, rien dans ces paroles ne semblait sortir de l’ordinaire.

Tang Fan fronça les sourcils : « C’est tout ? As-tu déjà entendu parler de quelque rumeur en lien avec Wan An ? »

Xue Ling réfléchit un moment, puis secoua la tête : « Non, rien de tel. »

Tang Fan, un peu déçu, ne posa pas d’autres questions. Peut-être lui et Liu Jian avaient-ils imaginé trop de choses. Les mots de Wan An n’étaient peut-être qu’un simple accès de colère, sans arrière-pensée.

« Attendez ! » dit soudain Xue Ling. « J’ai entendu dire que tous les cultivateurs de pastèques ne perdent pas d’argent. Il y aurait une famille qui, vivant près de la résidence secondaire de Wan Tong, aurait réussi à établir une connexion avec lui. Résultat, le gouvernement achète leurs pastèques à un prix plus élevé que celui payé aux autres. »

Tang Fan se redressa d’un coup : « Tu dis que Wan Tong possède une résidence secondaire à Daxing ? »

Xue Ling hocha la tête : « Oui, mais il y séjourne rarement. J’ai entendu dire que cette résidence sert à loger ses anciennes concubines, celles qui ont perdu ses faveurs. Il ne passe que de temps en temps pour les voir. »

Tang Fan fronça les sourcils, son expression devenant grave.

Si les propos de Wan An cachaient une intention précise, faisaient-ils allusion à cette affaire ?

Mais pourquoi Wan An insinuerait-il quelque chose à Liu Jian, sachant qu’il raconterait tout à Tang Fan ?

Wan An et Wan Tong n’étaient-ils pas alliés ? Pourquoi alors agir de la sorte ?

Et même si cette résidence cachait un secret, quel rapport cela pourrait-il avoir avec le prince héritier ?

De nombreuses questions tourbillonnaient dans l’esprit de Tang Fan. Si astucieux qu’il fût, il avait du mal à dénouer ces fils embrouillés.

Il se tourna vers Sui Zhou et demanda : « Tu crois que Wan An pourrait vraiment nous avoir fait un signe ? »

Sui Zhou réfléchit un instant avant de répondre avec une anecdote apparemment sans lien: « Lorsque tu étais à Suzhou pour résoudre l’affaire Chen Luan, celle-ci a ensuite conduit à l’implication de Shang Ming. À cette époque, Huai’en et Wang Zhi en ont profité pour demander que Shang Ming soit relevé de son poste de commandant du dépôt de l'Est. L’empereur a accepté, et Wan An, voyant la tournure des événements, a soutenu cette initiative. Mais Wan Tong est entré dans une rage folle, qualifiant Wan An de girouette. Pourtant, ils se sont vite réconciliés. Tu n’étais pas à la capitale à ce moment-là, tu n’as donc pas pu le savoir. »

Les yeux de Tang Fan brillèrent soudain : « Tu veux dire que Wan An n’est pas un partisan inconditionnel de Wan Tong, qu’il a aussi ses propres calculs ? »

Sui Zhou acquiesça : « Ses calculs ne visent qu’à plaire à l’empereur et à préserver sa richesse et son statut. Parce que l’empereur adore Dame Wan et suit ses recommandations, Wan An se contente de flatter et de s’aligner. Mais si un jour l’empereur se détourne de Wan Tong, Wan An ne restera sûrement pas à ses côtés. »

Un léger sourire moqueur apparut sur les lèvres de Sui Zhou, sans qu’il éclate de rire : « Ce genre de personne partage les richesses, mais pas les ennuis. »

Peu importe si Wan An pouvait ou non faire face aux épreuves avec ses alliés, cela restait un problème pour Wan Tong, pas pour Tang Fan et ses compagnons.

Cependant, Tang Fan discerna un sous-entendu dans les paroles de Sui Zhou : il était bien possible que les propos de Wan An à Liu Jian n’aient pas été prononcés sur un coup de tête.

Mais une question demeurait…

Tang Fan fronça les sourcils : « Même si nous soupçonnons que la résidence secondaire de Wan Tong à Daxing cache un secret, nous ne pouvons pas agir brusquement et procéder à une perquisition. Si nous ne trouvons rien, cela se retournerait contre nous. »

Sui Zhou répondit calmement : « Ne t’en fais pas, laisse-moi m’occuper de cette affaire. »

Il se tourna ensuite vers Xue Ling : « Va rassembler les frères tout de suite. »

Xue Ling, loin d’être intimidé ou réticent, montra au contraire un enthousiasme débordant: « On va retourner sa fichue résidence comme une crêpe ? »

Sui Zhou hocha légèrement la tête : « Faites-le. Soyez discrets, veillez à ne pas révéler vos identités. »

Xue Ling éclata de rire, serrant les poings avec enthousiasme :

« Ne t’inquiète pas, grand frère, avec toi à nos côtés, cette fois, on va frapper un grand coup ! Les gars n’attendaient que ça pour donner une bonne leçon à ce fils de tortue qui nous écrase et se croit tout permis ! »

À entendre son ton, il semblait plus proche d’un bandit de grand chemin que d’un membre de la Garde de Brocart.

*

Daxing, situé dans la proche banlieue de la capitale, relevait de l’administration du gouvernement de Shuntian.

Même proche de la capitale, ce n’était pas la capitale. À la tombée du jour, le calme s’installait dans la région, et la nuit tombée, tout devenait silencieux, comme si la terre elle-même s’était figée.

Cette nuit sans vent semblait avoir figé jusqu’aux herbes et aux arbres. Les chants d’oiseaux et le bruissement des insectes typiques des nuits d’été étaient depuis longtemps taris.

Par ce froid glacial, quiconque possédait un toit pour se protéger se réfugiait chez lui. Les familles se rassemblaient sous leurs couvertures chaudes, savourant le réconfort simple mais précieux de l’hiver.

La résidence secondaire située au bord de la rivière Dalong ne faisait pas exception. Bien qu’elle semblait plus majestueuse que les fermes environnantes en plein jour, son allure s’effaçait dans la nuit. Les lumières s’éteignirent peu à peu, plongeant la maison dans un profond sommeil.

Jusqu’à ce qu’un cri strident de femme déchire la nuit.

Man Niang se cramponna à sa couverture, terrifiée par les silhouettes qui l’entouraient.

Les torches qu’ils portaient illuminaient la pièce, révélant des individus entièrement vêtus de noir, ne laissant apparaître que leurs yeux perçants et féroces. Clairement, ces personnes n’étaient pas là avec de bonnes intentions.

Man Niang n’était pas la seule à hurler dans la résidence, mais, comme les autres, elle ne pouvait rien faire d’autre que crier.

« Savez-vous où vous êtes ? C’est la résidence secondaire du commandant de la Garde de Brocart ! Vous osez vous introduire ici ? Vous avez perdu la tête ? Sortez immédiatement si vous tenez à votre vie ! » balbutia-t-elle d’une voix tremblante, espérant que le nom de Wan Tong suffirait à les effrayer.

Mais elle fut rapidement déçue. Non seulement ils ne partirent pas, mais ils commencèrent à fouiller sa chambre.

Man Niang était l’une des concubines de Wan Tong. Tombée en disgrâce quelques années auparavant, elle avait été envoyée ici. La résidence accueillait toutes les femmes dans sa situation, condamnées à une vie d’isolement et de monotonie, attendant que Wan Tong daigne leur rendre visite, ce qui arrivait rarement.

Cependant, il y a environ six mois, les choses avaient changé. Un grand nombre de gardes hautement qualifiés avaient été affectés à la résidence, restreignant encore davantage les mouvements des concubines, désormais confinées à l’arrière-cour. Wan Tong avait également commencé à venir plus fréquemment, mais il ne se montrait presque jamais dans l’arrière-cour.

Man Niang se souvenait encore du sort tragique d’une de ses sœurs, qui, lassée de cette vie, avait tenté de séduire l’un des gardes. Découverte par Wan Tong, elle avait été battue à mort sur place. Les cris de douleur et le bruit des coups résonnaient encore dans l’esprit de Man Niang.

Depuis cet incident, l’avant-cour était devenue un territoire interdit.

Pourtant, cette nuit-là, les intrus en noir circulaient librement dans la résidence. Aucun des gardes ne semblait venir les arrêter. La seule explication plausible était qu’ils avaient déjà été neutralisés.

Un espoir naquit dans le cœur de Man Niang : et si ces individus représentaient sa chance de s’échapper de cet endroit ?

« Que… que cherchez-vous ? » demanda-t-elle d’une voix hésitante. Elle portait un simple corset, mais les intrus ne lui accordèrent pas un regard, ce qui la rassura légèrement : ils n’étaient pas là pour la violenter.

Ils ne semblaient pas là pour voler non plus, car même si des soieries et quelques bijoux éparpillés traînaient sur le sol, personne ne s’en souciait.

« Tais-toi, ou je t’égorge ! » grogna l’un d’eux avec une impatience évidente.

Man Niang les regarda soulever les dalles de pierre au sol à l’aide de leurs dagues. Rassemblant son courage, elle murmura : « …Je crois savoir ce que vous cherchez. »

Les hommes s’immobilisèrent instantanément et tournèrent tous leurs regards vers elle.

Man Niang recula légèrement, balbutiant : « Enfin… je n’en suis pas certaine… mais vous cherchez sûrement quelque chose, n’est-ce pas ? Je… je pense avoir des indices… »

« Que sais-tu ? » demanda le même homme d’un ton glacial.

Man Niang tenta de négocier : « Si je vous le dis… qu’est-ce que j’y gagne ? »

La réponse fut immédiate : une lame froide posée sur son cou.

Man Niang perdit toute contenance et s’écria : « J-j’ai dit ça pour rire ! Mais si vous cherchez quelque chose, ce n’est sûrement pas ici, c’est dans l’avant-cour ! »

 

Traducteur: Darkia1030

 

 

 

 

 

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