Arc 11 : Le cas d'une capitale en crise et de l'authenticité du prince héritier
Avec la mort de Li Zilong, la plupart de ses subordonnés furent également capturés, et la secte du Lotus Blanc s’effondra complètement.
Même s’il restait quelques survivants en fuite, ils n’avaient pas les ressources pour représenter une menace sérieuse pour la cour impériale. Les caisses d’argent que la secte du Lotus Blanc préparait pour être emportées furent interceptées, et les gardes Brocart découvrirent aussi sur le corps de Li Zilong de nombreuses liasses de billets. Ces billets d’argent avaient été déposés discrètement au fil des ans dans plusieurs banques, permettant à Li Zilong d’accéder à des fonds en tout lieu. C’est cette stratégie qui lui avait permis de financer ses activités contre la cour.
Par ailleurs, tous les biens des familles Xu et Fang furent confisquées pour avoir comploté avec le Lotus Blanc. Les membres de la famille Fang découvrirent avec stupeur que leur maître, si habile et rusé, était en réalité le numéro deux de la secte du Lotus Blanc. En effet, le véritable Fang Huixue avait été tué par Li Zilong des années plus tôt, et ce dernier, en usurpant son identité, avait même réussi à redresser les affaires familiales en tant que Fang.
Grâce à cette façade, Li Zilong s’était fait une excellente réputation à Ji’an, en finançant la construction de ponts et routes. Non seulement cela lui permettait de se forger un nom honorable, mais cela facilitait également ses opérations secrètes. Le soutien financier qu’il apportait renforçait à la fois les affaires de la famille Fang et les projets de rébellion du Lotus Blanc.
Malgré les efforts de Tang Fan pour contrarier les plans de la secte, et bien qu’il ait plusieurs fois exposé l’identité secrète de Li Zilong, celui-ci, astucieux et retors, s’était avéré être un adversaire redoutable. Sans le revirement de dernière minute de Ji Min, Tang Fan aurait probablement été tué, et Li Zilong aurait pu s’enfuir avant que Sui Zhou n’arrive, juste pour ne ramasser que le corps de Tang Fan.
Tang Fan, fidèle à sa promesse, obtint que la cour honore la mémoire de Ji Min en le déclarant mort au service de l’État. Il fut nommé conseiller honorifique, et sa mère reçut un titre de noblesse de cinquième rang et suffisamment d'argent pour ses vieux jours.
Quant à la famille Xu, à cause de ses liens étroits avec la famille Fang, elle fut également accusée de trahison. Xu Bin, qui résidait alors dans la capitale, réagit rapidement et fit don de tous ses biens à l’empereur, sauvant ainsi sa vie. Toutefois, connaissant la ruse de Xu Bin, il n’était pas certain qu’il ait réellement fait don de toute sa fortune.
Les affaires du Lotus Blanc mises de côté, l’affaire de tricherie aux examens impériaux fut également résolue : Xu Sui et Shen Si furent respectivement condamnés à cinquante et trente coups de bâton et interdits de concours à vie. Cela, en grande partie grâce aux plaidoyers de Tang Fan et aux confessions de leurs pères. Quant à Shen Kunxiu, il fut dégradé au rang de simple citoyen — une peine légère au vu du soulagement qu’il ressentait d’avoir pu sauver la vie de son fils.
Ainsi, cette série de crises prit enfin fin. Que ce soit la famille Fang ou la famille Xu, toutes deux entrèrent dans l’histoire.
Les saisons passèrent, et bientôt, l’automne de la vingt-deuxième année de l’ère Chenghua arriva.
La paix régnait dans le pays, et le Lotus Blanc ne menaçait plus la tranquillité. Pour Tang Fan et Sui Zhou, c’était enfin le retour à une vie plus calme, loin des périls constants.
Cependant, cette tranquillité n’était qu’apparente.
*
Si le pays semblait apaisé, la cour, en revanche, n’était pas exempte de turbulences. Bien au contraire, ces deux dernières années, la santé de l’empereur s’était considérablement détériorée, et les raisons en étaient nombreuses et complexes.
Avant que le prince héritier actuel ne soit officiellement désigné, l’impératrice douairière Wan, n’ayant pas d’enfants elle-même, contrôlait strictement les naissances au palais. Ainsi, Zhu Youji, le frère aîné du prince actuel, fut désigné prince héritier dès l’âge de deux ans, mais mourut soudainement d’une étrange maladie deux mois après son couronnement. Des rumeurs circulèrent, la plupart accusant l’impératrice douairière de l’avoir empoisonné.
Même l’actuel prince héritier, Zhu Youcheng, avait enduré de nombreuses épreuves et peines avant d’être reconnu par l’empereur à l’âge de cinq ans. Ce n’est qu’à ce moment que l’impératrice douairière, dépitée, relâcha son emprise, permettant à d’autres enfants de naître.
Depuis, les enfants impériaux étaient nombreux et prospéraient au sein du palais. Avec cette abondance de progéniture, le palais n’avait plus la solitude glaciale des premières années de l’empereur Chenghua.
Cependant, cet excès d’efforts épuisait l’empereur, déjà fragile. Son état s’aggrava au point où même les médecins ne pouvaient plus rien pour lui.
Faute de remède, l’empereur se tourna alors vers des pratiques ésotériques et plaça tous ses espoirs dans des techniques mystiques, se rapprochant de personnages comme Li Zisheng et Ji Xiao,dans la mesure où il n'entendait que ce qu'il voulait. Désormais, il ignorait presque complètement les affaires de l’État.
La seule bonne chose était que malgré son refus de travailler, le gouvernement restait opérationnel grâce au travail du cabinet impérial. Bien que les membres de celui-ci ne fussent pas tous unis, le système établi par les ancêtres assurait le bon fonctionnement quotidien de l’Empire.
Cependant, cela ne signifiait pas pour autant que tout était réellement paisible et sans souci. En particulier, pour Tang Fan, les journées au sein du cabinet étaient tumultueuses, chargées de rebondissements, et pouvaient même être qualifiées de stimulantes.
Deux ans plus tôt, après les affaires de Suzhou, les scandales de tricherie aux examens, et l’anéantissement de la secte du Lotus Blanc, Tang Fan, à son retour dans la capitale, fut promu pour ses mérites. Il passa du Bureau de la Censure au Ministère de la Justice, où il fut nommé Vice-ministre de la Justice. Étant donné qu’il n’y avait pas de Ministre en poste, Tang Fan assuma également ces responsabilités. Bien qu’il ne portât pas encore officiellement le titre, il exerçait déjà la fonction de ministre.
Pour son âge, cette progression fulgurante était impressionnante. À un peu plus de trente ans, Tang Fan gérait un poste de troisième rang avec des responsabilités de second rang. Dans toute l’histoire de la dynastie Ming, rares étaient ceux qui avaient avancé aussi rapidement. Comparé à d’autres fonctionnaires de quarante ou cinquante ans encore bloqués à des postes de gouverneurs, Tang Fan semblait avoir un avenir des plus prometteurs.
À cette époque, la situation au sein du cabinet avait radicalement changé. Les trois grands conseillers, surnommés en privé les « Trois Conseillers de Papier » — Wan An, Liu Xu et Liu Ji — avaient vu leur influence se réduire : seuls restaient Wan An et Liu Ji, Liu Xu ayant été écarté par les manœuvres de Wan An et Liu Ji.
Après le départ de Liu Xu, Wan An poussa l’entrée de Peng Hua et Yin Zhi au cabinet, ce qui déséquilibra les forces en faveur de Wan An. Pour rétablir l’équilibre, Liu Ji proposa l’entrée de Liu Jian, Xu Pu, et Qiu Jun au cabinet pour s’opposer à Wan An.
À cette époque, Tang Fan n’était pas encore de retour à la capitale, et son entrée au cabinet semblait hors de question. Cependant, la nomination de Qiu Jun au cabinet rencontra de grandes résistances. Droiture et intransigeance caractérisaient Qiu Jun, ce qui faisait de lui un candidat peu conciliant pour Wan An.
Par coïncidence, Tang Fan avait résolu l'incident de Ji'an et était retourné dans la capitale, occupant temporairement le poste de ministre de la Justice. Liu Ji proposa alors une alternative : au lieu de Qiu Jun, pourquoi ne pas faire entrer son élève, Tang Fan ? Tang Fan ressemblait au caractère "fluidité" de son nom (NT : 泛 (Fàn) veut dire ‘se propager’, comme des vagues à la surface de l'eau, ‘fluidité’), plus souple et diplomate, semblait plus adapté pour le cabinet.
Depuis la création du cabinet, le pouvoir y était limité, même pour le chef du cabinet. Bien que Wan An fût chef de cabinet, il ne pouvait dominer seul, comme en témoignait la destitution de Shang Ming après l’affaire de Suzhou. La position de Wan An n’était d’ailleurs solidement établie que grâce à la faveur de l’empereur.
Pour Liu Ji, ses recommandations de Liu Jian et Tang Fan n’étaient pas purement par admiration, mais par nécessité. Parmi les fonctionnaires, il était le plus fréquemment attaqué par les censeurs et les officiers de surveillance pour son insensibilité et son cynisme. Il avait même été surnommé « Liu fleur de Coton » pour sa capacité à encaisser les critiques sans broncher.
Néanmoins, ces attaques répétées finissaient par peser sur Liu Ji, et il souhaitait redorer son image. En proposant des hommes tels que Liu Jian, Xu Pu et Tang Fan — respectés et vertueux —, Liu Ji espérait non seulement renforcer le cabinet mais aussi redorer sa propre réputation. Pour éviter une impasse, Wan An finit par accepter la proposition, et Tang Fan entra au cabinet, bien qu’en bas de l’échelle, après Liu Jian et Xu Pu.
Mais même s’il était le dernier arrivé, entrer au cabinet restait un honneur inestimable.
Le cabinet, au cœur du pouvoir de l’Empire Ming, représentait l’aspiration ultime de tout fonctionnaire. Que l’on soit le dernier ou non, le simple fait d’y entrer octroyait un statut de haut dignitaire, et Tang Fan, devenu « Tang le Conseiller », se distinguait particulièrement par sa jeunesse.
Cela ne faisait que cinq ou six ans qu’il était entré dans le Ministère de la Justice à un poste subalterne. Cette ascension fulgurante en si peu de temps dans la dynastie Ming était unique en son genre.
Cependant, pour ceux qui observaient de plus près les exploits de Tang Fan, cette montée en puissance n’avait rien d’étonnant. Car atteindre un poste élevé exigeait des compétences à la hauteur. Sinon, même s'il connaissait un éclat fulgurant, il y aurait des moments où la lumière divine ne serait pas présente pour lui.
Dans le cabinet, une véritable tanière du tigre où la compétition était rude, seuls les capables survivaient. Les incompétents, eux, devenaient des proies faciles.
Ainsi, bien qu'envié par ses pairs, la vie de Tang Fan au cabinet n’était pas aussi agréable qu’on le pensait. De l’extérieur, on pouvait se faire une image idéalisée du cabinet, mais ceux qui y entraient découvraient une réalité bien plus complexe, que l’on ne pouvait aisément partager.
Avec l’empereur délaissant les affaires, le cabinet se retrouvait à gérer chaque jour les affaires d’État.
En l'absence d'un empereur engagé dans les affaires de l'État, le cabinet devait traiter quotidiennement les documents importants provenant de toutes les régions du pays et prendre des décisions et directives appropriées. L'immense territoire de la dynastie Ming signifiait que chaque jour, des mémoires urgents s'entassaient sur les bureaux des conseillers, nécessitant des réponses immédiates.
Parfois, les inondations engloutissaient les terres agricoles dans l'est, tandis qu'à l'ouest, une sécheresse sévère et des invasions de sauterelles dévastaient les récoltes, plongeant les autorités locales dans une détresse désespérée, se lamentant pendant des jours. Étant donné que les conseillers du cabinet ne pouvaient se rendre sur place, chaque rapport semblait tout aussi alarmant, implorant des secours immédiats. Mais les ressources du trésor étaient limitées : il fallait décider quel côté aider en priorité, et lequel pouvait attendre. Une erreur de jugement pouvait signifier la perte de milliers de vies.
Depuis l’arrivée de Tang Fan au cabinet, les tâches étaient partagées entre plus de personnes, réduisant quelque peu la charge de travail. Pourtant, chacun devait toujours se présenter à l’aube et, une fois les bureaux fermés dans l'après-midi, la majorité des conseillers restaient pour discuter des affaires en cours et examiner les mémoires, un labeur qu’il était difficile de décrire.
Même si Wan An, en tant que Premier Conseiller, était critiqué, son rôle ne se limitait pas à courtiser l’empereur pour maintenir sa position. Il devait présider les réunions et trancher en cas de désaccords. Pour les questions majeures, même lorsque les autres conseillers avaient déjà examiné un document, Wan An devait le revoir afin vérifier que la conclusion était faisable et sans failles. L’empereur se concentrant sur la recherche de l’immortalité plutôt que sur le gouvernement, le cabinet devait prendre davantage de décisions, ce qui faisait peser la responsabilité des erreurs sur ses membres, Wan An en premier lieu.
Tang Fan avait ainsi découvert une autre facette de la vie au sein du cabinet. Auparavant, il voyait Wan An et son parti comme des obstacles inactifs ; mais il comprenait désormais que Wan An, pour être Premier Conseiller, possédait des compétences d’organisation bien supérieures à celles des autres. De plus, Tang Fan réalisa que Wan An n'était pas le véritable centre du parti « Wan ».
Le pouvoir de ce parti reposait en grande partie sur la faveur de l’empereur pour la noble consort Wan, qui, sans intervenir directement dans les affaires, les influençait par son hostilité manifeste envers le prince héritier, n’ayant plus d'espérance qu'il serait remplacé. Sans elle, il n'y aurait pas de fête.
Par souci de sécurité, Wan An avait noué des liens familiaux avec la consort Wan, et Liu Ji, autre conseiller, en avait fait autant. Ils mettaient leurs intérêts au service de ceux de la consort Wan, abandonnant ainsi les principes attendus d’un conseiller, ce qui suscitait le mépris et la réprobation de leurs collègues.
Malgré l’apparente dignité de leur fonction, les conseillers du cabinet travaillaient dans des conditions bien plus difficiles que les bureaux spacieux des Six Ministères. Rassemblés dans le petit pavillon Wen Yuan, les conseillers se partageaient de minuscules pièces attenantes, loin du confort des bureaux ministériels.
En plus de ses fonctions au cabinet, Tang Fan continuait de superviser le Ministère de la Justice, auquel il devait se rendre chaque jour. Heureusement, les tâches courantes y étaient prises en charge par le vice-ministre, Peng Yichun, un vieil ami de Tang Fan, qui l'avait aidé lors de son retour à la capitale. Tang Fan l'avait d’ailleurs recommandé comme ministre de la Justice afin de déléguer une partie de ses propres responsabilités.
Le Ministère de la Justice était de faible importance parmi les Six Ministères, et cette double fonction de Tang Fan ne suscitait pas d’opposition. Là où d’autres se seraient réjouis de cumuler plusieurs rôles pour accroître leur pouvoir, Tang Fan, au contraire, proposa immédiatement un remplaçant pour alléger sa charge de travail, ce qui fit dire à Wang Zhi qu’il « ne savait pas apprécier sa chance ».
Malgré tout, les réunions du cabinet, organisées tous les trois jours, restaient une épreuve redoutable pour Tang Fan — un sentiment partagé par ses collègues.
Aujourd’hui, par exemple, au pavillon Wen Yuan, les conseillers étaient rassemblés, chacun assis de part et d’autre, avec Wan An dans le siège principal. À mesure que le sablier avançait, la plupart se réjouissaient intérieurement à l’idée de terminer à l’heure.
Mais Wan An déclara : « Il reste deux points à aborder avec vous. » En entendant cela, chacun se redressa, prêt à écouter.
Wan An poursuivit : « Le pavillon Wen Yuan dispose de quatre pièces. Avant, chaque conseiller avait la sienne, mais nous sommes maintenant plus nombreux, et l’espace devient restreint. L’empereur, bienveillant, propose des fonds du Trésor pour rénover et agrandir ce pavillon. »
À ces mots, tous les conseillers eurent un regain d’énergie et acquiescèrent. Liu Ji ajouta : «Sa Majesté montre une grande compassion, soucieux de nos conditions, ce qui nous touche profondément. »
Le pavillon Wen Yuan, construit à l’époque Yongle pour abriter des ouvrages, était devenu le lieu de travail des conseillers. Or, malgré l’augmentation de leurs responsabilités, il restait inchangé. À présent, sept conseillers — Wan An, Liu Ji, Peng Hua, Yin Zhi, Liu Jian, Xu Pu et Tang Fan — se partageaient cet espace exigu : seule la pièce de Wan An restait individuelle, les autres, y compris le vice-Premier Conseiller Liu Ji, devaient travailler par deux.
Les étrangers ne voyaient que l’éclat de la fonction de Grand Conseiller, mais ignoraient la dure réalité de ce poste. Si quelqu’un entrait dans les bureaux du pavillon Wen Yuan, il serait certainement ébahi par les conditions de travail.
Ainsi, les paroles de l’empereur allaient droit au cœur des conseillers. Qui ne souhaitait pas un bureau plus spacieux ? Tous les conseillers, les yeux brillants, attendaient la suite des explications de Wan An.
Wan An marqua volontairement une pause pour permettre à chacun de digérer cette nouvelle, puis poursuivit : « Cependant, chaque chose exige des fonds, et l’Intendance impériale est loin d’être prospère. En tant que serviteurs de l’État, nous devons alléger les soucis de Sa Majesté au lieu de lui en ajouter. J’ai donc demandé à l’empereur de ne pas utiliser les fonds impériaux, mais plutôt de puiser dans le Trésor. »
Les conseillers : « … »
Voilà l’une des raisons pour lesquelles Wan An exaspérait tout le monde.
Les fonds de l’Intendance étaient distincts de ceux du Trésor ; l’empereur pouvait disposer librement de l’Intendance, tandis que pour le Trésor, il devait obtenir l’approbation du gouvernement. Chaque année, les finances de l’État étaient limitées : certaines sommes étaient destinées aux dépenses militaires, d’autres à l’aide aux sinistrés. Une fois réparties, il ne restait que peu de marge. Il était donc pratiquement impossible d’en sortir encore de l’argent pour rénover le pavillon Wen Yuan.
Certes, les conseillers habitaient le pavillon Wen Yuan, mais il s’agissait en fin de compte d’un bâtiment impérial. Traditionnellement, sa rénovation devrait être financée par l’Intendance impériale, et aucun empereur ne s’était soucié de ce détail auparavant. Aujourd’hui, l’empereur proposait généreusement de financer cette amélioration de sa propre bourse, mais Wan An refusait cette offre.
Chercher à plaire à l’empereur, passe encore, mais refuser cet avantage rare et y entraîner tout le monde dans son refus, comment ne pas susciter de rancœur ? Le pire, c’est que personne ne pouvait protester. Ils étaient même obligés de féliciter Wan An pour son refus en déclarant qu’aucun conseiller digne de ce nom ne pourrait exiger que l’empereur finance leur bureau.
Aussi, tout en affichant un air étrange, les conseillers ne pouvaient pas parler, submergés par des sentiments mêlés et maudissant mentalement Wan An à plusieurs reprises.
Wan An parcourut l’assemblée du regard : « Que se passe-t-il ? Est-ce que vous trouvez cela inapproprié ? »
Il espérait qu’un des conseillers réagirait pour pouvoir l’accuser de déloyauté et rapporter cela à l’empereur. Mais tous restèrent imperturbables, même si leur exiguïté devenait insupportable, refusant obstinément de s’exposer.
Liu Ji sourit même et répondit : « La parole de notre doyen est sage. En tant que ministres, nous devons soulager les soucis de l’empereur et non lui en imposer davantage. Quelle est donc la seconde question ? »
Wan An toussota légèrement : « La deuxième question concerne également l’argent. L’empereur souhaite reconstruire le Palais de la Longévité suprême. »
Le Palais de la Longévité suprême n’était en fait qu’un ancien temple taoïste, autrefois tout aussi célèbre sous la dynastie Yuan que le monastère du Nuage Blanc, mais qui avait progressivement été abandonné pour devenir un terrain herbeux sous l’autorité des Écuries impériales.
(NT : Le Monastère du Nuage Blanc (白云观, Báiyún Guàn) est un célèbre temple taoïste situé à Pékin, en Chine. Il est l'un des plus anciens et des plus importants centres du taoïsme dans la capitale chinoise, et il est souvent considéré comme le berceau du taoïsme de la voie orthodoxe).
Cependant, l’empereur semblait maintenant vouloir le reconstruire, vraisemblablement influencé par Li Zisheng et d’autres conseillers, car il était de plus en plus obsédé par les pratiques ésotériques en raison de ses problèmes de santé, ce qui n’était plus un secret.
Et puisque les préférences du souverain dictaient souvent celles de ses sujets, des personnages comme Li Zisheng et Zhao Yuzhi avaient gagné des postes influents, même dans des bureaux de première importance comme le Bureau des transmissions.
Aujourd’hui, dans le cabinet, plusieurs personnes étaient en relation avec eux. Peng Hua, par exemple, occupait son poste grâce aux liens qu’il avait tissés avec Li Zisheng et Wan An.
Liu Ji demanda : « Oserais-je demander pourquoi Sa Majesté ne nous a jamais mentionné cela ? »
Wan An répondit : « J’ai appris cela hier lors de mon audience au palais. »
Liu Ji sourit : « La manière dont l’Intendance impériale est gérée est naturellement sous l’autorité de l’empereur. Si Sa Majesté souhaite utiliser ces fonds pour reconstruire le Palais de la Longévité suprême, en tant que serviteurs, nous ne pouvons nous y opposer. Mais pourquoi en nous parlez-vous, Premier Conseiller ? »
Wan An pensa intérieurement « vieux renard » mais garda un sourire bienveillant : « Sa Majesté estime que la reconstruction de ce palais sera une entreprise de grande envergure; les fonds de l’Intendance pourraient ne pas suffire, alors il souhaite connaître notre avis. Youzhi, tu diriges le ministère du Revenu , comment devrions-nous répondre à Sa Majesté ? »
En d’autres termes, l’empereur voulait puiser dans le Trésor pour reconstruire le temple mais hésitait à en faire directement la demande, alors il laissait Wan An sonder l’opinion du cabinet.
Une fois Wan An exposé, tous les regards se tournèrent vers Liu Ji.
Liu Ji hésitait à donner son accord. Il était soucieux de préserver sa réputation et savait qu’approuver la dépense ferait de lui la cible des critiques des censeurs, mais refuser signifierait contrarier l’empereur.
Réfléchissant, il sourit : « Même si je supervise le Trésor, une telle décision dépasse mes compétences personnelles. Elle relève d’une délibération collégiale sous votre direction et celle des autres membres du cabinet. »
Wan An, contrarié par l’esquive de Liu Ji, demanda : « Combien reste-t-il actuellement dans le Trésor ? »
Liu Ji répondit : « Moins d’un million. »
Wan An insista : « Ce n’est pourtant pas une petite somme ! Depuis son accession au trône, Sa Majesté a fait preuve de frugalité en toutes choses, sans jamais engager des dépenses déraisonnables. À présent, il souhaite simplement restaurer un palais ; cela ne serait pas exagéré de débloquer cinquante mille taels pour cela, n’est-ce pas ? »
Liu Ji esquissa un sourire forcé : « Ce qui tient à cœur à Sa Majesté est tout aussi important pour ses ministres. Si cinquante mille taels pouvaient suffire pour reconstruire le Palais de la Longévité suprême, pourquoi refuserais-je ? Cependant, sachez, cher Premier Conseiller, que cette somme est déjà allouée par le ministère de la Guerre. Elle doit servir à fournir des vêtements d’hiver aux troupes stationnées au nord, et je ne peux pas modifier cet engagement. »
Liu Jian, en charge du ministère de la Guerre, confirma : « Exactement. Nous en avions convenu avec Liu il y a six mois. »
Wan An, frustré et silencieux, fit grise mine jusqu’à ce que Peng Hua intervienne : « Cher Premier Conseiller, pourquoi ne pas laisser chacun y réfléchir et reprendre cette discussion demain ? »
Éconduit successivement par Liu Ji et Liu Jian, Wan An, furieux, jeta un dernier regard aux conseillers présents avant de dire sèchement : « Alors, la séance est levée. » Puis il s’en alla, visiblement contrarié.
Ce genre de réunion était peu productif et pratiquement futile. Quant à Tang Fan, modeste conseiller assis en bas de l’échelle, il dirigeait le ministère de la Justice, le département le moins influent en matière de budget, et n’avait donc aucune voix au chapitre. Voyant que tout le monde partait, il ramassa ses affaires et sortit du palais, suivant Liu Jian.
Une fois hors des portes du palais, Liu Jian s’éloigna le premier. Voyant que la réunion s’était terminée plus tôt que d’habitude, Tang Fan décida de passer par son étal de raviolis habituel pour acheter quelques galettes à l’oignon pour chez lui. À peine avait-il fait quelques pas qu’il entendit quelqu’un l’appeler.
« Conseiller Tang ! »
Tang Fan se retourna et aperçut Wei Mao.
« Conseiller Tang ! » Wei Mao arriva en courant.
Tang Fan sourit : « Ah, vieux Wei ! Que les autres m’appellent conseiller Tang, passe encore, mais toi ? Ce titre me met presque mal à l’aise. »
Wei Mao éclata de rire : « C’est pour montrer mon respect, voyons ! Sans vous cacher la vérité, je viens sur ordre de Maître Wang, qui m’a chargé de vous inviter à dîner ce soir au Pavillon Xianyun. Il a dit de ne pas rentrer directement après votre service, mais de vous rendre là-bas pour l’y retrouver. »
En temps normal, Tang Fan aurait accueilli cette invitation les yeux pétillants. Mais cette fois-ci, il répondit en riant : « Malheureusement, ce soir je dois rentrer pour dîner. Sinon, mon lion de Hedong risque de se fâcher, et me fera m'agenouiller sur la planche à laver! »
(NT : Le "Lion de l'Est de la rivière" (河东狮, Hédōng Shī), ou "lion de Hedong", fait référence à une femme de caractère fort et autoritaire. Cette expression provient d'une légende populaire qui associe les femmes puissantes et dominantes à la région de Hedong, située à l'est du fleuve Jaune.)
Wei Mao, d’abord surpris, pensa : « Mais enfin, tu n’es pas marié, d’où te vient un ‘lion Hedong’ ? » Puis comprenant la plaisanterie, il afficha un air mi-perplexe, mi-amusé.
Mais avant qu’il puisse répondre, Tang Fan avait déjà tourné les talons et était monté dans son palanquin.
Traducteur: Darkia1030
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