Qu’une personne aussi passionnée de gastronomie que Tang Fan soit capable de résister à la tentation d’un bon repas en déclinant l’invitation de Wang Zhi, signifiait forcément qu’il y avait quelque chose d’inhabituel.
Cependant, l’identité de Tang Fan avait considérablement évolué. Même Wang Zhi devait rendre hommage en sa présence, alors il était évident qu’un simple Wei Mao ne pourrait pas lui barrer la route. Tang Fan souhaitant partir, Wei Mao n’avait d’autre choix que de le regarder s’éloigner, impuissant à le retenir.
Lorsque Tang Fan rentra précipitamment chez lui, avant même de passer le seuil, l’arôme alléchant des mets s’échappant de l’intérieur vint à sa rencontre.
La maison, qui aurait dû être plongée dans l’obscurité, brillait maintenant de mille feux, illuminant la nuit d’automne et réchauffant l’âme rien qu’en la regardant. Un léger sourire s’étira sur ses lèvres.
Depuis son entrée au sein du cabinet, Tang Fan ne vivait plus sous le même toit que Sui Zhou. Il avait regagné sa maison d’origine, située juste à côté.
Quant à Tang Yu, elle avait emménagé avec son fils , désormais nommé Tang Cheng, dans une autre maison achetée à proximité. Ainsi, les deux familles pouvaient veiller l'une sur l'autre. Ah Dong et Qian San'er les avaient également rejoints, renforçant leur sécurité contre toute intrusion.
Cette séparation avait été jugée nécessaire. En tant que respectivement haut fonctionnaire et chef de la Garde impériale, Tang Fan et Sui Zhou occupaient des positions sensibles, et il fallait éviter d’alimenter les soupçons ou de donner des munitions à leurs détracteurs, notamment aux partisans de Wan An, toujours prompts à exploiter le moindre faux pas. Si un jour Tang Fan était accusé de collusion avec le garde du corps personnel de l’Empereur, même plonger dans le fleuve Jaune ne suffirait pas à le blanchir.
Depuis leur retour du Jiangxi, Tang Fan avait gravi les échelons grâce à ses accomplissements, tandis que Sui Zhou bénéficiait de la confiance inébranlable de l’empereur. Bien que l’empereur souhaite nommer Sui Zhou marquis de Ding'an, ce dernier avait décliné à plusieurs reprises ; l'empereur se sentant désolé pour lui lui avait accordé une augmentation de ses revenus en guise de compensation.
Malgré tout, la Garde de Brocart restait officiellement dirigée par Wan Tong, frère de la consort Wan, bien que son autorité s’effrite face à l'influence croissante de Sui Zhou. En effet, , à part le bureau du bastion sud, la majorité des officiers de la Garde de Brocart étaient désormais fidèles à Sui Zhou, si bien que beaucoup disaient que la Garde comptait désormais deux véritables commandants. Même si, sur le papier, Sui Zhou restait en position inférieure, son emprise sur le pouvoir était incontestable.
Wan Tong ne souhaitait évidemment pas voir de telles circonstances se produire. Pourtant, l’Empereur accordait à Sui Zhou une confiance égale à celle qu’il lui portait. Ses méthodes habituelles pour écarter ses opposants, comme la calomnie et les accusations fallacieuses, restaient inefficaces contre Sui Zhou. Face à cette réalité, Wan Tong avait été contraint de renoncer temporairement à ses machinations et de réfléchir à une autre stratégie.
Cela dit, pour Tang Fan et Sui Zhou, la différence entre être voisins et vivre sous le même toit était minime. Tous deux quittaient leur domicile à l’aube et ne rentraient qu’à la nuit tombée. Ainsi, même s’ils avaient habité sous le même toit, ils auraient eu peu d’occasions de se croiser.
En revanche, en devenant voisins, les cours de leurs maisons respectives étaient reliées par des portes latérales. Dès que leur emploi du temps le leur permettait, ils s’efforçaient de partager un repas ensemble. Bien que ces occasions soient rares, elles étaient particulièrement précieuses.
Ce jour-là, par chance, Sui Zhou était libre, et Tang Fan avait pu quitter le travail tôt, évitant ainsi le supplice de dîner sous le regard glacial du Premier conseiller Wan.
Son pas s’accéléra alors qu’il franchissait la porte de lune ( NT : ouverture circulaire dans un mur de jardin servant de passage piéton) (1) reliant les cours intérieure et extérieure et traversait la cour intérieure. En entrant dans la salle à manger, il vit une table dressée avec plusieurs plats, tous parmi ses préférés. À côté trônaient une carafe de vin, deux coupes et deux paires de baguettes. Il n’eut aucun mal à deviner qui avait préparé tout cela.
Son sourire s’agrandit en voyant le tout, et il se précipita pour attraper une côtelette salée et épicée posée sur le plat le plus proche. La viande, encore chaude et croustillante, dégageait un parfum irrésistible qui semblait lui murmurer : Mange-moi vite. Tang Fan, en bon connaisseur, ne pouvait que répondre à cet appel.
"Va te laver les mains."
Une voix familière, froide et inattendue, retentit derrière lui. Tang Fan sursauta, manquant de faire tomber la côtelette au sol.
Pris sur le fait, il fourra rapidement la côtelette dans sa bouche et se retourna, un sourire à la fois contrit et malicieux sur le visage.
Tout le monde dans leur cercle savait que le Marquis Sui, en plus d’être un stratège redoutable, était également un cuisinier exceptionnel. Mais il ne cuisinait que lorsqu’il en avait envie, et rares étaient ceux qui pouvaient goûter à ses créations.
Cependant, pour Tang Fan, Sui Zhou faisait volontiers une exception. Si Tang Fan avait peu de temps pour savourer ces moments, Sui Zhou s’assurait qu’ils soient toujours spéciaux.
"Tout de suite !" répondit Tang Fan, la bouche pleine de côtelette, ses mots à peine compréhensibles. Ses yeux pétillants fixaient le bol de soupe de tofu au crabe que Sui Zhou portait. "Pourquoi avoir préparé autant de plats ce soir ? On n’arrivera jamais à tout finir à deux !"
Mais en parlant, il oublia qu’il tenait encore la côtelette dans la bouche. Elle lui échappa et tomba au sol avant qu’il ait pu réagir.
Tang Fan : "…"
Sui Zhou : "…"
Qui aurait pu imaginer qu’un homme aussi raffiné et respecté que Tang Fan puisse se comporter ainsi chez lui ?
Tang Fan esquissa un rire gêné avant de se pencher rapidement pour ramasser la côtelette tombée à terre.
« Toi, continue ce que tu fais, moi, je vais me laver les mains ! » lança-t-il précipitamment.
Sui Zhou, secouant légèrement la tête, posa la soupière qu’il tenait avant de se rendre à la cuisine pour en revenir avec une assiette de petits pains dorés et croustillants.
Lorsqu’il revint dans la salle à manger, une silhouette inattendue se trouvait déjà à table.
Ce n’était pas Tang Fan de retour de sa corvée de lavage.
« Que fais-tu ici ? » demanda Sui Zhou d’un ton glacial, visiblement peu disposé à faire preuve de courtoisie.
« Je dîne, évidemment ! Quel minutage parfait, non ? » répondit Wang Zhi, tout sourire. Sans attendre, il saisit un gobelet à vin et se versa une coupe qu’il but tranquillement. « J’ai invité le conseiller Tang à dîner au Pavillon Xianyun, mais il m’a répondu qu’il devait rentrer chez lui pour éviter d’être puni par un lion de Hedong. Curieux, je suis venu voir à quoi ressemble ce fameux lion. Ne me dis pas que c’est… toi ? »
Il y avait bien quelques servantes dans la maison, soigneusement choisies par Tang Yu, mais aucune n’aurait osé empêcher l’eunuque Wang d’entrer. Peu de gens auraient eu son audace d’ailleurs, s’introduisant sans invitation.
Sui Zhou sentit un vif désir de renverser l’assiette de petits pains sur la tête de Wang Zhi et de le jeter dehors d’un coup de pied. Toutefois, il réprima cette impulsion, conscient que se battre avec Wang Zhi aurait pour seule conséquence la destruction du dîner soigneusement préparé. Après tout, c’était une rare occasion où Tang Fan pouvait rentrer tôt et savourer un repas paisible. Il prit sur lui et se contenta de toiser froidement l’intrus.
« Mange si tu veux, mais une fois fini, tu t’en vas. »
Plus Sui Zhou affichait un visage impassible, plus Wang Zhi semblait s’amuser. Il sirota son vin avec satisfaction et ajouta même : « Ne t’occupe pas de moi, fais ce que tu as à faire. Où est le conseiller Tang ? Dis-lui de venir boire un verre avec moi ! »
Ignorant délibérément ses paroles, Sui Zhou tourna les talons pour retourner à la cuisine. Une soupe de canard mijotant depuis plusieurs heures, enrichie de racines de piloselle et de bambou doré, cuisait encore sur le feu. C’était une préparation spécialement faite pour Tang Fan, et il devait en vérifier la cuisson.
En entrant dans la cuisine, il aperçut une silhouette familière, dos tourné. Tang Fan, concentré, était en train de manipuler un plat de cartilage de poulet à l’ail qui n’avait pas encore été servi. À l’origine, le fond de l’assiette était garni de filaments de taro, mais Tang Fan les avait tous remontés sur le dessus, tentant de dissimuler le peu de morceaux de poulet qui restaient.
« …Pas la peine de te donner tant de mal. J’ai déjà vu. » déclara Sui Zhou d’un ton neutre.
Tang Fan se figea immédiatement avant de se retourner lentement, un sourire embarrassé sur le visage.
« Tu marches sans faire de bruit ! Tu m’as fait peur ! » protesta-t-il, tentant maladroitement de détourner l’attention.
Face au regard implacable de Sui Zhou, Tang Fan, tel un voleur pris en flagrant délit, bafouilla une justification : « Je ne volais pas la nourriture, je voulais juste goûter pour vérifier si c’était bien assaisonné… Euh, bon, d’accord, c’est trop bon, je n’ai pas pu résister. Pas ma faute, vraiment ! »
Prévisible et incorrigible.
Sui Zhou, impassible, se sentit légèrement dépassé. « Alors comme ça, tu as dit à Wang Zhi que j’étais un lion de Hedong qui te faisait agenouiller sur une planche à laver ? »
Tang Fan lui adressa un sourire coupable. « C’était juste une excuse pour éviter son dîner. Franchement, tu avais pris la peine de cuisiner toi-même, pourquoi irais-je manger ailleurs, hein ? »
Voyant que son explication ne convainquait pas Sui Zhou, il tenta une conciliation maladroite : « Si tu veux, je peux aller lui dire que je suis le lion de Hedong ? »
Sui Zhou resta sans voix.
Dans la salle à manger, Wang Zhi, qui n’avait visiblement aucune conscience des règles de bienséance, était déjà en train de picorer les plats, même en l’absence des hôtes. Lorsqu’il vit Sui Zhou revenir en traînant Tang Fan derrière lui, il leur lança gaiement :
« Vous avez fini ? Eh bien, asseyez-vous et mangez ! »
Il inversait les rôles d'invité et d'hôte, tout en agissant comme s'il avait raison de le faire…Une telle attitude laissa Sui Zhou sans mot. Tang Fan, lui, sembla surpris :
« Qu’est-ce qui t’amène ? »
« J’ai entendu dire que le conseiller Tang avait refusé mon invitation, alors je suis venu voir pourquoi. Apparemment, c’est parce que ton partenaire cuisinait personnellement. Pas étonnant que le Pavillon Xianyun fasse pâle figure en comparaison ! » répondit Wang Zhi, un sourire narquois aux lèvres.
Ce terme, partenaire, prononcé par Wang Zhi, n’avait rien de respectueux. Au contraire, il était teinté d’une moquerie subtile.
Tang Fan, ignorant l’allusion, éclata de rire : « Eh bien, ce soir, tu es chanceux. Un repas préparé par Guangchuan est une rareté ! »
Tout en parlant, il gardait les yeux fixés sur la louche que Sui Zhou utilisait pour servir la soupe de tofu au crabe, sans prêter attention à l'appellation que Wang Zhi avait utilisée pour Sui Zhou.
Mais Sui Zhou, lui, n’avait pas manqué le détail. Sa main suspendue un instant, il releva les yeux vers Wang Zhi, plissant légèrement les paupières : « Partenaire ? »
Tang Fan, pris de court, le regarda avec confusion.
Wang Zhi, toujours imperturbable, répondit en souriant : « Eh oui, un partenaire. Pourquoi pas ? Si tu es un lion de Hedong, alors tu dois bien être une épouse, non ? »
Tang Fan sentit un tic nerveux agiter le coin de ses lèvres. Il craignait que Sui Zhou, vexé, ne décide soudainement de lui refuser la soupe. Il tenta alors de calmer le jeu :
« Pas une épouse. Un… un étranger ! Oui, un étranger ! »
Wang Zhi, perplexe, rétorqua : « … »
Sui Zhou rectifia d’un ton égal : « Je ne suis pas un étranger. »
Tang Fan, hochant la tête frénétiquement, abonda dans son sens, sans la moindre once de dignité : « Alors… un époux ! Un mari ! »
Wang Zhi, ébahi, le fixa avec incrédulité : « Toi, un haut fonctionnaire respecté, tu n’as vraiment aucun amour-propre ? »
Tang Fan accepta joyeusement le bol de soupe de tofu au crabe que lui tendait Sui Zhou. Il en savoura plusieurs cuillerées avant de répondre en souriant :
« Qu’est-ce que la dignité ? Est-ce aussi savoureux que cette soupe de tofu au crabe ? »
Des paroles pareilles ! Si d’autres entendaient cela, qui sait ce qu’ils en penseraient ?
Sui Zhou, impassible, lui servit un morceau de canard rôti, acheté chez un établissement réputé que Tang Fan fréquentait souvent.
« Mange. » dit-il simplement, sous-entendant qu’il valait mieux ignorer Wang Zhi.
Mais Wang Zhi, jamais à court d’idées pour semer le trouble, ajouta à la provocation. Prenant un morceau de cartilage de poulet, il le déposa dans le bol de Tang Fan et imita le ton de Sui Zhou : « Mange donc, Mao Mao, mange un peu plus. »
Tang Fan : « … »
Sui Zhou : « … »
C’était délibérément fait pour irriter.
Le regard de Sui Zhou envers Wang Zhi s’emplit immédiatement d’une froide hostilité. Sans la présence de Tang Fan, Wang Zhi aurait probablement déjà été mis à la porte sans ménagement. Mais justement, parce qu’il savait cela, l’eunuque Wang semblait d’autant plus triomphant et sûr de lui.
Leurs regards se croisèrent dans un duel silencieux, aucun ne cédant un pouce.
Tang Fan, exaspéré, se contenta de plonger dans son assiette pour manger en silence.
L’incident, bien que mineur, ne méritait pas qu’on s’y attarde. Le repas se termina dans un mélange de rapidité et de calme trompeur, les plats dévorés comme si un vent vorace était passé.
La cuisine de Sui Zhou était vraiment exceptionnelle. Même Wang Zhi, habitué à la haute gastronomie des cuisiniers impériaux et des chefs du Pavillon Xianyun, trouva le repas exquis. Ce qu’il ignorait, cependant, c’est que Sui Zhou avait préparé cette table somptueuse uniquement parce qu’il savait que Tang Fan rentrerait ce soir. Une attention particulière qui surpassait sans effort la cuisine des établissements extérieurs.
Une fois le repas terminé, les servantes se chargèrent de débarrasser la table. Les trois hommes se déplacèrent au salon principal, où Tang Fan s’occupa lui-même de préparer le thé.
« Il est tard. Si tu m’as invité hors du palais, cela doit être pour une affaire importante ? » demanda Tang Fan.
À présent assigné à des fonctions au palais, Wang Zhi n’avait plus la liberté qu’il avait jadis en dirigeant le sépôt de l’Ouest. S’il pouvait toujours prendre des congés, son temps hors du palais était désormais limité. De plus, Tang Fan, en tant que membre du cabinet, se devait de maintenir une certaine distance avec les eunuques influents. Bien que Wang Zhi n’en parle pas ouvertement, il faisait attention à ces détails.
Si Wang Zhi s’était déplacé en personne au lieu d’envoyer un subordonné comme Wei Mao transmettre un message, cela ne pouvait qu’être une affaire vraiment urgente.
« Exact. » répondit Wang Zhi sans tergiverser. Il vida sa tasse de thé d’un trait avant de la poser. « Tu as sûrement entendu parler de la volonté de l’empereur de rénover le temple de la Longévité suprême ? »
« Entendu est un euphémisme, » répondit Tang Fan avec un sourire amer. « Avant de rentrer ce soir, le cabinet débattait justement de cette question. »
Wang Zhi manifesta un vif intérêt : « Oh ? Qu’en a-t-il été dit ? »
Il n’y avait pas de véritables secrets dans le palais. Les événements au sein du cabinet parvenaient rapidement aux oreilles d’eunuques de haut rang comme Wang Zhi. Cependant, étant sorti dans l’après-midi, il n’avait pas encore eu le temps de se renseigner.
Tang Fan résuma brièvement : « Wan An, pour s’attirer les faveurs de l’empereur, propose de retirer 500 000 taels au ministère du Revenu pour rénover le temple. Liu Ji, craignant de se faire critiquer, s’y oppose fermement en avançant que le budget est déjà alloué au ministère de la Guerre. Wan An est furieux et exige que chacun de nous présente un plan pour une nouvelle discussion demain. »
En parlant, Tang Fan avait cessé de préparer le thé. Sui Zhou prit la théière de ses mains pour y ajouter de l’eau chaude, puis versa trois tasses pour chacun d'eux, passant la sienne à Tang Fan.
Tang Fan accepta la tasse avec un sourire avant de se tourner vers Wang Zhi, un rictus las sur le visage :
« Je doute qu’un accord soit trouvé facilement. Liu Ji ne veut pas se mouiller, et Liu Hui’an ne cédera pas d’un pouce. Ce sera encore un bras de fer. »
Wang Zhi demanda : « Et toi, qu’en penses-tu ? »
Adoptant un ton sérieux, Tang Fan répondit :
« Pour être honnête, le trésor public n’engrange qu’environ 6 millions de taels par an. C’est un chiffre qui semble élevé, mais encore faut-il que chaque région connaisse une météo clémente et des récoltes abondantes. Et même ainsi, nous sommes bien en dessous des recettes des Tang ou des Song. La racine du problème réside dans la politique fiscale établie au début de la dynastie par Taizu, qui a généré des abus. Tout le monde le sait, mais personne n’ose y toucher. Comme les lois ancestrales ne peuvent pas être modifiées, quiconque propose de modifier le système fiscal sera immédiatement attaqué par les censeurs. »
Bien que Wang Zhi trouve ce discours quelque peu lassant, il s’efforça d’écouter patiemment. Il savait que si Tang Fan s’exprimait ainsi, c’était pour introduire un point important.
De son côté, Sui Zhou observait Tang Fan avec une tendresse silencieuse. Qu’il parle avec sérieux, plaisante ou s’entête, tout en lui semblait admirable à ses yeux. Là où d’autres pourraient percevoir un caractère changeant comme inconsistant ou hypocrite, chez Tang Fan, cela ne faisait qu’ajouter à son charme. Aux étrangers, il apparaissait comme un homme affable et élégant, mais seuls ceux qui lui étaient proches pouvaient voir toute la palette de sa personnalité.
Tang Fan but une gorgée de thé et poursuivit : « Chaque année, le trésor public est vidé par d’innombrables dépenses, au point que l’on vit souvent sur les crédits de l’année suivante. Comment pourrait-il rester de l’argent pour rénover un temple ? Si l’empereur utilisait les fonds de sa trésorerie personnelle, personne n’aurait rien à redire. Mais Wan An veut puiser dans les caisses de l’État pour flatter l’empereur. Ce n’est pas seulement Liu Jian qui s’y opposera ; demain, si on demande à chacun de se prononcer, je m’y opposerai aussi. »
Après ces mots, Tang Fan esquissa un sourire teinté d'ironie : « De plus, si vous voulez mon avis, ce n’est certainement pas l’empereur qui a eu l’idée en premier. Quelqu’un a dû le pousser à puiser dans le trésor public. »
Wang Zhi eut un ricanement : « Vous ne pourrez probablement pas vous y opposer. Ji Xiao a déclaré à l’empereur que ce temple, une fois construit, servirait de pont entre le monde des hommes et le royaume des immortels, permettant d’élever ses requêtes jusqu’aux cieux. L’empereur, étant le fils du ciel, d’essence divine, avec un tel temple comme lien, ses prières seraient exaucées à coup sûr. »
Tang Fan fronça les sourcils, troublé : « Attendez une minute, Ji Xiao est un moine, non ? Pourquoi se mêlerait-il d’un temple taoïste ? »
Wang Zhi répondit : « Il affirme que depuis toujours, le bouddhisme et le taoïsme ne font qu’un. Selon lui, la déesse Cihang Tianzun (NT : vénérée pour ses qualités de miséricorde et de compassion) du taoïsme n’est autre que Guanyin, la bodhisattva bouddhiste. Tant que cela aide à sauver les âmes, il n’y a pas lieu de faire de distinction. Et puis, avec ses tours de passe-passe pour "transformer la pierre en or", il a épaté l’empereur au point de passer pour un être surnaturel. Si Ji Xiao proclamait être la réincarnation du Bouddha, l’empereur n’aurait probablement pas de doute. »
Tang Fan : « … »
Il échangea un regard avec Sui Zhou, tous deux visiblement troublés. Ils ne s’attendaient pas à ce que l’obsession de l’empereur pour de telles pratiques ait atteint un tel degré.
Dans le passé, Ji Xiao avait recommandé plusieurs moines et taoïstes à l’empereur, qui leur avait conféré des titres honorifiques et même accordé le sceau d’or de "Maître National" et une couronne de jade de "Véritable Immortel". Bien que certains censeurs aient protesté, accusant l’empereur de manquer de respect envers les divinités, ils avaient été réprimandés, et les plus virulents jetés en prison – une affaire que Sui Zhou avait gérée lui-même.
Cependant, tant que ces excentricités n’affectaient pas les affaires d’État, même Tang Fan et les autres membres du cabinet préféraient fermer les yeux. Mais lorsque l’empereur voulait puiser dans les caisses de l’État pour rénover un temple, cela devenait inacceptable.
Tang Fan secoua la tête : « Même si Wan An accepte, cela ne changera rien. Si le reste du cabinet s’y oppose, il ne pourra pas imposer sa volonté seul. Si l’empereur veut vraiment rénover ce temple, qu’il utilise sa trésorerie personnelle ! Le trésor public est à sec. »
Wang Zhi, sans chercher à le contredire, ajouta calmement : « Je voulais juste te prévenir pour que tu sois préparé. Mais je suis venu pour une autre raison. »
Tang Fan sentit un mauvais pressentiment : « Il y aurait pire encore ? »
Wang Zhi esquissa un sourire forcé : « Exact. Peu importe qui finance, l’empereur est déterminé à faire construire ce temple. Non seulement il doit être achevé en trois mois, mais le prince héritier sera envoyé pour prier au nom de son père et montrer la solennité de l’acte. »
« Absurdité complète ! » s’exclama immédiatement Tang Fan. « Qui a pu avoir cette idée grotesque ? Le prince héritier est une personne d’une importance capitale. Le faire sortir du palais est déjà insensé, mais l’envoyer prier dans un temple douteux ? Cela ternirait gravement sa réputation ! »
Sui Zhou posa une main apaisante sur celle de Tang Fan, la tapotant doucement pour calmer son agitation.
Wang Zhi répondit froidement : « À quoi bon te mettre en colère contre moi ? Crois-tu que c’est moi qui ai suggéré cela à l’empereur ? »
Tang Fan reprit son calme, un sourire amer sur les lèvres : « Ne te méprends pas. Je ne suis pas en colère contre toi, mais cette idée est tout simplement ridicule ! »
Wang Zhi soupira : « C’est Ji Xiao qui a proposé cette idée, et Sa Majesté l'acceptera très probablement. Ni Huai En ni moi ne pouvons nous opposer directement. Si l’empereur pense que le prince héritier rechigne à prier pour son père, cela ne fera que le rapprocher de Ji Xiao. Cela dépend donc entièrement de vous autres. »
Tang Fan fronça les sourcils : « Pourquoi Ji Xiao proposerait-il soudain une telle chose ? Il n’a jamais eu de liens avec le prince héritier… »
Sui Zhou suggéra : « Ji Xiao a été recommandé par Li Zisheng, qui est proche de la faction Wan. Peut-il y avoir un lien ? »
Tang Fan sembla réfléchir profondément. Après la mort suspecte de Han Zao, le compagnon d’étude du prince héritier, l’entourage du prince avait été drastiquement sécurisé. Des eunuques experts en médecine surveillaient son alimentation, empêchant toute tentative d’empoisonnement. De même, après l’affaire où Lin Ying avait tenté de piéger Tang Fan, l’ensemble du personnel du prince avait été purgé sous la supervision de Huai En, ne laissant que les plus loyaux.
Mais malgré ces mesures, le prince héritier restait vulnérable. La favorite impériale, Consort Wan, souhaitait ardemment que le fils de la concubine Chen , Zhu Youyuan, devienne prince héritier. Elle ne cessait de le mettre en avant auprès de l’empereur, suscitant des envies de destitution du prince héritier. Maintenant que la santé de l’empereur déclinait progressivement, certaines personnes devenaient particulièrement anxieuses.
Tang Fan, éclairé par les paroles de Sui Zhou, s’exclama : « La faction Wan n’aurait-elle pas l’intention de profiter de cette sortie pour attenter à la vie du prince ? »
Sui Zhou et Wang Zhi secouèrent la tête : « Impossible. Même si le prince sortait, il serait escorté par une sécurité renforcée, avec les gardes impériaux et des agents dispersés sur tout le parcours. Tenter de l’assassiner serait un suicide assuré, et même dans ce cas, le prince serait parfaitement protégé. »
Tang Fan réfléchit, perplexe : « Alors pourquoi insistent-ils pour que le prince sorte ? Ji Xiao et Wan An auraient-ils des objectifs séparés ? »
Ne pouvant trouver de réponse, il soupira et déclara : « Je vais contacter Liu Hui’an et les autres pour proposer une pétition collective visant à dissuader l’empereur. Si nous échouons, nous aviserons. Mais pour l’instant, tant que l’empereur n’a pas annoncé publiquement la participation du prince, je ne peux risquer une objection prématurée. Cela pourrait révéler une fuite d’information dans le palais, ce qui ne serait pas bon pour toi. »
Wang Zhi se leva, indifférent, tapotant ses fesses pour partir. : « Fais ce que tu peux. Si le ciel veut pleuvoir et que la fille veut se marier, personne ne peut les arrêter (NT : idiome chinois, signifiant que certains événements ou actions sont inévitables, surtout lorsque la volonté ou le destin s'en mêlent). On verra bien. »
Bien que Wang Zhi l’ait prévenu, Tang Fan s’était déjà préparé depuis longtemps. Il se rendit en urgence chez Liu Jian et Xu Pu pour discuter de l’affaire cette nuit-là. Le lendemain, les trois hommes soumirent conjointement une pétition et, lors de la réunion du cabinet, s’opposèrent unanimement à la construction du temple. Leur résistance empêcha Wan An de continuer à insister pour puiser dans les caisses publiques.
Mais ils ne furent pas les seuls : apprenant la nouvelle, de nombreux censeurs présentèrent également des pétitions pour s’y opposer. Toutefois, comme Wang Zhi l’avait prédit, ces efforts n’eurent aucun effet sur le projet. La ferme opposition des ministres renforça l’entêtement de l’empereur, qui insista pour reconstruire le temple, mais en décidant cette fois de financer les travaux directement depuis sa trésorerie personnelle, et non le trésor public.
Le message de l’empereur était clair : ‘Je dépense mon propre argent, alors taisez-vous.’
Face à cette décision, tous durent se plier, faute de pouvoir influer davantage.
À la fin de l’automne de la vingt-deuxième année de l’ère Chenghua, l’emplacement pour le Temple de la Longévité suprême fut choisi et les travaux commencèrent. Li Zisheng fut nommé superviseur général et obtint un poste honorifique de fonctionnaire du ministère des Travaux publics.
Pour flatter le Fils du Ciel, les travaux avancèrent à une vitesse fulgurante, et dès le début de décembre, la construction était déjà à moitié achevée.
C’est alors que l’empereur annonça qu’il souhaitait sortir personnellement du palais pour assister à la cérémonie inaugurale et prier dans le temple une fois celui-ci terminé.
Cette déclaration provoqua une onde de choc dans tout le gouvernement.
Les ministres exprimèrent unanimement leur désaccord, avec une opposition encore plus virulente que celle suscitée par le projet initial de construction du temple. Même le cabinet, habituellement divisé, se montra exceptionnellement uni pour s’opposer à cette idée.
Depuis l’incident de la forteresse de Tumu, où l’empereur Yingzong avait failli entraîner la capitale dans une crise majeure en envisageant de déplacer Pékin, les ministres détestaient l’idée que l’empereur quitte les murs de la Cité interdite. Ils auraient préféré que l’empereur y reste enfermé à vie, à l’abri de toute aventure risquée.
Face à cette opposition unanime, l’empereur finit par céder légèrement et renonça à sortir du palais. Il suggéra alors que le prince héritier pourrait le représenter pour la cérémonie et les prières.
Cette proposition provoqua une nouvelle vague de contestations. Le désordre qui s’ensuivit surpassa encore celui de l’affaire précédente.
Le différend persista jusqu’à la fin décembre, alors que la construction du temple touchait à sa fin. Deux événements marquants survinrent alors :
Premièrement, une comète traversa la grande ourse, ce qui fit grand bruit.
Deuxièmement , Vénus transita devant le Soleil, un phénomène céleste rarissime.
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Le mini-théâtre de l'auteur :
Qilang (Tang Cheng) : Oncle, maman a dit que toi et oncle Sui étiez de bons amis, mais frère San'r a dit que vous ne l'étiez pas. Lequel est vrai?
Tang Fan : Nous sommes bons amis, bien sûr. Pourquoi serions-nous voisins, sinon à cause de nos bonnes relations ? Nous pouvons nous rendre visite tous les jours, puisque nous le sommes.
Qilang (dubitatif) : Alors pourquoi frère San'r a-t-il dit que vous n'étiez pas de bons amis ?
Tang Fan : … Il a besoin d'être giflé.
Note du traducteur
(1) Porte de lune
C'est un élément architectural traditionnel des jardins chinois.
Les formes des portails et leurs tuiles possèdent différentes significations spirituelles. Les toits inclinés d'un portail symbolisent la demi-lune des étés chinois, et les extrémités des tuiles du toit portent des talismans.
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