En entendant cela, Tang Fan ne put s'empêcher de froncer les sourcils : « Cela signifie-t-il qu’il accepte que la mort de son fils n’ait rien à voir avec Shen Kunxiu ? »
Lu Lingxi secoua la tête : « Pas du tout. Il affirme que c’est bien Shen Kunxiu qui a poussé Lin Zhen à la mort. Il a aussi dit que Lin Zhen a été enterré et qu’il mérite de reposer en paix. Il est absolument contre une exhumation. Grand frère, si tu ne fais pas justice pour lui, il ira jusqu’à Pékin pour frapper au tambour des Griefs. »
Au début de la fondation de l’empire, l'empereur avait institué une règle permettant aux citoyens victimes d’injustices de frapper au tambour des Griefs pour réclamer justice directement auprès de l’empereur, sans que les fonctionnaires puissent les en empêcher, sous peine de lourdes sanctions. Si les empereurs suivants n’étaient plus aussi impliqués dans les affaires du peuple, la règle du tambour des Griefs avait néanmoins perduré.
Cependant, il était rare d’entendre un fonctionnaire d’État en appeler au tambour, puisqu'il s’agissait d’un droit de dernier recours réservé aux citoyens ordinaires. Lin Fengyuan, même avec un titre modeste de vice-préfet de Ji’an, était tout de même un fonctionnaire. S’il devait en arriver là, ce serait comme une gifle à Tang Fan, laissant entendre qu'il était incapable de faire son travail. Et si l'affaire devenait publique, l’empereur pourrait également juger Tang Fan incompétent pour ne pas avoir su gérer une affaire de cette envergure.
« Il est en train de me menacer ? » Tang Fan rit doucement, sans aucune trace de joie. «Dis-lui de venir me voir... Non, laisse tomber, tu es blessé, évite de trop bouger. »
À ce moment-là, Xi Ming entra d'un pas un peu mal assuré, sa cuisse entaillée de la veille le faisant légèrement boiter.
« Monsieur ! Un drame est arrivé ! »
Xi Ming, habitué aux situations tendues, n’était pas homme à s’alarmer pour des broutilles. Si un drame, selon lui, était en train de se jouer, il devait s'agir de quelque chose de très sérieux.
Tang Fan sentit son cœur se serrer et écouta Xi Ming dire d’un ton grave : « Monsieur, les cinq examinateurs sont tous morts. »
« Quoi ?! » s’écria Lu Lingxi, avant même que Tang Fan ne réagisse. La nouvelle était si inattendue qu’elle avait de quoi stupéfier.
Tang Fan demanda : « Comment sont-ils morts ? Quand cela s’est-il produit ? »
Xi Ming répondit : « La nuit dernière, chez eux. Ils ont tous été égorgés dans leur sommeil. »
Lu Lingxi réagit aussitôt : « Grand frère Tang, ça ne peut qu’être lié à Shen Kunxiu. Il est sûrement impliqué dans cette affaire de tricherie et, craignant les conséquences, il a choisi de faire disparaître les témoins ! »
Tang Fan secoua la tête : « Ce n’est pas lui. »
Lu Lingxi : « Pourquoi ? »
Tang Fan : « Lorsque nous avons quitté Shen Kunxiu, un de ses serviteurs accourait, visiblement paniqué. À l'époque, je ne savais pas pourquoi. En y repensant, il devait probablement être venu lui annoncer cette nouvelle. Si Shen Kunxiu était derrière cela, il n'aurait pas été aussi surpris. »
Lu Lingxi : « Alors pourquoi a-t-il relâché ces gens et refusé de t’aider dans ton enquête ? »
Tang Fan esquissa un sourire amer : « Son comportement est en effet suspect, mais cela montre bien que cette affaire est plus complexe qu’elle n’en a l’air. »
Il se tourna vers Xi Ming : « Le préfet Fan a-t-il réussi à convoquer les étudiants ? Ils n’ont tout de même pas été éliminés, eux aussi ? »
Xi Ming répondit : « Le préfet Fan a envoyé des gens les chercher. Après la mort de Lin Zhen, Shen Kunxiu a relâché les autres étudiants, qui sont tous rentrés chez eux. Certains vivent en ville, donc nous pourrons les interroger sous peu. »
Tang Fan hocha la tête : « Allons d’abord voir le préfet Fan. »
« Runqing, tu comptes aller voir le préfet Fan ? » En disant cela, Ji Min fit son entrée, arborant une expression contrite. « Pardonne-moi, j’ai trop bu hier, et me voilà qui émerge tardivement ! »
Voyant l’air sombre de chacun, il demanda : « Quelque chose de grave est-il arrivé ? »
Tang Fan annonça la nouvelle du meurtre des examinateurs à Ji Min, qui resta abasourdi : « Mais... comment est-ce possible ? Que s'est-il passé au juste ? »
Tang Fan lui-même n’était pas moins stupéfait, bien qu’il ne le montrât pas : « Je me rends maintenant à la préfecture. Tu veux m'accompagner ? »
Ji Min, se ressaisissant aussitôt, répondit : « Bien sûr que je viens ! »
Le préfet Fan était au bord de l'effondrement. Depuis l’arrivée de l’envoyé impérial, tout semblait tourner au désastre à Ji’an : d'abord, la tentative d'assassinat sur Tang Fan, au cours de laquelle ses assistants avaient failli y passer, puis le meurtre des examinateurs du concours. Il était difficile de croire qu’il n’y avait pas une conspiration derrière tout cela.
Il pensa immédiatement à Shen Kunxiu et se demanda si celui-ci, voyant arriver l’envoyé impérial, avait décidé de supprimer les témoins pour dissimuler quelque chose.
Le préfet, bien qu’étranger à toute cette affaire, se retrouvait mêlé malgré lui au chaos, car tout s’était déroulé sur son territoire. Il craignait que Tang Fan ne l’implique aussi dans cette affaire et que sa propre carrière ne soit compromise.
Les cadavres des cinq examinateurs avaient été ramenés à la préfecture et gisaient dans la cour avant.
En réalité, il y avait six corps, car l’un des examinateurs dormait avec son épouse, qui avait également été tuée par le meurtrier en même temps que lui.
C’était arrivé en pleine nuit, et ce n’est qu’au matin que les familles des victimes, découvrant peu à peu les meurtres, étaient venues signaler les décès au préfet Fan.
Face à ces cadavres, le préfet semblait soudain avoir autant de rides que de cheveux, et lorsqu’il vit Tang Fan arriver, il se précipita vers lui, soulagé comme s’il avait enfin trouvé du secours : « Monsieur, enfin vous voilà ! »
Tang Fan demanda : « Avez-vous informé Shen Kunxiu de la situation ? »
Le préfet acquiesça vivement : « Oui, je l’ai fait ! »
Un médecin légiste procédait à l’examen des corps, mais en réalité, il n’y avait pas besoin d’expertise particulière pour voir que chaque victime avait été tuée d’un coup net à la gorge, sans autre blessure apparente.
Xi Ming et ses collègues inspectèrent également les corps, puis Xi Ming se tourna vers Tang Fan et dit : « Monsieur, l’auteur de ces meurtres est probablement le même que celui qui a tenté de nous assassiner hier soir. »
Cette déclaration provoqua une onde de choc parmi tous les présents. Ji Min demanda, incrédule : « Ces assassins auraient échoué à nous tuer, puis se seraient rendus pour éliminer les examinateurs ? »
Xi Ming, pressentant que sa déclaration pourrait générer des malentendus, expliqua : «Les blessures infligées par différentes armes laissent des marques distinctes, et en observant de près, les entailles sur ces corps sont identiques à celles de nos blessures d’hier soir. Cela signifie que même si les tueurs ne sont pas exactement les mêmes, ils viennent probablement du même endroit. »
« C'est d’une audace inouïe ! Une totale anarchie ! » s’écria le préfet, partagé entre la colère et l’effroi.
Ji’an n’avait jamais connu un tel drame depuis des décennies. Si même un envoyé impérial pouvait être attaqué, tuer quelques examinateurs sans défense n’était, pour eux, qu’un détail.
Tang Fan demanda au préfet : « D'où provenaient exactement ces évaluateurs ? »
Le préfet répondit : « Les évaluateurs sont généralement choisis parmi les maîtres les plus respectés des académies locales. Ceux-ci venaient de l’Académie Luoxiao, de l’Académie Luling, de l’Académie Zhengrong et de l’Académie Yongning. Deux d'entre eux venaient même de la même académie, en tant que doyen et sous-doyen. »
Tang Fan réfléchit un instant : « Si je ne me trompe pas, l’académie de Bailuzhou est la plus réputée de la région. Pourquoi n’a-t-on pas demandé à son doyen de participer en tant qu’examinateur ? Craignait-on qu’il soit partial, étant donné que beaucoup de candidats viennent de là ? »
Le préfet Fan secoua la tête : « Pas du tout. Je suis au courant de cela. Le doyen de Bailuzhou, Qin, est âgé et souhaitait prendre sa retraite. Il continue à occuper le poste temporairement, faute de remplaçant. Même s’il avait été examinateur, il n’aurait pas eu la force de l’assumer. »
Tang Fan eut un air pensif : « Si le poste de doyen de Bailuzhou est vacant, comment choisira-t-on son successeur ? »
Le préfet répondit : « Pour une académie aussi célèbre, ce poste est très convoité et suscite de nombreuses cupidités. Beaucoup aimeraient être à sa place. Le doyen Qin comptait justement profiter de la visite de Shen Kunxiu pour lui demander de choisir un successeur. Mais avec tout ce qui est arrivé, Shen Kunxiu n’en a sûrement plus le cœur. »
Tang Fan demanda : « Donc, non seulement les enseignants de l'Académie de Bailuzhou, mais aussi les doyens des autres académies peuvent prétendre au poste de doyen de Bailuzhou ? »
Le préfet Fan répondit : « Exactement, l'Académie de Bailuzhou est très respectée dans les cercles académiques du Jiangxi. »
Cela revenait un peu à la lutte de pouvoir chez les fonctionnaires : les lettrés, eux, rivalisaient pour le prestige. Devenir doyen d’une académie n’apportait certes pas de pouvoir particulier, mais c'était un honneur immense. Être à la tête d’une académie renommée assurait la formation de nombreux élèves qui réussiraient dans la vie, et ce prestige rejaillissait naturellement sur le doyen. C’était une ambition qui animait nombre d’érudits.
Tang Fan comprit rapidement cette dynamique. Il n’eut cependant pas le temps de poser plus de questions, car Shen Kunxiu venait d’arriver.
Malgré ses réticences à coopérer avec Tang Fan, Shen Kunxiu ne pouvait ignorer un événement aussi grave. Il entra, le visage sombre, sans même saluer Tang Fan, et demanda directement au préfet Fan : « Que se passe-t-il ? »
Le préfet répéta ce qu’il venait de dire à Tang Fan.
Shen Kunxiu avait à peine relâché les examinateurs que ceux-ci étaient morts dans la foulée, une coïncidence difficile à ignorer. Si le préfet Fan et Ji Min n’osaient pas en dire davantage, Tang Fan, lui, n’hésita pas : « Shen Xue Tai, avez-vous envisagé les conséquences de votre décision de relâcher ces hommes ? »
Le visage de Shen Kunxiu se durcit : « Que voulez-vous dire ? »
Tang Fan répondit calmement : « Ce que cela veut dire, vous le savez pertinemment. Comment comptez-vous vous défendre devant la cour ? »
Furieux, Shen Kunxiu s’emporta : « Vous insinuez que je les ai tués ?! »
Tang Fan, impassible, répliqua : « Je n’ai rien dit de tel, mais empêcherez-vous les autres de le penser ? Je n’ai aucune rancune contre vous ; pourquoi voudrais-je vous accuser à tort ? Peut-être devriez-vous vous demander pourquoi vous suscitez de telles suspicions.»
Shen Kunxiu déclara, la voix vibrante d’indignation : « J’ai toujours agi honnêtement et n’ai rien à craindre des attaques des médisants ! »
Tang Fan, lassé par ces vaines querelles, choisit de changer de sujet. Il désigna les corps au sol : « Le Consul Shen doit être informé de l’attaque contre moi et le magistrat Ji hier soir. Les meurtriers de ces hommes appartiennent probablement au même groupe. »
Shen Kunxiu répondit sans réfléchir : « Impossible ! »
Voyant les regards sur lui, il ajouta froidement : « Je veux dire que c’est totalement invraisemblable, impensable. »
Tang Fan ne prêta plus attention à Shen Kunxiu et se tourna vers le préfet : « Les quinze étudiants ont-ils été retrouvés ? »
Le préfet répondit rapidement : « Trois d’entre eux vivent dans la ville de Ji’an et sont déjà ici. Pour les autres, qui vivent dans différents districts, des gens ont été envoyés pour les chercher. »
Tang Fan hocha la tête : « Il est impératif que je leur parle au plus vite, avant que l’un d’eux ne soit réduit au silence. »
Furieux, Shen Kunxiu s’écria : « Tang Fan, vous osez sous-entendre quelque chose contre moi ! Répétez donc cela si vous l’osez ! »
Tang Fan, impassible, répondit : « Les choses évidentes n’ont pas besoin d’être répétées. » Puis, se tournant vers le préfet, il ajouta : « Conduisez-moi. »
Le préfet, essuyant la sueur de son front, acquiesça rapidement : « Oui, par ici, Monsieur !»
En vérité, lui non plus n’appréciait guère l’arrogance du Consul Shen; il n'était qu'un fonctionnaire utilisant son rang élevé pour réprimer les gens à mort. Voir Tang Fan lui tenir tête apportait au préfet une certaine satisfaction.
*
Dans une autre salle, les trois étudiants attendaient, nerveux, à peine assis sur le bord de leurs sièges. Après une longue attente, ils virent enfin entrer le préfet, accompagné d’un jeune homme. Ils se levèrent précipitamment pour les accueillir.
Zeng Jin, Yang Wen et Wu Jun étaient tous candidats au concours préfectoral de Ji'an cette année. Ils s’étaient classés respectivement cinquième, neuvième et onzième, et tous trois avaient inscrit les mots "Grande Réalisation" dans leurs copies. Lorsqu'un témoin anonyme les dénonça, ils furent arrêtés et enfermés dans une petite cellule. Shen Kunxiu les interrogea même individuellement à plusieurs reprises, mais, tout comme les autres candidats appréhendés, ils jurèrent n'avoir pas triché, expliquant que la mention de "Grande Réalisation" dans leurs copies relevait d'une simple coïncidence.
Malgré sa vaste érudition, Shen Kunxiu n'était pas un enquêteur, et cette simple affaire de tricherie dans un concours était devenue un véritable chaos. Il avait laissé repartir les examinateurs, échoué à obtenir les aveux des candidats, et, craignant les réactions de l’opinion, n'osa pas recourir à la torture pour les faire parler. Zeng Jin et les autres, unis dans leurs dénégations, étaient donc restés inébranlables, et Shen Kunxiu ne savait plus comment les prendre en défaut.
Il fallut appeler Tang Fan pour tenter de régler le problème. Cependant, Tang Fan ne s'attendait pas à ce que Shen Kunxiu, au lieu de lui montrer de la gratitude, s’oppose constamment à lui, ce qui ne manquait pas de le rendre perplexe.
Lorsque Tang Fan entra dans la salle, Zeng Jin, Yang Wen et Wu Jun observèrent aussi le jeune homme qui accompagnait le préfet Fan. À en juger par son allure, et le fait que le préfet marchait toujours un demi-pas derrière lui, il ne faisait aucun doute que ce jeune homme était l’ambassadeur impérial en personne.
Les candidats du concours préfectoral n'étaient pas forcément de jeunes gens : certains avaient soixante-dix ou quatre-vingts ans, et pourtant tentaient encore leur chance malgré leurs cheveux blancs. Zeng Jin et ses camarades, le plus jeune ayant vingt ans et le plus âgé près de trente, étaient encore dans la fleur de l’âge. En comparant ce jeune homme à eux-mêmes, ils se rendirent compte que cet inspecteur impérial semblait même plus jeune, probablement âgé de la vingtaine, mais occupant déjà un poste de haut rang de troisième grade, presque au sommet de la hiérarchie. Ce genre de comparaison pouvait faire enrager.
L’ancienneté était très respectée dans la bureaucratie et ceux qui en jouissaient étaient prioritaires ; même si Tang Fan avait presque le même âge qu’eux, son statut commandait le respect. Les trois candidats se levèrent donc pour lui faire cérémonieusement leurs salutations.
Tang Fan, peu enclin à tourner autour du pot, leur fit signe de s’asseoir et demanda directement : « Quelle est cette histoire de "Grande Réalisation" ? »
Pris de court par cette question, les trois candidats restèrent interdits un instant avant que l'un d’eux, Zeng Jin, ne répondît : « En réponse à votre Excellence, il ne s'agit que d’une coïncidence ; nous ignorons aussi comment cela a pu arriver. »
Tang Fan esquissa un sourire : « Vous êtes bien Zeng Jin, n’est-ce pas ? »
Zeng Jin répondit : « Oui, c'est bien moi. »
Tang Fan : « J'ai entendu dire que le consul Shen vous a fait passer un second examen, et que cette fois votre performance était bien inférieure ? »
Zeng Jin répondit : « En réponse à votre Excellence, je ne saurais dire pourquoi. Je vous assure, j'ai durement travaillé pour obtenir le titre de Xiucai sans chercher de raccourci. Peut-être les examinateurs ont-ils simplement vu en moi un candidat méritant. »
Tang Fan : « Les examinateurs sont morts. »
Zeng Jin : « Ah ? »
Tous trois affichèrent un air stupéfait et incrédule, visiblement incapables de comprendre ce que Tang Fan venait de dire. Celui-ci répéta alors : « Les cinq examinateurs qui ont corrigé vos copies sont tous décédés. Si vous ne me croyez pas, allez donc jeter un œil dans la cour de la préfecture, leurs corps y reposent. Préfet Fan, expliquez-leur la situation. »
Les six décès venaient d’être découverts, et comme Zeng Jin et les autres étaient entrés par une porte latérale, ils n’en avaient pas encore été informés.
Comprenant les intentions de Tang Fan, le préfet Fan se mit alors à leur décrire l’état des cadavres, insistant délibérément sur la brutalité des meurtres et la sinistre manière dont ils avaient été tués. En entendant que les cinq examinateurs avaient été tués presque simultanément, chacun par un unique coup de couteau à la gorge, Zeng Jin et ses camarades pâlirent comme des fantômes et commencèrent à trembler de peur, muets d'effroi.
Tang Fan, feignant de ne pas remarquer leur détresse, se tourna vers Xi Ming et dit : «Conduis-les pour qu’ils voient les corps. »
Zeng Jin s’écria alors : « Votre Excellence, il n’est peut-être pas nécessaire que nous voyions cela… Ce n'est pas nous qui les avons tués... »
Tang Fan répliqua avec un rictus : « Bien sûr que ce n'est pas vous. Même si vous aviez l'intention de le faire, seriez-vous capables d'entrer chez eux et de tuer sans laisser la moindre trace ? Pourquoi refuseriez-vous de voir les corps ? Si vous comptez un jour occuper des fonctions publiques, vous serez confrontés à bien pire. Si vous ne supportez pas de voir des corps, comment pourriez-vous gérer des foules de sinistrés affamés ? »
À ces mots, les trois hommes n’eurent d’autre choix que de suivre Xi Ming, l’air abattu, comme des condamnés.
À peine avaient-ils quitté la salle que Shen Kunxiu entra à son tour.
« On dit que l’Inspecteur Tang résout les affaires avec une perspicacité hors pair. J’aimerais observer votre talent en personne, et j’imagine que vous ne vous y opposerez pas ? » déclara-t-il, le visage fermé.
Tang Fan pensa qu’il n’avait probablement pas d’autre choix, mais il se contenta d’afficher un sourire et répondit : « Consul Shen, asseyez-vous, je vous en prie. »
Les deux hommes s’assirent à proximité l’un de l’autre, sans échanger un mot, jusqu’au retour de Xi Ming et des trois candidats.
Leur visage était encore plus blême qu’avant leur sortie ; ils marchaient même de façon hésitante, encore sous le choc de ce qu'ils avaient vu. Et pour cause : ce n’étaient pas des corps ordinaires. Ces morts étaient liés à l’affaire elle-même, et le simple fait d’y penser donnait froid dans le dos. Si les examinateurs avaient été tués, qu’en serait-il de leurs propres vies ?
« Vous avez bien vu ? » demanda Tang Fan aux trois candidats.
« Oui… oui, nous avons bien vu… » répondit Zeng Jin, tremblant comme une feuille. Ils restaient plantés là, effrayés, comme trois petites fleurs fragiles et sans défense, ce qui aurait presque pu susciter la pitié chez quiconque les observait.
« J'ai retrouvé des copies de vos essais de l’époque où vous étudiiez à l'académie de Bailuzhou, » dit Tang Fan en prenant un paquet de papiers que Han Jin lui tendait, et qu’il posa sur la table. « Vous savez parfaitement quel en était le niveau. Pourtant, votre essai lors de l'examen est soudainement devenu bien plus fleuri et sophistiqué. Dire que personne ne vous a aidés en cachette est tout bonnement incroyable. »
Il venait ainsi de formuler une accusation claire à leur encontre.
« Les évaluateurs sont morts. Le coupable n’a pas encore été appréhendé, et il est possible qu’il soit toujours en ville et qu’il frappe à nouveau. Quelle que soit la raison pour laquelle il a tué ces cinq évaluateurs, cela est forcément lié à cette affaire. Si vous persistez à nier, inutile d’attendre le retrait de vos titres par la Cour impériale : vous risquez tout simplement de finir comme eux dans les jours à venir ! »
Terrifiés, les trois hommes ne savaient plus quoi dire. Shen Kunxiu, lui, fronça les sourcils et déclara avec indignation : « Inspecteur Tang, est-ce en intimidant des étudiants que vous résolvez vos affaires ? »
Tang Fan ignora Shen Kunxiu et se contenta de fixer les trois candidats : « Si vous avouez tout, je plaiderai votre cause auprès de la Cour pour que vous ayez une seconde chance. Vous pourrez peut-être passer à nouveau l’examen. Si vous échouez, alors votre titre sera révoqué, mais si vous réussissez, vous le conserverez. »
Furieux, Shen Kunxiu s'écria : « Qui a dit qu’ils conserveraient leurs titres ? Ces jeunes qui prennent des chemins détournés et se laissent corrompre ne méritent pas de rester dans nos rangs ! C’est une honte pour le monde académique du Jiangnan ! »
Tang Fan lui accorda enfin un regard glacial. « Consul Shen, vous êtes impliqué dans cette affaire. Pour préserver votre propre intégrité, il serait préférable que vous n’interveniez pas. Sinon, je pourrais bien soupçonner que vous cherchez à entraver mon enquête et que vous avez quelque chose à cacher ! »
Sans attendre la réaction de Shen Kunxiu, il fit signe à Xi Ming : « Xi Ming, le Consul Shen semble si fatigué qu'il est devenu un peu délirant. Emmenez-le se reposer et veillez à ce qu’il ne soit pas dérangé. »
« À vos ordres, » répondit Xi Ming, qui s’avança d'un pas décidé vers Shen Kunxiu.
Shen Kunxiu, abasourdi et furieux, balbutia : « Qu’est-ce que… ! »
Avant même qu’il n’ait terminé sa phrase, il s’effondra mollement, Xi Ming ayant habilement appuyé sur un point de pression de son cou. Les trois candidats restèrent bouche bée, regardant Xi Ming emporter Shen Kunxiu en coulisses.
Personne ne semblait éprouver de sympathie pour lui, même le préfet Fan afficha un sourire satisfait. À ses yeux, Shen Kunxiu n’avait eu que ce qu’il méritait pour s’être entêté à contrarier l’inspecteur impérial.
Tang Fan reprit la parole : « Vous avez entendu. Le consul Shen tient absolument à ce que vos titres soient révoqués. Mais je vous ai donné une alternative. Venez me voir lorsque vous aurez pris votre décision. Celui qui avouera en premier pourra compter sur ma clémence, et je me battrai pour qu'il conserve son titre sans besoin de repasser l'examen. »
Il ajouta : « Toutefois, vous n’avez que jusqu’à la fin de la journée pour y réfléchir. Au-delà de ce délai, il sera trop tard. Si vous refusez toujours de parler, cela n’a pas grande importance. Outre vous trois, il y a aussi une dizaine d’autres candidats impliqués. Le préfet Fan a déjà envoyé des gens pour les chercher. Je suis certain que certains d’entre eux comprendront vite l’intérêt de dire la vérité. »
Entendant cela, les trois hommes ne purent plus hésiter et s’empressèrent de dire : «Monsieur, je parlerai en premier ! Moi d’abord ! »
Ils en vinrent à se disputer bruyamment, le visage rouge d’anxiété. Tang Fan les laissa faire, prenant calmement le temps de finir une tasse de thé servie par le préfet Fan. Ce dernier, attentif, fit même apporter une autre théière et quelques en-cas pour s’assurer que Tang Fan ne manquait de rien.
Lorsqu’il jugea le moment opportun, Tang Fan intervint : « Alors, avez-vous pris une décision ? Si oui, parlez. Sinon, sortez. Mon temps est précieux, et je n’ai pas de place pour vos disputes sans fin. »
Zeng Jin, redoutant que l’occasion lui échappe, s’exclama : « Nous avons effectivement eu vent d’une rumeur avant l’examen ! On nous a dit que si nous ajoutions les mots “Grande Réalisation” dans nos copies, nous serions assurés de figurer au palmarès ! »
Tang Fan demanda : « Et d’où venait cette rumeur ? Pourquoi seuls vous trois et quelques autres en avez été informés, alors que les autres candidats ne l’ont pas été ? »
Yang Wen répondit précipitamment : « Nous avons payé pour l’obtenir ! Cette information nous a été vendue ! »
D’un regard discret, Tang Fan remarqua que Lu Lingxi s’était déjà discrètement muni d’un calepin pour prendre des notes.
Tang Fan continua : « À qui avez-vous acheté cette information ? Où avez-vous procédé à la transaction ? Qui est la personne qui vous l’a vendue ? »
Wu Jun, frustré de n’avoir pas pu s’exprimer plus tôt, saisit l’occasion de répondre aux trois questions en un souffle : « Nous ne l’avons pas vue en personne. On nous a simplement dit d’entrer dans un salon privé au Qingfeng Lou… » (NT : Pavillon de la brise pure)
Tang Fan : « Le Qingfeng Lou ? »
Le préfet Fan ajouta : « C’est un restaurant bien connu de Ji'an. »
Tang Fan hocha la tête : « Continue. »
Wu Jun expliqua : « À ce moment-là, la personne se tenait derrière un paravent et disait être un taoïste de la grande Paix. Après avoir payé cent taels d’argent, il m’a transmis l’information. »
(NT : la "Voie de la Grande Paix" (太平道, Tàipíng Dào) est mouvement religieux qui a joué un rôle majeur en Chine sous la dynastie Han. Il combinait des enseignements taoïstes et des idées réformistes. Le terme "Grande Paix" fait référence à un état d'harmonie universelle où règne l'équilibre parfait entre toutes choses. )
Tang Fan se tourna vers les deux autres : « C’était pareil pour vous ? »
Zeng Jin et Yang Wen acquiescèrent : « Exactement, il a tout dit sans rien omettre. »
Cent taels représentaient une somme considérable, même pour les étudiants d’une grande académie comme celle de Bailuzhou. Peu d’entre eux pouvaient se permettre de payer autant pour une information dont ils ignoraient la véracité, et une fois qu’ils avaient déboursé cette somme, ils ne risquaient certainement pas d’en parler autour d’eux, d’où le nombre réduit de candidats ayant triché.
Si le prix avait été moindre, il y aurait sûrement eu bien plus que seize suspects pris sur le fait.
Tang Fan se tourna vers le préfet Fan : « Préfet Fan, je vous prie de prendre vos hommes et d’accompagner Han Jin au Qingfeng Lou pour vérifier leurs propos. Si quelqu’un y vendait réellement des informations sur l’examen, il est peu probable que le gérant n’ait rien remarqué. »
Le préfet Fan accepta rapidement et partit en compagnie de Han Jin.
Tang Fan demanda alors à Zeng Jin et aux autres : « Comment avez-vous su que des informations circulaient au Qingfeng Lou ? »
Wu Jun répondit : « C’est Zeng Jin qui me l’a dit, monsieur ! »
Yang Wen ajouta : « Moi aussi, j’en ai entendu parler par Zeng Jin ! Beaucoup d’autres camarades l’ont appris de sa part ! C’est lui qui n’a pas su tenir sa langue et l’a révélé à tout le monde. Résultat, quelqu’un qui n’avait pas les moyens de se procurer l’information, jaloux de nous, a probablement tout rapporté au consul Shen ! »
Rougissant de colère, Zeng Jin protesta : « Qui a dit que j’en avais parlé à tout le monde ? Je ne l’ai dit qu’à vous deux ! Et d’ailleurs, je ne l’ai appris que par une seule personne ! »
Tang Fan demanda : « Qui te l’a dit ? »
Zeng Jin répondit : « Lin Zhen ! C’est Lin Zhen qui m’a informé ! »
Tang Fan poursuivit : « Et Lin Zhen, de qui tenait-il cette information ? »
Zeng Jin secoua la tête : « Ça, je l’ignore. Lorsque Lin Zhen me l’a dit, j’étais sceptique. Mais comme Lin Zhen est généralement un bon élève et qu’il n’a pas besoin de tricher, je me suis dit qu’il devait y avoir une raison sérieuse. Son père le mettait constamment sous pression, craignant qu’il échoue à l’examen, d’où sa prise de risque. »
Tang Fan, estimant avoir assez d’informations, fit signe aux trois hommes : « Vous pouvez disposer, mais ne quittez pas la ville. Je pourrais avoir besoin de vous convoquer à tout moment. Si vous devenez introuvables, vous en assumerez les conséquences. »
Les trois hommes échangèrent un regard. Finalement, Zeng Jin osa demander prudemment : « Monsieur, nous vous avons tout dit… Vous aviez promis que notre titre serait préservé… »
Tang Fan rit avec un peu de colère: « Quand ai-je dit cela ? J’ai simplement évoqué une possibilité ! Allez, rentrez chez vous. Le fait que je ne vous ai pas emprisonnés est déjà une grande indulgence. La suite dépendra de votre comportement. »
Voyant qu’ils tardaient à partir, il durcit le ton : « Quoi ? Vous voulez aussi que je vous enferme comme le consul Shen ? »
Les trois se retirèrent alors en hâte, répondant humblement.
*
Le préfet Fan et Han Jin revinrent rapidement avec leurs conclusions, qui étaient à la fois une confirmation et un échec.
Le gérant du Qingfeng Lou confirma qu’un de leurs salons privés avait été loué pendant plusieurs jours avant l’examen et que des visiteurs s’y étaient succédé, mais personne ne put en décrire l’apparence. Le restaurant accueillant quotidiennement des notables de la ville, le personnel évitait de poser des questions pour ne pas froisser les clients.
Malgré les nombreux indices, Tang Fan n’avait obtenu que peu de preuves solides. Cependant, sa confrontation avec Shen Kunxiu devint rapidement le sujet de toutes les discussions en ville.
Il semblait qu’après avoir repris ses esprits, Shen Kunxiu fut pris d’une colère noire et promit de faire rapport à la Cour sur les prétendus abus de Tang Fan.
L'affaire des examens impériaux, depuis son déclenchement, avait enflammé la ville de Ji’an. De la population aux ruelles marchandes, tout le monde parlait de cette histoire : une tricherie collective, un étudiant retrouvé pendu, un ambassadeur impérial attaqué, et des examinateurs morts dans des circonstances mystérieuses. Les habitants, ne connaissant pas les dessous de l’affaire, raffolaient de ce genre de récits pleins de rebondissements. Il paraissait même qu’un preneur de paris avait ouvert des paris dans une maison de jeux, misant sur la capacité légendaire du censeur Tang à découvrir la vérité. Tang Fan, lorsqu’il en entendit parler, fut d’abord amusé, puis envoya Lu Lingxi au tripot, avec dix taels en poche, pour parier sur sa propre réussite.
Quelques jours plus tard, le préfet Fan retrouva les douze autres candidats qui avaient quitté la ville. Leurs témoignages coïncidaient globalement avec ceux de Zeng Jin et des autres : leurs sources d’information variaient, mais tous se référaient à un personnage-clé, Lin Zhen.
Cependant, Lin Zhen était déjà mort, rendant tout interrogatoire impossible.
La mort des cinq examinateurs restait tout aussi étrange : les assassins semblaient être les mêmes que ceux ayant tenté de tuer Tang Fan. Une simple affaire de triche aux examens impériaux était devenue inquiétante à cause de cette série de décès mystérieux. Dans la rue, les rumeurs enflaient, certains prétendant que le destin de Shen Kunxiu, le responsable des études, n’était pas compatible avec la ville de Ji’an, et que son arrivée avait semé le chaos. Tang Fan n’accordait bien sûr aucun crédit à ces superstitions absurdes.
Tang Fan n’avait d’abord pas pris très au sérieux le rôle de Lin Zhen dans cette affaire, mais avec les nouvelles informations révélant son implication inhabituelle, l’exhumation du corps de Lin Zhen devenait inévitable. Avant cela, il devait cependant s’entretenir avec Lin Fengyuan, le père de Lin Zhen, afin d’obtenir son accord et éviter de paraître insensible. Depuis la mort des cinq examinateurs, Shen Kunxiu avait en effet déposé un rapport incendiaire contre Tang Fan, l’accusant de multiples fautes dans l’affaire, d’avoir semé la discorde parmi la population, et provoqué même, par ses incompétences, la mort des examinateurs.
Cela relevait de la pure calomnie, mais les ennemis de Tang Fan souhaitaient sa chute et se moquaient bien de la véracité des accusations. Dans le monde politique, la preuve n’a souvent que peu d’importance ; une excuse suffisante suffit pour attaquer quelqu’un, tout comme dans le célèbre cas de Yu Qian, accusé autrefois sur de simples soupçons. Même si les accusations contre Tang Fan étaient fausses, l'Empereur ne pouvait pas venir le vérifier en personne.
(NT : Yu Qian, ministre de la Guerre sous la dynastie Ming, sauva la Chine en 1449 en repoussant une invasion mongole et en refusant de payer la rançon pour libérer l’empereur captif. Malgré son héroïsme, il fut injustement exécuté en 1457 après le retour de l'empereur, suite à des accusations fabriquées de trahison et de complot. Il est devenu ensuite un symbole de loyauté et de patriotisme.)
Tang Fan souhaitait éviter les querelles avec Shen Kunxiu, mais la situation l’obligea à se défendre, ce qui lui fit perdre du temps. Face à cette rivalité, la Cour décida d’envoyer un second commissaire impérial pour aider Tang Fan, mais en réalité, chacun des deux devrait enquêter séparément. À la fin, leurs résultats seraient comparés pour prendre une décision finale, ce qui ne faisait que souligner la méfiance du cabinet envers Tang Fan. Il n’avait cependant aucun moyen de refuser cette aide.
Cela faisait déjà cinq ou six jours que Tang Fan était arrivé à Ji’an. Ce temps, bien que court, lui avait suffi pour démêler de nombreux éléments.
Ce jour-là, fatigué d’avoir passé la journée à interroger les étudiants, Tang Fan se coucha tôt. Il comptait rencontrer Lin Fengyuan le lendemain, car il avait dû reporter l’entretien à plus tard.
Alors qu’il était à moitié endormi, il sentit soudain une main se poser sur sa taille. Il fronça les sourcils, croyant que c’était Lu Lingxi, venu le réveiller pour plaisanter, et dit sans ouvrir les yeux : « Yiqing, arrête tes bêtises ! »
« Yiqing ? Qui est-ce ? » entendit-il soudainement une voix près de son oreille.
Ce n’était pas Lu Lingxi !
Tang Fan se réveilla en sursaut, tout sommeil envolé, et faillit crier.
La seconde suivante, une main se posa fermement sur sa bouche.
« Ne crie pas, c’est moi. »
Tang Fan ouvrit grand les yeux pour voir une silhouette en noir, allongée près de lui sur le lit, sans qu’il sache comment elle était arrivée là.
Attendez… Il lui semblait que, la nuit dernière, il avait déjà ressenti une présence à ses côtés, non ?
Comme s'il avait deviné ses pensées, Sui Zhou ajouta avec une certaine bienveillance :
« C’était déjà moi, hier soir. Je t’ai vu profondément endormi, alors je n’ai pas voulu te réveiller. »
Tang Fan : « … »
Sui Zhou : « Mais, dis-moi, qui est Yiqing ? »
Tang Fan : « … »
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Note du traducteur
Sui Zhou le renard au vinaigre est de retour… (enfin !)
Traducteur: Darkia1030
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