Chenghua -Chapitre 134 - En péril

 

Bien qu’ils n’aient pas trouvé la moindre trace de Xu Sui chez les Xu ce jour-là, Lu Lingxi pensait qu’il était fort probable que Xu Sui se cache toujours dans la résidence. Même s’il n’y était plus, quelqu’un de la famille Xu connaîtrait sûrement sa cachette. Pour cette raison, Lu Lingxi s’installa à proximité de la porte arrière de la résidence, à l’affût des allées et venues des domestiques, espérant glaner des informations qui pourraient le conduire à Xu Sui.

Deux jours passèrent, cependant, sans succès pour Lu Lingxi.

Chaque jour, le personnel de la résidence Xu allait et venait par cette porte arrière. Les cuisiniers et autres domestiques discutaient souvent avec les maraîchers lors de la livraison des produits. Mais aucune de ces conversations ne mentionnait Xu Sui, sinon pour parler de la fouille menée par Tang Fan la veille, en disant que ce dernier allait sûrement regretter son audace lorsque le maître de la maison serait de retour.

Comme l’intendant Xu, les serviteurs de la famille Xu considéraient le maître de maison comme une personne d’une grande influence. Même le préfet de la région lui manifestait un respect particulier. À leurs yeux, le pouvoir de la famille Xu s’étendait au-delà de Ji'an, et ils étaient persuadés que Tang Fan ne pourrait rien contre eux. Ils se réjouissaient même de sa déconvenue.

Lu Lingxi, bien que mécontent, savait qu’il n’était pas nécessaire de se froisser pour autant avec ces gens limités.

Un après-midi, comme à son habitude, Lu Lingxi était appuyé contre un arbre près du mur, non loin de la porte arrière des Xu. Cet emplacement, à l’abri des regards, lui permettait d’espionner sans attirer l’attention. Il pouvait même se retirer sans être vu en cas de besoin. Comme les jours précédents, il écoutait discrètement les conversations des domestiques de la résidence.

Cette fois, Lu Lingxi entendit toutefois quelque chose en lien avec la fille de Fang Huixue.

« Apparemment, la fille aînée de Fang Huixue était déjà fiancée avant son mariage actuel, mais Fang Huixue a lui-même annulé cet engagement pour marier sa fille au gouverneur en tant que seconde épouse. » Lu Lingxi s’arrêta à ce point de l’histoire, puis, d’un air espiègle, lança : « Grand frère Tang , tu ne devineras jamais ce que les gens disent de lui en coulisse !»

Tang Fan pencha légèrement la tête : « Ils le traitent de perfide ? »

« Non ! » répondit Lu Lingxi en riant. « Ils disent que Fang Huixue est un homme bien ! »

Intrigué, Tang Fan haussa un sourcil : « Oh, c’est intéressant. Pourquoi donc ? »

Lu Lingxi expliqua : « Parce qu’à l’origine, c’est Fang Huixue lui-même qui avait arrangé ce premier mariage. Le fiancé était un riche héritier de la région de Nanchang, mais il avait une réputation exécrable, avec des concubines nombreuses avant même le mariage. Sa mauvaise réputation avait même atteint Ji’an. Bref, il était probablement pire que Xu Sui et Shen Si. À l’époque, la famille Fang traversait une crise financière et espérait sauver les affaires en mariant la fille. Mais pour une raison inconnue, Fang Huixue a soudain changé d’avis, annulé l’engagement, sauvé les affaires en redressant la famille Fang jusqu’à en faire l’une des familles les plus respectées de Ji’an, puis a trouvé un meilleur parti pour sa fille. »

Tang Fan se redressa, l’air sérieux : « Peux-tu m’en dire plus sur Fang Huixue ? »

« Que veux-tu savoir ? » répondit Lu Lingxi.

Après un moment de réflexion, Tang Fan demanda : « Fang est une famille de marchands sans titre académique. Même pour un mariage en tant que seconde épouse avec un gouverneur, ça ne semble pas naturel. Y a-t-il une explication ? »

Lu Lingxi acquiesça : « Oui. Apparemment, Fang Huixue était un débauché dans sa jeunesse, et il a dilapidé les biens familiaux avant de réaliser l’ampleur du désastre. Il envisageait donc de marrier sa fille pour redresser la situation. Puis, sans raison apparente, il a changé du tout au tout. En quelques années, il est devenu un marchand redoutable et a utilisé ses gains pour construire des ponts, venir en aide aux pauvres, si bien qu’il est aujourd’hui très respecté à Ji’an. Peu de gens se rappellent ses débuts. J’ai appris tout cela en cherchant après avoir entendu parler de sa fille. Grand frère Tang , pourquoi cet intérêt soudain ? »

Le visage de Tang Fan s’assombrit, son expression se fit plus grave. Il demanda alors : « Tu as dit qu’il a soudain changé. Cela fait combien de temps ? »

« Je ne suis pas sûr… Mais ça doit bien faire plusieurs années. »

Tang Fan : « La différence entre avant et maintenant est-elle vraiment flagrante ? »

Lu Lingxi : « Oui, elle est énorme ! Autrement, il n’aurait jamais pu transformer la famille Fang au bord de la faillite en un clan aussi influent. À un moment, tous les domestiques avaient été congédiés. C’était bien différent d’aujourd’hui... Grand frère Tang, tu crois que la famille Fang a reçu des fonds de la Secte du Lotus Blanc ? »

Le visage de Tang Fan s’assombrit encore davantage : « Il est peu probable que ce soit un simple soutien financier de la Secte du Lotus Blanc. »

Intrigué, Lu Lingxi demanda : « Ah bon ? Mais alors, pourquoi… »

Tang Fan l’interrompit : « Il n’y a toujours aucun mouvement chez les Fang ces jours-ci ? »

Lu Lingxi répondit rapidement : « Non, on dit que Fang Huixue est cloué au lit par la maladie. Même le préfet Fan est venu lui rendre visite sans réussir à le voir. Il semblerait qu’il soit très malade. Heureusement que tu n’y es pas allé ; s’il est aussi arrogant que Xu Bin, il aurait pu te manquer de respect, et ça aurait été gênant… »

«Grand frère Tang? »

Tang Fan se leva brusquement, surprenant Lu Lingxi au point de lui couper la parole.

Tang Fan détacha la plaque de son ceinturon et la lui remit : « Va immédiatement voir le vendeur de figurines en sucre qui se tient près de l’entrée des Fang. C’est un ordre de ma part : rassemble tout le monde, entre dans la résidence Fang et fouille la maison de fond en comble. Même s’il faut creuser, trouve Fang Huixue pour moi ! »

Le vendeur de figurines devant la maison des Fang ?

Voyant la surprise de Lu Lingxi, Tang Fan, bien qu’il ressentît l’urgence de la situation, prit le temps de lui expliquer brièvement : « Ce sont des agents de la garde Brocart déguisés, sous mes ordres pour surveiller les environs. Une fois sur place, tu comprendras. »

Alors que Lu Lingxi s’apprêtait à partir, il le retint à nouveau : « Attends, Grand frère Tang ! Et si Fang Huixue est introuvable ? Si cela se passe comme chez les Xu, tu pourrais te retrouver en mauvaise posture ! »

Tang Fan répondit sans même se retourner : « Peu importe, nous n’avons plus le choix. Même si Fang Huixue est introuvable, ne laisse personne des Fang partir. Trouve des indices chez eux, coûte que coûte ! »

Après avoir donné ses instructions, Tang Fan se mit en route avec Xi Ming pour le yamen.

Les officiers du yamen reconnurent immédiatement Tang Fan, surpris de le voir venir à pied sans palanquin.

Sans même attendre qu’on lui rende hommage, Tang Fan demanda directement : « Où est votre magistrat ? »

Un agent répondit : « Monsieur, il est ici, dans le yamen. »

Rassuré, Tang Fan se dirigea d’un pas vif à l’intérieur. Sur le chemin, il interrogea quelques personnes et apprit que Ji Min se trouvait dans le pavillon de la Vue sur la Pluie pour prendre le thé. Il s’y dirigea donc avec Xi Ming.

Le yamen n’était pas grand à l’origine, mais un des prédécesseurs de Ji Min avait fait aménager l’arrière-cour en un jardin, planté de fleurs et d’arbustes, pour en faire un lieu de repos et de réception. Tang Fan y était déjà venu. Bien que modeste, le jardin évoquait les paysages soignés des jardins du Jiangnan, avec des arbres touffus et des ruisseaux murmurants qui assuraient une bonne isolation sonore, parfait pour y tenir des conversations confidentielles.

Le pavillon de la Vue sur la Pluie était situé au sommet d’un rocher artificiel, surplombant un bassin de lotus en pleine floraison. D’en haut, la vue était magnifique.

Mais à ce moment-là, Tang Fan n’avait aucune envie de profiter du paysage. Il ralentit en reconnaissant la silhouette familière qui lui tournait le dos.

« Frère Ziming, » lança-t-il en guise de salut.

Ji Min se retourna, surpris, puis sourit : « Il m’a fallu beaucoup de peine pour m’accorder un rare moment de détente ici, et voilà que tu me trouves ! »

Tang Fan lui rendit son sourire, demandant à Xi Ming de l’attendre en bas, et gravit les marches pour rejoindre le pavillon en quelques enjambées.

« Je suis heureux de te trouver ici, » dit Tang Fan, tout en posant brièvement son regard sur la table de pierre où il remarqua une théière et deux tasses.

Ji Min, de son ton amical mais légèrement moqueur lorsqu’ils étaient seuls, répondit : « Qu’est-ce qui t’amène, Monsieur Tang, dans une telle hâte ? »

Tang Fan esquissa un sourire : « J’ai quelques questions à te poser. Sortons discuter ? »

Ji Min secoua la tête, un sourire ambigu aux lèvres : « Autant parler ici ; dehors, ce ne serait pas très pratique. »

Pourquoi donc cela serait-il « peu pratique » ? Même en cas d’inconvénient, Tang Fan restait son supérieur, et Ji Min, son subordonné, n’aurait normalement pas dû refuser. Ces paroles éveillèrent immédiatement la méfiance de Tang Fan, qui recula inconsciemment de deux pas.

À cet instant, il y eut des bruits d’armes s’entrecroisant au pied du rocher !

« Monsieur, cet endroit est dangereux ! Sortez vite ! » cria Xi Ming.

Sans même ce cri d’alerte, Tang Fan avait déjà compris que quelque chose clochait. Les mouvements des assaillants étaient identiques à ceux des tueurs qui l’avaient attaqué quelques jours plus tôt, et il semblait qu’ils étaient bien les mêmes. Déjà en difficulté la dernière fois face à plusieurs adversaires, Xi Ming, seul cette fois-ci, commençait à perdre du terrain face à quatre d’entre eux. La situation devenait critique.

Tang Fan se tourna vers Ji Min, le regard sombre : « Ziming, que signifie tout ceci ? »

Ji Min répondit, impassible : « Cela signifie exactement ce que tu vois. »

Tang Fan proposa : « Libère-le, et tu pourras faire ce que tu veux de moi. »

Ji Min secoua la tête : « Même sans le libérer, tu es déjà entre nos mains. »

À ce moment, une voix glaciale résonna derrière Tang Fan : « À quoi bon discuter avec lui ? Tue-le immédiatement ! »

En même temps que cette voix résonnait, Tang Fan sentit un souffle d’air vif derrière sa tête.

Le visage de Tang Fan se transforma en une expression de stupeur, et alors qu’il tentait de se retourner pour esquiver, il était déjà trop tard. Il ressentit une douleur fulgurante à l’arrière de sa tête, et son corps s’affaissa, hors de tout contrôle, s’effondrant au sol.

Il ouvrit la bouche, voulant dire quelque chose, mais aucun son ne sortit. À ses oreilles résonnaient encore les bruits d’armes s’entrechoquant, bien que ceux-ci lui parvinssent de plus en plus faiblement.

Il comprit pourquoi, en venant depuis le yamen, il n’avait croisé presque personne. Très certainement, ces fonctionnaires avaient été éloignés par Ji Min, de sorte que personne n’entendrait ce qui se passait ici...

Ses pensées s’interrompirent là, plongeant ensuite dans une obscurité totale.

*

Si le temps pouvait être remonté, peut-être Tang Fan aurait-il fait preuve de plus de prudence avant de venir trouver Ji Min. Il aurait peut-être emmené Lu Lingxi ou davantage d’hommes, ou bien il aurait pu ordonner le bouclage complet du yamen pour empêcher Ji Min de s’échapper.

Mais M. Tang n’était après tout qu’un homme, un peu plus méticuleux que d’autres, mais rien de plus.

Il n’avait pas le don de prémonition, et n’aurait jamais imaginé que Ji Min oserait s’en prendre à un émissaire impérial au sein même du yamen.

D’après ce qu’il avait entendu avant de perdre connaissance, Tang Fan se dit qu’il n’aurait probablement pas la chance de s’en sortir vivant, mais il n’avait pas prévu qu’il aurait encore une chance de se réveiller.

Inconsciemment, il bougea légèrement, découvrant que ses yeux semblaient bandés, ses mains et pieds solidement attachés, et qu’il était allongé sur le côté dans une position peu élégante, la bouche bâillonnée par un morceau de tissu.

Sous lui, il ressentait les vibrations d’une route, et ses oreilles n’étant pas obstruées, il entendait clairement le roulement des roues d’une charrette.

Plus précisément, c’était une dispute qui venait de le tirer de son inconscience.

« Ji Min, ne crois pas que j’ignore la vieille amitié que tu éprouves pour ce jeune émissaire ! Mais je te conseille de ne pas te fatiguer inutilement. Le commandant en second le hait profondément, et si tu m’empêches de le tuer maintenant, une fois qu’il sera devant lui, sa mort sera bien plus terrible ! »

Tang Fan fronça légèrement les sourcils. Cette voix lui semblait familière, et il se rappela qu’il s’agissait probablement de l’homme qui, avant qu’il ne sombre dans l’inconscience, avait exprimé l’intention de le tuer.

« C’est précisément parce que cet homme est d’une importance capitale pour le commandant en second que je dois le lui livrer moi-même. Qu’il vive ou qu’il meure, seul le commandant en second peut en décider, et certainement pas toi, » répondit calmement Ji Min. « De plus, appelle-moi Maître Ji. En tant que sous-maître, il t’est interdit de manquer de respect, et je rapporterai ton insubordination au commandant en second . »

L’autre homme laissa échapper un sifflement méprisant. « Maître Ji, vraiment ? Pour un bon à rien incapable de manier la moindre arme ! Sans l’aide du commandant en second, tu n’aurais jamais obtenu cette position de magistrat. Inutile de faire semblant devant nous ! Si les effectifs n’étaient pas si limités, tu n’aurais jamais eu ta place de maître ! »

« Vieux Wu, silence ! » l'interrompit un autre. « Maître Ji, le char va vite, mieux vaut que vous montiez à l’intérieur pour éviter d’être renversé. »

Un silence tomba à l’extérieur, ou bien les voix se firent plus discrètes, empêchant Tang Fan de saisir les paroles suivantes.

Peu après, le rideau de la charrette fut soulevé, laissant le vent s’engouffrer, ébouriffant ses cheveux déjà probablement en désordre.

Puis, le rideau fut rapidement abaissé de nouveau.

« Tu es réveillé ? » C’était la voix de Ji Min. Tang Fan, comprenant que simuler l’inconscience ne serait plus crédible, acquiesça.

L’instant suivant, le bâillon fut retiré de sa bouche.

Tang Fan laissa échapper un profond soupir, ne tentant pas inutilement de crier à l’aide ou de demander la levée de son bandeau. À la place, il demanda : « Où est Xi Ming ? »

Ji Min lui renvoya la question : « Qu’en penses-tu ? »

Tang Fan resta silencieux un instant, avant de poser une nouvelle question : « Où allons-nous ? »

Ji Min répondit : « Tje t’emmène voir Maître Li. Tu le connais bien, n’est-ce pas ? »

Tang Fan esquissa un sourire amer. « Oh, nous sommes d’anciens ennemis, oui, je le connais très bien. »

Ji Min se tut après cela.

Les roues de la charrette heurtaient régulièrement des pierres sur la route, rendant le trajet chaotique au point que Tang Fan sentait presque ses organes se retourner à force de secousses.

Incapable de se retenir davantage, il dit : « Frère Ziming, pourrais-tu avoir l’amabilité de me redresser ? À ce rythme, j’ai bien peur que mon âme ne quitte mon corps avant même que j’aie pu rencontrer ton Maître Li ! »

Après un moment, deux mains se tendirent finalement pour l’aider à s’asseoir.

Bien que la position assise demeurât secouée, pouvoir s’appuyer contre la paroi de la charrette était bien plus supportable que d’être étendu sans aucun appui.

« Merci. » Tang Fan poussa un soupir de soulagement, inclinant légèrement la tête en direction probable de Ji Min.

« Tu continues à m’appeler frère Ziming, » répondit Ji Min avec un léger sarcasme dans la voix, « je pensais que tu m’aurais déjà qualifié de démon du Lotus Blanc. »

Tang Fan esquissa un sourire : « Plutôt que de gaspiller du temps en vaines querelles, il y a bien des questions que j’aimerais poser. »

Ji Min : « Par exemple ? »

Tang Fan : « Par exemple, après m’avoir emmené, tu ne pourras plus retourner à ton poste de magistrat du district de Luling, n’est-ce pas ? »

Ji Min ricana : « Monsieur Tang est bien préoccupé ; ta propre vie est en péril, et pourtant tu te soucies de ma carrière. Épargne-moi cette peine ! »

Tang Fan soupira : « Pourquoi toujours ce ton sarcastique avec moi ? Notre amitié de plusieurs années ne vaut-elle donc pas mieux qu’un simple poste de chef de culte pour le Lotus Blanc ? Qu’est-ce que ce lieu peut bien avoir de si précieux ? Que ces desperados suivent aveuglément Li Zilong pour de l’argent, prêts à défier la Cour impériale, passe encore… mais toi, qui avais un bel avenir, pourquoi t’embarquer dans une telle aventure ?»

Les yeux bandés, Tang Fan ne pouvait voir l’expression de sarcasme qui se peignit sur le visage de Ji Min.

« Un bel avenir ? Runqing, tu me surestimes. Sans le Lotus Blanc, je serais encore en train de cultiver la terre dans mon village natal, sans savoir quand ni comment j’aurais pu obtenir un poste, alors que vous, les lauréats des examens impériaux, vous accédez à tout.»

Lorsqu’ils s’étaient séparés à la capitale, Ji Min était rempli de désillusion, mais Tang Fan, qui venait tout juste de commencer sa propre carrière, n’avait pu faire plus que lui prodiguer quelques paroles de réconfort sans pouvoir lui offrir d’aide concrète. Le pays regorgeait de talents, et les places à offrir aux lettrés étaient rares. Chaque année, de nombreux candidats connaissaient un sort similaire à celui de Ji Min, continuant de courir après la gloire, parfois même jusque dans leurs vieux jours,se sentant toujours les plus vaincus et les plus misérables du monde.

Dans de telles circonstances, dire quelque chose comme « Après tout, tu es honoré provincial, pourquoi ne pas redoubler d’efforts ? » serait simplement cruel. Tang Fan opta donc pour une autre approche : « En somme, ton généreux bienfaiteur, ce marchand compatissant qui a financé ton poste, n’était autre que le Lotus Blanc ? »

« C’est exact. » Ji Min eut un ricanement amer. « Tu le sais, mes origines sont modestes, et ma famille a déjà fait tout son possible pour m’entretenir pendant plus de vingt ans. Mais je n’ai pas obtenu le titre de jinshi et n’avais pas de quoi acheter un poste. Si je n’étais pas à la hauteur, je ne pouvais pas non plus continuer de faire peser ce fardeau sur eux en jouant au bon à rien, dans l’espoir illusoire d’une réussite trois ans plus tard. Mais devenir un vieux honoré provincial, oublié et insignifiant, me contentant de me pavaner dans mon village, cela m’était insupportable. »

En réalité, Tang Fan avait perçu l’ambition pragmatique de Ji Min dès leurs premières rencontres, mais qui parmi les lettrés n’était pas animé par le désir d’honorer ses ancêtres? Réaliser ses rêves de sauver le monde nécessitait d’abord un titre et une fonction, sans quoi tout n’était que vaines aspirations.

Pour quelqu’un comme Ji Min, issu d’un milieu modeste, un diplôme représentait sa seule issue. Sans argent pour acheter un poste, sans garantie de succès dans trois ans, l’offre du Lotus Blanc ressemblait pour lui à une bouée de sauvetage, et en acceptant leur aide, il s’était engagé à suivre leur voie.

Ji Min poursuivit : « Tang Runqing, sache que je t’ai toujours envié, voire jalousé, toi et notre frère Yu Qiao. Vous avez tout : une bonne naissance, du talent, vous obtenez tout ce que vous désirez sans effort. Tout en étant votre ami, j’étais tiraillé entre admiration et ressentiment. Même pour obtenir un poste de magistrat, j’ai dû recourir à l’aide du Lotus Blanc, alors que toi, qui as quelques années de moins, tu es déjà censeur impérial ! Comment pourrais-je accepter cela ? »

Tang Fan tourna légèrement son corps, changeant de côté pour s’appuyer contre la paroi de la charrette. Les secousses, combinées à ses mains attachées dans le dos, commençaient à engourdir tout son torse.

Il soupira : « Ah, frère Ziming, tu n’es pourtant pas homme à penser ainsi. Pourquoi donc tenir des propos qui me pousseraient à mal interpréter tes paroles? En arrivant à Ji’an, tu m’as même mis en garde. C’est ma propre stupidité qui m’a empêché de comprendre jusqu’à aujourd’hui que Fang Huixue n’était autre que Li Zilong. »

Ji Min murmura d'une voix grave : « Quand t’ai-je jamais donné un avertissement ? »

Tang Fan sourit : « C’était lors du banquet de bienvenue. Quand je t’ai donné la seconde moitié de ton couplet, tu as immédiatement utilisé quatre caractères de cette même seconde moitié pour créer une devinette, "l’écureuil derrière la branche", qui fait référence au caractère "Li". N’était-ce pas pour me donner un indice ? »

Ji Min s'emporta : « Si tu avais déjà suspecté cela, pourquoi es-tu venu me chercher ?! »

Tang Fan, un peu déconcerté par la soudaine colère de Ji Min, pensa : ‘Lequel de nous est censé être à la merci de l'autre ?’

« Je ne suis pas un devin, » rétorqua Tang Fan. « Même si j'avais suspecté que tu en disais plus que ce que tu ne semblais, comment aurais-je pu savoir que Fang Huixue était Li Zilong ? Si quelqu'un doit être blâmé, c’est le taoiste Li lui-même. Il a tellement bien trompé tout le monde qu’il a pris l’identité de Fang Huixue il y a plusieurs années, et il a continué à opérer ici. Peut-être que son commerce de déplacements réguliers dans toute la région ne servait qu'à couvrir ses activités secrètes. D'ailleurs, à propos de Lin Fengyuan, sa mort… n’a-t-elle pas été causée par la découverte de la véritable identité de Fang Huixue ? »

Ji Min répondit : « Non, il a simplement vu la grande purge de la Jgarde Brocart dans la région du Jiangxi, ce qui lui a rappelé le destin de l’ancien gouverneur de Ji’an, Huang Jinglong, et il a eu peur. Il ne voulait plus continuer à travailler avec le Lotus Blanc. Mais une fois qu’on rejoint le Lotus Blanc, il n’est pas facile de s’en sortir. Juste au moment de la révolte du concours impérial, le Deuxième commandant a ordonné la mort de Lin Zhen, en faisant porter la responsabilité à Shen Kunxiu, puis il a enlevé le deuxième fils de Lin Fengyuan pour le forcer à se soumettre. Les gens, en voyant la querelle entre les familles Lin et Shen, croiraient que Shen Kunxiu agissait par vengeance personnelle, sans y associer le Lotus Blanc. »

Tang Fan fronça les sourcils : « Et les meurtres des examinateurs plus tard ? »

Ji Min expliqua : « La famille Fang et la famille Xu ont toujours eu des relations commerciales. Xu Bin est d’une nature avide. Bien qu’il ait vaguement suspecté les liens de la famille Fang avec quelque chose de suspect, il n’a jamais voulu couper les ponts complètement pour des raisons d’argent, tout en cherchant à éviter d’être trop impliqué. En d’autres termes, il voulait avoir le beurre et l'argent du beurre. »

Il éclata de rire de manière cynique : « Mais quel genre de chance les gens peuvent-ils avoir dans ce monde ? C’est leur propre faute. Xu Bin et Shen Kunxiu, qui ont négligé d'éduquer leurs enfants, ont non seulement attiré des ennuis pour eux-mêmes, mais ont aussi failli causer la ruine de leurs familles. Shen Kunxiu, craignant que tu n'apprennes la vérité sur les mauvais actes de son fils à travers les examinateurs, a demandé de l'aide à Xu Bin. Fang Huixue… oh, je veux dire, le Deuxième commandant, a profité de l’occasion pour inciter Xu Bin à tuer ces cinq personnes, pensant que tout serait réglé. Il lui a dit qu’il avait le soutien de milliers de partisans, et que, même si tu le savais, tu n'oserais pas t'attaquer à la famille Xu. Xu Bin était un idiot, il a agi sur un coup de tête et a accepté. »

Tang Fan comprit : « Donc, la mort de Lin Fengyuan était aussi l'œuvre du Lotus Blanc ? »

Il ne dit pas « vous » mais parla de « le Lotus Blanc ». Ji Min nota ce petit détail et ressentit une émotion complexe monter en lui. Après un long silence, il répondit enfin : « Oui. Il avait des gens qui le surveillaient, mais il n’était pas sage. Il pensait pouvoir te faire un signe discret, et c’est ainsi que le Deuxième commandant l’a découvert. »

Tang Fan soupira : « Donc il est mort pour rien. »

Ji Min répondit froidement : « Mais sa mort n’a pas été totalement inutile. N’as-tu pas trouvé une piste clé sur ce tableau ? Le Deuxième commandant a agi trop tard. S’il était mort plus tôt, cela aurait évité bien des complications. »

Tang Fan secoua la tête. « Il n’existe pas de murs imperméables. La vérité finit toujours par éclater, c’est juste une question de temps. »

Il allait dire quelque chose d’autre, mais il entendit Ji Min dire : « Tout ce que tu voulais savoir, je te l’ai dit. Cela devrait être suffisant pour que tu n’aies aucun regret avant de mourir. Par amitié, je t’ai accordé un peu plus de temps. Quant à savoir si tu survivras, cela dépendra de la clémence du Deuxième commandant. »

« Attends ! J’ai encore quelques questions… » À la sensation de la proximité de son interlocuteur, Tang Fan se pencha en arrière, mais il se rendit vite compte qu’il n’avait nulle part où reculer. Avant qu’il n’ait pu dire quoi que ce soit, un morceau de tissu fut soudainement plaqué sur sa bouche, et l’odeur qui s’en échappa fit sombrer son esprit dans une brume lourde.

La voix glaciale de Ji Min résonna dans ses oreilles : « Dors un peu, nous serons bientôt arrivés. »

Mais Tang Fan n'aurait jamais imaginé que, lorsqu'il se réveilla, ce serait à cause d'un seau d'eau glacée qui lui éclaboussa soudainement la tête.

 

Traducteur: Darkia1030