Le ciel était encore parsemé d'étoiles et on voyait la lune, tandis que la terre demeurait plongée dans l'obscurité.
À cette heure, beaucoup de gens devaient encore être dans leurs rêves, dormant profondément.
Cependant, il y avait un groupe de personnes déjà debout, habillées avec soin, en route pour assister à l’audience impériale.
Tang Fan, qui s’était couché tard la veille, manquait déjà d’énergie. Assis dans sa chaise à porteurs qui oscillait doucement, la somnolence le gagnait peu à peu, et il finit par s’assoupir.
Dans son demi-sommeil, il sentit soudainement la chaise s’arrêter brusquement, plus vivement qu’à l’accoutumée. Pris par l’élan, son corps se pencha en avant et heurta sans prévenir une poutre en bois saillante de la chaise, heurtant précisément le bord le plus rigide de son chapeau officiel. La douleur soudaine lui fit aspirer une bouffée d’air froid, dissipant instantanément toute trace de somnolence.
Il retira son chapeau officiel et passa la main sur son front. Heureusement, il ne saignait pas, mais une bosse avait déjà commencé à se former.
Dehors, des éclats de voix confus se faisaient entendre, suivis de la voix de son porteur de chaise : « Maître, on ne peut plus avancer. Voulez-vous que nous prenions un autre chemin? »
Tang Fan souleva le rideau de la chaise, laissant une rafale de vent froid s’engouffrer à l’intérieur, le réveillant encore davantage. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-il.
Le porteur répondit : « On dirait qu’il y a une dispute là-bas ! »
Fronçant les sourcils, Tang Fan jeta un coup d'œil devant lui. Une autre chaise à porteurs bloquait le passage, rendant compréhensible l’arrêt brusque de la sienne pour éviter une collision.
« Allez voir ce qui se passe », ordonna Tang Fan.
Le porteur obéit et contourna la chaise qui bloquait le chemin pour enquêter, avant de revenir peu après. « Maître, ce sont bien des gens qui se disputent. »
Tang Fan fut surpris : « Qui se dispute ? »
Normalement, à cette heure-ci, seules les personnes se rendant à l’audience impériale étaient dans les rues. Entre collègues du gouvernement, chacun veillait à respecter les autres pour éviter des situations conflictuelles. Mais comme dans tout, il pouvait y avoir des exceptions.
Le porteur expliqua : « Il semble que le vice-ministre des Rites, Li Zisheng, ait heurté la chaise du censeur impérial en chef, Maître Qiu. Une dispute a éclaté entre eux ! »
Le « vice-ministre des Rites, Li Zisheng » désignait naturellement Li Zisheng, et le «censeur impérial en chef, Maître Qiu » n’était autre que l’enseignant de Tang Fan, Qiu Jun.
Tang Fan demanda aussitôt : « Mon maître n’a rien ? »
Le porteur répondit prudemment : « Non, il n’a rien, mais il est en train de réprimander le vice-ministre Li ! »
À ces mots, Tang Fan comprit immédiatement la situation et esquissa un sourire amer.
Qiu Jun avait toujours méprisé les opportunistes comme Li Zisheng. Bien que ce dernier fût vice-ministre des Rites, un poste de troisième rang que peu osaient offenser, Qiu Jun, étant censeur impérial en chef, de deuxième rang, n’avait aucune raison de le craindre. Il avait souvent cherché des occasions de critiquer Li, mais ses réprimandes passaient généralement inaperçues auprès de l’empereur. Aujourd’hui, ayant enfin trouvé une situation où Li était en tort, il n’allait évidemment pas manquer l’occasion de le réprimander sévèrement.
De plus, Qiu Jun nourrissait encore du ressentiment envers Li Zisheng à cause de l’affaire où le censeur Lin Jun avait été emprisonné après avoir accusé Li et d'autres fonctionnaires.
Tang Fan connaissait si bien le caractère de son maître qu’il pouvait déjà deviner l’ensemble de la situation sans même se rendre sur place.
Après avoir attendu un moment, constatant que la situation ne se réglait toujours pas et que les chaises devant lui restaient immobiles, il descendit de la sienne et s’avança dans la neige.
Il ne marcha pas longtemps avant de voir deux chaises à porteurs immobilisées au milieu de la route. Qiu Jun se tenait debout à côté, enflammé par la colère, citant des classiques et invectivant Li Zisheng.
Li Zisheng, bien qu’il ne fût pas érudit et ne possédât pas le même niveau de connaissances, affichait une expression hautaine, manifestement indifférent à l’agacement de Qiu Jun.
Autour d’eux, sept ou huit fonctionnaires s’étaient rassemblés, tous empêchés de poursuivre leur route vers l’audience. Chacun essayait de les calmer, s’efforçant surtout d’apaiser Qiu Jun.
Il fallait bien les convaincre : en plein hiver, qui voulait rester plus longtemps que nécessaire dans le froid ? Et arriver en retard à l’audience sans raison valable signifiait une sanction, parfois même une amende ou une bastonnade, ce que personne ne voulait risquer.
Cependant, Qiu Jun, voyant que tout le monde essayait de le calmer, ne faisait que s’énerver davantage : « Vous croyez que je ne veux pas partir ? Ma chaise est endommagée, et mon porteur est blessé. Impossible de continuer comme ça ! »
Les autres se penchèrent pour regarder. Effectivement, les deux chaises avaient subi des dommages importants. La chaise de Li Zisheng avait une barre arrière brisée, tandis que celle de Qiu Jun était renversée sur le côté, écrasée d’un côté. Heureusement, le vieil homme était descendu rapidement ; autrement, il aurait été blessé lui aussi.
Mais en l’état, les deux chaises bloquaient la route, empêchant tout le monde de passer.
Qiu Jun, après ces paroles, lança furieusement : « Comment osez-vous être aussi déraisonnable, Vice-ministre Li ! C’est votre porteur de chaise qui, impatient de dépasser le mien, s’est précipité et a provoqué la collision, renversant ma chaise dans la foulée ! Et vous osez dire que je n’ai pas révélé mon identité ? Comment votre porteur aurait-il pu deviner que j’étais à l’intérieur ? Ma chaise est aussi endommagée, à qui devrais-je réclamer réparation ? »
Li Zisheng répondit avec un sourire glacial : « Vénérable Maître Qiu, vos paroles sont vraiment déraisonnables. C’est plutôt votre porteur qui, pressé d’avancer, a précipité sa chaise et provoqué l’accident. Mon porteur n’avait aucun moyen de savoir que vous étiez à l’intérieur ! Regardez, ma chaise aussi est endommagée, alors à qui vais-je demander des comptes ? »
Qiu Jun, hors de lui, s’écria : « Ne racontez pas des absurdités ! Mon porteur, qui me suit depuis de nombreuses années, est toujours des plus prudents. Jamais il ne se serait précipité pour avancer. C’est vous qui avanciez trop lentement. Mon porteur n’a fait qu’accélérer pour éviter que je sois en retard à l’audience impériale ! »
Li Zisheng, d’un ton narquois et insidieux, rétorqua : « Vous êtes pressé pour l’audience, et moi, je ne le serais pas ? La neige rend la route glissante, et il est normal d’avancer prudemment. Pourquoi vous mettre dans un tel état à votre âge ? Après tout, peu importe votre empressement, cela ne vous fera pas entrer au Grand Conseil. Pourquoi tant de hâte, alors ? »
Qiu Jun explosa de colère : « Espèce d’opportuniste déloyal et servile ! »
À ce stade, Tang Fan ne pouvait plus rester spectateur. Il était difficile de dire qui avait raison dans cette histoire de collision, mais Tang Fan comprenait bien que ce petit incident n’était qu’un prétexte. En réalité, Qiu Jun et Li Zisheng appartenaient à deux factions opposées et nourrissaient une aversion mutuelle depuis longtemps. Ce désaccord était une occasion rêvée pour leurs ressentiments de s’exprimer. Cependant, voyant le nombre de chaises à porteurs s’accumuler derrière, Tang Fan savait que si la dispute se poursuivait, une bonne partie des officiels risquaient d’arriver en retard à l’audience impériale. Même si ce retard pouvait être excusé par les circonstances, cela n’en demeurait pas moins embarrassant.
« Maître, » intervint-il. Tout le monde se tourna vers lui, surpris. Oh, c’était Tang Fan, le Conseiller ! Aussitôt, une voie lui fut dégagée, et chacun s’inclina respectueusement pour le saluer. Soudain, l’atmosphère changea. À la pensée que Tang Fan pourrait aussi être en retard à cause de cet incident, les autres officiels se sentirent moins anxieux, presque soulagés, comme si la responsabilité était transférée à un supérieur hiérarchique.
Tang Fan salua les présents avec un sourire calme, répondant à leurs salutations sans adopter une attitude condescendante. Il ne cherchait pas non plus à se montrer excessivement humble. Si certaines personnes pouvaient naturellement imposer leur respect dès le premier regard, Tang Fan faisait indéniablement partie de ce groupe. Il y a cinq ou six ans, Tang Fan n’aurait peut-être pas eu cette prestance. Mais la position sociale et l’expérience façonnent une personne. Outre son apparence, ses connaissances et son charisme naturel, sa stature et sa sagesse acquises jouaient un rôle central. Comme le dit le proverbe : l’apparence reflète le cœur. Bien que Wan An, le Premier Ministre, fût une figure imposante et robuste, il manquait cette aura subtile mais indéniable que Tang Fan dégageait, une supériorité forgée par une confiance intérieure.
Voyant Tang Fan arriver, Qiu Jun détendit légèrement son expression avant de se rappeler la présence de Li Zisheng. Son visage se referma immédiatement. Tang Fan ne laissa pas à Qiu Jun le temps de parler et se tourna vers Li Zisheng : « Vice-ministre Li, vos chaises sont déjà endommagées. Inutile de discuter davantage. Le ciel est encore sombre, les routes glissantes. Si nous tardons plus, nous risquons réellement d’être en retard. Faites déplacer votre chaise pour laisser passer les autres. »
Li Zisheng pouvait ignorer les paroles de Qiu Jun, mais il ne pouvait se permettre d’ignorer celles de Tang Fan. L’influence croissante de Tang Fan dans la cour impériale était indéniable, dépassant même celle de son propre maître. Parmi les fonctionnaires de sa génération, il était devenu une figure centrale.
Li Zisheng répondit : « Puisque le Conseiller l’ordonne, comment pourrais-je ne pas obéir ? Cependant, deux de mes porteurs sont blessés et ont été renvoyés chez eux. Avec seulement deux porteurs restants, il sera difficile de déplacer la chaise. »
Tang Fan ne répondit pas directement. Il se tourna vers ses propres porteurs : « Allez aider les porteurs du Vice-ministre Li. » Ayant l’intention de calmer la situation, il donna l’exemple. Qiu Jun, voyant cela, ne voulut pas embarrasser son propre élève et envoya aussi ses porteurs prêter main-forte. Grâce aux efforts conjoints, les deux chaises furent finalement déplacées sur le côté, permettant à la route d’être dégagée. Tout le monde poussa un soupir de soulagement.
Tang Fan invita les autres officiels à repartir. Ne souhaitant pas arriver en retard, ils ne perdirent pas de temps à discuter, montèrent rapidement dans leurs chaises et reprirent leur chemin après s’être excusés.
« Maître, pourquoi ne pas prendre ma chaise pour aller à l’audience ? » proposa Tang Fan à Qiu Jun.
Qiu Jun secoua la tête : « Ce n’est pas nécessaire. Je vais faire louer une nouvelle chaise. »
Tang Fan sourit : « Le jour n’est pas encore levé. Où allez-vous trouver quelqu’un pour louer une chaise ? Ne soyez pas si réservé avec votre élève. Je suis encore jeune, mais vous ne pouvez pas vous permettre d’attraper froid. »
Sans attendre la réponse, il insista avec un mélange de force et de sollicitude, aidant son maître à monter dans sa chaise. Il ordonna ensuite à ses porteurs de le conduire jusqu’à la porte du palais.
Il regarda la chaise disparaître au loin avant de se tourner vers un Li Zisheng visiblement contrarié, lui souriant légèrement : « Alors, Vice-ministre Li, souhaitez-vous attendre une autre chaise avec moi ou préférez-vous marcher jusqu’à l’audience ? »
Li Zisheng força un sourire : « Je préfère marcher jusqu’à l’audience, afin d’éviter un retard. Je prends congé. »
Tang Fan hocha la tête : « Faites donc. »
La neige n’était pas trop épaisse et marcher était encore possible. Cependant, bouger dans la neige impliquait inévitablement que des flocons s’infiltrent dans les bottes, trempant les chaussettes. Tang Fan, quant à lui, préféra attendre un peu. Passer la journée avec des chaussettes mouillées aurait été une véritable torture.
Il se tenait sous l’avant-toit d’une maison au bord de la rue, regardant Li Zisheng s’éloigner difficilement, soutenu par ses domestiques, laissant dans la neige des empreintes irrégulières. Son regard glissa ensuite vers les deux chaises à porteurs, abîmées et renversées au bord de la route. Quelque chose effleura son esprit, mais il n’eut pas le temps de saisir cette pensée.
Les porteurs de chaise de la famille Tang étaient partis emprunter une autre chaise chez les voisins, les Sui. Cependant, entre l’aller et le retour, il fallut presque une demi-heure avant qu’ils reviennent avec une chaise.
Sous la dynastie Ming, les audiences impériales étaient divisées en trois catégories : les grandes audiences, les audiences semi-mensuelles de la nouvelle lune, et les audiences ordinaires. Après l’ère Yongle, les audiences ordinaires avaient progressivement perdu de leur importance. Elles se limitaient souvent à une brève présence, où l’on écoutait quelques propos creux avant que chacun ne retourne à son bureau pour travailler.
Lorsque la chaise de Tang Fan s’arrêta enfin devant les portes du palais, le jour commençait à poindre, la rue devenait animée, et la neige, frappée par les rayons du soleil, commençait à fondre. Malgré tout, un froid perçant semblait traverser son manteau épais pour s’infiltrer jusque dans ses os.
À ce moment-là, l’audience ordinaire devait déjà être terminée. Tang Fan n’avait pas l’intention de participer à ce qui restait de l’assemblée, préférant se rendre directement à la Bibliothèque impériale.
Cependant, à peine arrivé aux portes du palais, il fut arrêté. Tang Fan haussa légèrement les sourcils : « Quoi ? Vous ne me reconnaissez plus après une journée d’absence ? »
L’interlocuteur se hâta de répondre avec un sourire embarrassé : « Comment serait-ce possible, Conseiller Tang ? Ne vous fâchez pas, ce n’est pas notre faute. Les ordres viennent d’en haut : Sa Majesté est furieuse à cause du grand nombre de retardataires aujourd’hui. Elle a ordonné que tous ceux qui arrivent en retard restent dehors pour se rafraîchir les idées. Nous n’osons pas désobéir ! »
Tang Fan, surpris, demanda : « Et Qiu Yushi du Bureau de la censure et le Vice-ministre Li du Ministère des Rites, les avez-vous vus ? »
Le garde répondit : « Oui, je les ai vus. Ils sont arrivés il y a une demi-heure, juste à temps pour éviter d’être en retard. Les autres n’ont pas eu cette chance et ont été fouettés. Si vous voulez mon avis, vous devriez demander un congé aujourd’hui et éviter d’entrer. »
Selon les règlements impériaux, un retard injustifié était puni de dix coups de bâton. Si un Conseiller devait être publiquement déculotté pour recevoir cette punition, ce serait un scandale retentissant. Tang Fan n’oserait probablement pas sortir de chez lui pendant un mois.
Cependant, l’empereur actuel, habituellement indolent et clément, n’avait pas appliqué cette règle depuis longtemps. Les sanctions se limitaient en général à une réduction de salaire. Pourquoi donc une telle exception aujourd’hui ?
Tang Fan demanda : « Savez-vous pourquoi Sa Majesté est en colère ? »
Le garde secoua la tête : « Cela dépasse mes compétences. Comment pourrais-je obtenir ce genre d’informations ? »
Rester planté là n’était pas une solution. Après réflexion, Tang Fan proposa : « Bien, alors allez informer votre supérieur. Dites-lui que je… »
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’une voix l’interpella : « Runqing ! »
Tang Fan se retourna et vit une chaise à porteurs arriver en courant, portée par des domestiques essoufflés, avant de s’arrêter non loin. Un homme en descendit précipitamment et marcha rapidement vers lui. C’était Liu Jian, un autre membre du Grand Conseil.
Liu Jian, âgé de plus de cinquante ans, était un homme mince mais énergique, grand et droit, avec des tempes noires qui ne trahissaient aucun signe de vieillesse. Il semblait avoir à peine plus de quarante ans.
Tang Fan s’arrêta pour lui rendre son salut en joignant les mains : « Frère Huian. »
Bien qu’ils aient vingt ans d’écart, leur statut au sein du Grand Conseil les mettait sur un pied d’égalité. Par respect pour son aîné, Tang Fan choisit de l’appeler par son nom de lettré, Huian. (NT : pseudonyme utilisé par un artiste)
Essuyant la sueur sur son front, Liu Jian s’exclama dès qu’il ouvrit la bouche : « Toi aussi, tu es en retard ? »
Tang Fan esquissa un sourire amer : « Il semblerait que ce ne soit pas un jour propice aux déplacements. »
Se tournant vers le garde, il ajouta : « Ne pourriez-vous pas nous laisser entrer pour que nous expliquions et présentions nos excuses directement à Sa Majesté ? »
Le garde, voyant un autre Conseiller arriver en retard, trouva la situation étrange. Il se demanda si un autre arriverait encore et si tous les dirigeants de l’Empire allaient être bloqués dehors. Ce serait un véritable scandale.
Cependant, le garde répondit avec une expression d’embarras : « Je vous demande pardon, messieurs, mais les ordres sont stricts. Nous ne pouvons désobéir. Si vous n’avez rien à craindre, nous, en revanche, risquons de lourdes sanctions. »
Liu Jian, homme conciliant, répondit : « Alors, allez simplement transmettre notre message. Nous attendrons ici. »
Le garde acquiesça et, laissant un collègue à son poste, se rendit à l’intérieur.
Lorsque la neige commence à fondre, le froid devient encore plus mordant. Malgré leurs lourds manteaux et les vêtements matelassés sous leurs robes d’officier, Tang Fan et Liu Jian ressentaient le froid s’infiltrer par leurs cols et leurs manches. Ils se mirent à frotter leurs mains et à taper du pied pour se réchauffer.
Tang Fan demanda alors : « Pourquoi êtes-vous aussi en retard, frère Huian ? »
Liu Jian soupira avec un sourire amer : « Ah, n’en parlons pas. Sur le chemin de ma maison au palais, quelqu’un avait commencé à creuser un canal à l’aube, bloquant complètement la route. Un de mes porteurs a même perdu pied et est tombé dedans. J’ai dû envoyer quelqu’un chercher une autre chaise et faire un grand détour pour arriver ici. »
À peine eut-il terminé sa phrase que Tang Fan afficha une expression étrange.
« Quoi ? » demanda Liu Jian.
Tang Fan expliqua à son tour la raison de son retard.
Aucun des deux n’était idiot. En comparant les faits, ils comprirent immédiatement les coïncidences et étrangetés qui se cachaient derrière tout cela.
Liu Jian attrapa le garde restant à la porte et lui demanda : « Hormis nous deux, les autres membres du Grand Conseil sont-ils déjà entrés ? »
Le garde, perplexe, répondit franchement : « Ils sont tous entrés. »
Liu Jian insista : « Et le Conseiller Xu Pu ? Lui aussi est entré ? »
Le garde acquiesça : « Oui, il est arrivé tôt ce matin. »
Liu Jian et Tang Fan échangèrent un regard. Liu Jian demanda : « Runqing, qu’en penses-tu? »
Tang Fan répondit d’un ton grave : « Entrons et voyons cela de nous-mêmes. »
Voyant leur expression peu amène et craignant qu’ils ne forcent le passage, le garde supplia : « Messieurs, ne me mettez pas dans l’embarras. Mon collègue est déjà parti prévenir, il reviendra bientôt. Veuillez patienter encore un peu ! »
Liu Jian répliqua : « Une fois à l’intérieur, nous présenterons nous-mêmes nos excuses à Sa Majesté. Cela ne te causera aucun tort ! »
Sur ces mots, il avança résolument. Le garde, désemparé, n’osa pas les retenir de force, craignant qu’une confrontation physique n’endommage ces hauts fonctionnaires, ce qui retomberait inévitablement sur lui.
« Halte-là ! »
Après avoir fait quelques pas au-delà de la porte, Tang Fan et Liu Jian aperçurent au loin une petite escouade de la garde impériale s’approcher.
Ils s’arrêtèrent et attendirent que les soldats se rapprochent.
Ces derniers, contrairement aux gardes du palais, n’avaient pas l’air conciliants. Leur visage était impassible, sans la moindre trace de familiarité ou de crainte. Même après que Tang Fan et Liu Jian eurent décliné leur identité, ils insistèrent pour qu’ils rebroussent chemin et attendent à l’extérieur.
Furieux, Liu Jian s’emporta : « Nous sommes des ministres du Grand Conseil, et vous voulez nous donner des ordres ? Est-ce vraiment un décret de Sa Majesté ? Nous vérifierons cela directement avec lui. Écartez-vous immédiatement ! »
Les gardes ne bougèrent pas d’un pouce. Sans montrer le moindre signe de peur, leur chef s’inclina légèrement et déclara : « C’est effectivement un décret oral de Sa Majesté. Nous n’oserions pas falsifier ses ordres. Nous demandons votre compréhension. »
Liu Jian, prêt à exploser, fut interrompu par Tang Fan. Ce dernier demanda calmement au chef des gardes : « Avez-vous entendu ce décret directement de la bouche de Sa Majesté ?»
Le soldat répondit : « Oui, exactement. »
Tang Fan continua : « Et qui était présent à ce moment-là ? »
L’homme hésita, ne sachant s’il devait répondre. Mais face au regard perçant et froid de Tang Fan, qui semblait pouvoir trancher à travers lui, il se sentit pris de panique et répondit malgré lui : « Le Vice-ministre des Rites, Li Zisheng, était également présent. »
Ce scélérat !
Liu Jian faillit laisser échapper un juron, mais parvint à se contenir. Après tout, il n’était pas Qiu Jun, connu pour son tempérament emporté.
Malgré cela, son visage s’assombrit.
Li Zisheng, en tant que haut fonctionnaire du Ministère des Rites, pouvait tout à fait justifier une demande de sanction pour corriger les manquements aux protocoles. Mais pourquoi ce décret tombait-il précisément aujourd’hui, et pourquoi semblait-il viser Tang Fan et Liu Jian ?
Les deux hommes avaient d’abord pensé qu’un événement grave avait pu se produire au palais, mais après réflexion, cela semblait improbable. Bien que l’empereur actuel négligeât les affaires d’État, depuis le règne de l’empereur Yingzong, les coups d’État ou rébellions internes étaient devenus presque inconcevables dans cette dynastie.
Si le problème ne venait pas de l’empereur, alors il ne pouvait concerner que le Grand Conseil.
En y réfléchissant davantage, et connaissant bien Wan An, ils comprirent que si une décision importante nécessitant l’accord du Grand Conseil était en jeu, Wan An, sachant pertinemment que Tang Fan et Liu Jian s’y opposeraient, aurait cherché à les écarter. Avec ces deux-là absents, Liu Ji, toujours opportuniste, et Xu Pu, peu habile dans les débats, ne pourraient pas résister à ses manœuvres, laissant Wan An imposer sa volonté.
Une fois la décision prise et le riz cuit (NT : les faits accomplis), il serait trop tard pour que Tang Fan et Liu Jian puissent intervenir.
Comprenant cela, les deux hommes changèrent immédiatement de direction, renonçant à se rendre au Palais de la Pureté Céleste. Ils prirent plutôt la route de la Bibliothèque impériale.
Les gardes impériaux, obligés de les suivre par devoir, n’osèrent pas les arrêter de force. Tout en les poursuivant, ils les suppliaient : « Messieurs, attendez ! Messieurs, attendez ! »
Tang Fan et Liu Jian, indifférents aux supplications des gardes, avancèrent à grands pas. L'un devant, l'autre derrière, formant une scène assez cocasse.
*
Pendant ce temps, dans la bibliothèque impériale, le décor était tout autre.
Ce jour-là, comme souvent, l'empereur n’assistait pas au conseil matinal. Les fonctionnaires, habitués à cette absence, y participèrent formellement avant de retourner à leurs bureaux respectifs. Wan An, cependant, avait convoqué les membres du Grand Conseil pour une réunion spécifique, le sujet étant lié aux récentes anomalies célestes.
Son regard balaya rapidement Liu Ji, le deuxième assistant impérial, puis examina attentivement les expressions des autres conseillers présents. Finalement, il s'arrêta un instant sur les deux sièges vides à côté de Xu Pu avant de détourner les yeux.
Il entama la réunion en déclarant :
« Des signes étranges sont apparus dans le ciel à plusieurs reprises, semant la panique dans tout le pays. Je suppose que vous en avez tous eu connaissance. »
Voyant que personne ne réagissait, il poursuivit : « Vous avez également dû entendre parler de la pétition d’excuses présentée par le prince héritier. En tant que ministres, il est de notre devoir de comprendre les préoccupations de Sa Majesté et de partager ses inquiétudes. Même si Sa Majesté ne s’exprime pas directement, nous devrions saisir ses intentions. »
Ces propos, ambigus en apparence, résonnèrent différemment selon les oreilles des conseillers présents. Habitués aux subtilités de la politique, ils comprirent immédiatement le sous-texte. Liu Ji, en particulier, réalisa rapidement que Wan An cherchait à profiter de l’occasion pour pousser l’empereur à destituer le prince héritier.
Il n’était alors pas surprenant que Liu Jian et Tang Fan soient absents. Liu Ji supposa, avec une pointe d’agacement, que ces deux-là avaient été informés à l’avance et avaient volontairement évité cette réunion. Ce qu’il ignorait, c’est qu’ils étaient actuellement retenus sur la route par un enchaînement d’obstacles inattendus.
Liu Ji, qui n’appartenait ni au camp de Wan An ni à celui du prince héritier, était connu pour sa capacité à jauger la direction du vent. Ne souhaitant pas se compromettre, il avait pour habitude d’éviter les situations périlleuses. Si la destitution du prince héritier devenait inévitable, il s’empresserait de féliciter le nouvel héritier pour renforcer sa position, tout en évitant d'offenser quiconque.
Cependant, l’initiative soudaine de Wan An le prit au dépourvu.
Liu Ji, grâce à sa maîtrise de soi, resta impassible. Xu Pu, en revanche, était visiblement stupéfait, incapable de dissimuler sa surprise.
Wan An, feignant d’ignorer leurs réactions, continua son discours. Peng Hua, Yin Zhi et les autres, ayant déjà été préparés, conservaient leur calme.
« J’ai préparé un mémorandum destiné à Sa Majesté. Je vous invite à le lire. Si vous n’avez aucune objection, signez-le afin qu’il soit soumis au nom de tout le Grand Conseil. »
Sur ces mots, il poussa le document devant lui vers Liu Ji, assis à sa gauche.
À ce stade, Liu Ji n’avait d’autre choix que de prendre le document. En le lisant, il remarqua qu’il n’était pas explicitement question de la destitution du prince héritier. Cependant, chaque phrase incitait subtilement l’empereur à prendre une décision ferme et à affirmer son autorité, tout en affirmant que le Grand Conseil soutiendrait inconditionnellement ses décisions.
Si l’empereur décidait de destituer le prince héritier, et que le Grand Conseil, en accord avec les censeurs, s’y opposait, cela pourrait créer un front uni contre la décision impériale. L’empereur serait alors contraint de tenir compte de l’opinion des hauts dignitaires.
Mais si le Grand Conseil soutenait l’empereur et apaisait les censeurs, la dissidence au sein de la cour serait limitée.
Liu Ji comprit immédiatement les intentions de Wan An. Il esquissa un sourire froid avant de lever les yeux et de déclarer : « Yuanweng, Liu Jian et Tang Fan ne sont pas encore arrivés. Une pétition au nom du Grand Conseil, sans leurs signatures, risquerait d’être mal perçue. Ne serait-il pas préférable d’attendre leur présence pour en discuter ? »
Wan An répondit sans changer d’expression : « Ce n’est pas nécessaire. Ils se sont excusés de ne pas venir aujourd’hui. Les signatures des membres présents suffiront. »
Sous-entendu, la position de Liu Jian et Tang Fan, qui occupaient les rangs inférieurs au sein du Grand Conseil, importait peu.
Liu Ji rétorqua avec un léger sourire : « Yuanweng, tu te trompes. Nous sommes tous égaux au sein du Grand Conseil. Il serait inapproprié d’ignorer leur avis. Attendons qu’ils soient là pour finaliser cette pétition. »
Sur ces mots, il referma le document et le passa à Peng Hua pour qu’il le lise à son tour.
Peng Hua prit la pétition, y jeta un rapide coup d'œil, puis sans hésiter, signa de son nom. Il souffla légèrement sur l'encre pour la faire sécher avant de passer le document à Yin Zhi.
Yin Zhi, à son tour, signa sans objection. La pétition revint alors devant Liu Ji, attirant sur lui tous les regards.
Comprenant qu’il ne pourrait pas esquiver ou temporiser davantage, Liu Ji déclara : « Depuis quand avons-nous instauré une telle pratique de pétitions collectives au sein du Grand Conseil ? Yuanweng, cette démarche est contraire aux règles. Si cela venait à se savoir, on dirait que nous, membres du Conseil, négligeons notre rôle de conseillers en suivant des lubies irresponsables. »
Wan An, impassible, répondit calmement : « Comment pourrions-nous être accusés de négliger notre devoir de conseiller ? Cette pétition vise précisément à exhorter Sa Majesté à prendre une décision rapidement afin de dissiper les rumeurs et de stabiliser les esprits.»
Cette pétition, que Wan An avait minutieusement rédigée, contenait de nombreuses suggestions implicites pour encourager l'empereur à agir rapidement, mais ne mentionnait pas explicitement la destitution du prince héritier. Ainsi, elle évitait toute accusation directe ou répercussions politiques.
Signer ou ne pas signer ?
Liu Ji hésitait.
Ne pas signer signifierait défier Wan An, ce qui, en soi, n'était pas un problème. Cependant, cela risquait de déplaire à la concubine favorite, la noble Dame Wan, qui était connue pour être la principale instigatrice de cette campagne contre le prince héritier. Offenser quelqu'un d'une telle influence sur l'empereur pourrait être désastreux.
Mais s'il signait, et que le prince héritier conservait sa position, il pourrait être perçu comme un allié des partisans de Wan An, un risque qui pourrait le mettre sur la liste noire du futur souverain.
Alors qu'il était plongé dans ces dilemmes, des bruits de pas retentirent soudainement depuis l'extérieur.
Tous les conseillers se tournèrent vers l’entrée. Un instant plus tard, la porte de la salle de réunion s’ouvrit brusquement, et Wan Tong, à la tête d’une escouade de gardes de Brocart, entra avec autorité.
Les gardes, imposants dans leurs lourds manteaux et bottes épaisses, avancèrent sans saluer les conseillers. Ignorant ostensiblement Wan An et les autres, ils se postèrent silencieusement derrière les membres du Conseil, leur présence pesante et menaçante.
Liu Ji, outré, lança un regard noir à Wan Tong : « Commandant Wan, que signifie cette intrusion ? »
Était-ce une tentative de coup d’État ?
Wan Tong, affichant un sourire sarcastique, répondit : « Inutile de vous inquiéter, Vice-Ministre Liu. J’ai été mandaté pour livrer une missive aux membres du Grand Conseil. Je vous invite à la lire. »
Liu Ji, furieux, s’écria : « La bibliothèque impériale est un lieu hautement confidentiel. Seuls ceux qui en ont l’autorisation peuvent entrer. Par ordre de qui agissez-vous ? »
Wan Tong répondit avec désinvolture : « Évidemment, par ordre de Sa Majesté. »
Wan An prit la missive des mains de Wan Tong, y jeta un rapide coup d'œil, puis la tendit à Liu Ji : « Voyez par vous-même. »
Liu Ji lut la note, qui était un rapport de l’Observatoire impérial détaillant les récentes anomalies célestes.
D'après ce document, le mois en cours avait vu un nombre inhabituellement élevé d'apparitions de comètes, au moins sept ou huit. Certaines, comme l'entrée d'une comète dans la constellation de la Grande Ourse, avaient déjà suscité de vives discussions parmi les officiels et le peuple.
Mais pourquoi l'empereur avait-il envoyé un tel rapport au Grand Conseil ?
Liu Ji fut pris d’un frisson. D'après son analyse, l’empereur semblait souhaiter la destitution du prince héritier mais hésitait à l'annoncer directement. Ce rapport était probablement destiné à inciter le Grand Conseil à initier une pétition, permettant à l’empereur de s’appuyer sur elle pour justifier sa décision. En somme, l'empereur cherchait à transférer une partie du fardeau et des risques politiques au Conseil.
Liu Ji fit passer la missive à son voisin sans un mot, restant pensif à sa place.
Wan An déclara alors avec empressement : « Nous avons tous d’autres responsabilités. Je ne voudrais pas monopoliser votre temps. Que chacun signe rapidement cette pétition, afin que je puisse la présenter à Sa Majesté. »
Wan Tong, quant à lui, ajouta avec un ton chargé de sous-entendus : « Sa Majesté et Dame Wan ont prévu de se rendre au jardin du Sud cet après-midi pour admirer les chrysanthèmes. Yuanweng, si vous traînez trop, vous risquez de manquer l’occasion. »
Cette phrase, ostensiblement anodine, était un rappel clair de la relation étroite entre l’empereur et la concubine Wan, ainsi que de l'influence décisive de cette dernière.
Lorsque l’empereur avait ordonné à Wan Tong de livrer la missive, il ne s’attendait probablement pas à ce que ce dernier se présente avec une escouade entière de gardes imposants. Pourtant, ces gardes de Brocart étaient désormais alignés dans la salle, scrutant les membres du Conseil d’un regard perçant. Leur présence pesante faisait frissonner les conseillers, rendant l’atmosphère oppressante.
Sous cette pression palpable, Liu Ji finit par céder. Serrant les dents, il saisit le pinceau et signa son nom sur la pétition.
Voyant cela, les visages de Wan An et Wan Tong s’adoucirent légèrement, signe d’un soulagement à peine dissimulé.
Il ne restait désormais plus qu’une signature à obtenir : celle de Xu Pu.
Wan An, confiant, s’adressa à lui : « Qianzhai, à votre tour. »
Xu Pu comprenait qu’il était tombé dans un piège méticuleusement orchestré. Malgré cela, il secoua la tête et déclara avec fermeté : « Yuanweng, pardonne-moi, mais je ne peux pas signer cette pétition. »
Le visage de Wan An s’assombrit immédiatement : « Pourquoi donc ? »
Xu Pu, droit et imperturbable, répondit d’une voix forte et claire : « Parce que notre dynastie établit l’héritier selon le principe du droit d’aînesse ! Le prince héritier n’a commis aucune faute. Comment pourrait-on le démettre de ses fonctions en s’appuyant sur des présages ? C’est une grave hérésie. Si quelqu’un nourrit de telles intentions malveillantes, il doit être traité comme un traître à la nation, passible d’une exécution publique ! »
Ces paroles résonnèrent dans la salle avec force, tranchant comme une lame.
Au même moment, une voix familière s’éleva depuis l’entrée de la salle de réunion. « Bien dit. »
Tous se tournèrent vers l’origine de cette interruption.
Tang Fan se tenait dans l’embrasure de la porte, son regard pénétrant balayant la salle. Juste derrière lui, Liu Jian avançait d’un pas ferme.
La lumière extérieure, éclatante, entourait leurs silhouettes, créant une aura presque lumineuse autour des deux hommes, comme s’ils étaient nimbés d’une lueur protectrice.
Traducteur: Darkia1030
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