Chenghua -Chapitre 121 - Il n’y a vraiment pas de repas gratuit dans ce monde.

 

Wang Zhi avait récité l'édit impérial de manière monotone, et tout le monde était encore sous le choc, incapable de réagir.

Chen Luan fut le plus rapide à réagir. Il se retourna immédiatement et se précipita vers le bureau du comté.

Mais il semblait avoir oublié que s'il réussissait à s'enfuir, la Garde Brocart n'aurait plus jamais la moindre crédibilité.

Comme prévu, après avoir couru à peine quelques pas, Chen Luan fut plaqué au sol. Il fut rapidement relevé et ligoté fermement, devenant totalement impuissant.

Le regard de Wang Zhi balaya Ma Xingfu et les autres. Avec nonchalance, il déclara: « Dans ce cas, Seigneur Tang, occupez-vous de ces poissons insignifiants rapidement. J'ai été envoyé par Sa Majesté, et je n'ai pas de temps à perdre ! »

Ces paroles étaient adressées à Tang Fan, mais en réalité, elles firent enrager Ma Xingfu. Ces « poissons insignifiants » incluaient clairement une insulte à son encontre.

Mais Ma Xingfu n'avait aucun recours. Bien que Wang Zhi fût encore jeune, il avait bien plus d'ancienneté que lui. Même si le dépôt de l’Ouest avait disparu, Wang Zhi était resté un favori de l’empereur. Ses paroles avaient donc bien plus de poids que celles de Ma Xingfu, simple surveillant à Suzhou.

Tang Fan demanda : « Où est l'officier Jiang ? »

Le commandant Jiang répondit d'une voix claire et forte : « À vos ordres ! »

Tang Fan continua : « Arrêtez Chen Luan, Yang Ji, et tous leurs complices. De plus, le surveillant de Suzhou, Ma Xingfu, a conspiré avec Chen Luan pour détourner des fonds de secours destinés aux sinistrés. Zeng Pei et Wu Zong, en aidant ces criminels, non seulement n'ont pas rempli leur devoir de protéger l'envoyé impérial, mais ont également informé Chen Luan secrètement. Ils se sont donc opposés à la cour. Arrêtez-les tous ! »

Le commandant Jiang répondit : « À vos ordres ! »

Le visage de Ma Xingfu se déforma de colère. Il tenta de se défendre : « Qui oserait m'arrêter ? Seigneur Tang, ne prenez pas un simple ordre pour un pouvoir absolu. Arrêter Chen Luan est une chose, mais en quoi cela me concerne-t-il ? J'agissais selon un édit impérial, inquiet que vous ne punissiez un honnête fonctionnaire à tort. Ne soyez pas trop prompt à juger et ne vous mettez pas vous-même dans une situation embarrassante. »

Tang Fan sourit : « Seigneur Ma, vous étiez si prompt à défendre Chen Luan tout à l’heure. Pourquoi cherchez-vous maintenant à vous dissocier de lui ? La vérité sera révélée lors du procès, et je ne punirai aucun innocent... si vous en êtes un. »

Puis, son sourire disparut et il cria : « Arrêtez-le ! »

Les hommes de Ma Xingfu, incertains de ce qu'ils devaient faire, s'entre-regardèrent. Quelques-uns, plus loyaux, dégainèrent leurs épées, prêts à affronter la Garde Brocart. Mais Wang Zhi fit un geste, et ses hommes sortirent aussi leurs armes. La supériorité numérique des Gardes Impériaux était claire. Les hommes de Ma Xingfu, encerclés, semblèrent soudain beaucoup moins redoutables.

Wang Zhi ricana : « Tu comptes encore sur ton supérieur, Shang Ming, pour te protéger ? Je vais te dire une chose : Shang Ming a été récemment accusé et exilé de la capitale pour garder le mausolée de Ming Xiaoling (NT : site funéraire de l'empereur Zhu Yuanzhang, fondateur de la dynastie Ming, connu sous le nom d'empereur Hongwu. Le site est inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 2003). Suzhou n'est pas loin de Nanjing, peut-être que vous pourrez vous croiser de temps en temps. »

Cette nouvelle eut l’effet d’une bombe. Ma Xingfu resta figé, choqué : « Tu… tu mens ! »

Wang Zhi sourit froidement : « Pourquoi est-ce que je perdrais mon temps à mentir ? Tu le sauras bien assez tôt en le rencontrant. Commandant Jiang, comptes-tu arrêter ces hommes ou non ? »

Le commandant Jiang, qui avait déjà perçu la personnalité arrogante de Wang Zhi, n'osa pas tarder. Il ordonna à ses hommes de capturer Ma Xingfu.

Ma Xingfu, apparemment encore sous le choc des paroles de Wang Zhi, resta immobile, ne réagissant même pas lorsque deux soldats de la Garde Brocart le saisirent.

Voyant que Ma Xingfu se rendait sans résistance, ses hommes déposèrent leurs armes, acceptant leur sort.

Avec Ma Xingfu arrêté, les autres ne firent plus preuve de résistance. Ils se laissèrent tous capturer, la tête baissée comme des aubergines flétries.

Le visage de Yang Ji devint livide. Il s'efforça de sourire à Tang Fan : « Seigneur Tang, Seigneur Tang, parlons-en. J'ai été contraint dans toute cette affaire. Je n'ai jamais participé aux méfaits de Chen Luan. En fait, je peux même vous fournir plus de preuves contre lui, pour vous assurer qu'il ne pourra jamais se relever. Alors… pouvez-vous me laisser partir ? »

En entendant cela, Chen Luan, qui était à proximité, éclata de rire sarcastiquement : « Tu n’as rien fait ? Quelle blague ! Tu savais tout de l'affaire des sinistrés en dehors de la ville, et tu n'as rien dit. Et l'argent que je t'ai donné ? Je parie qu'on le trouvera facilement en fouillant chez toi ! »

Yang Ji, enragé, rétorqua : « C’est ta faute ! Si tu ne m'avais pas entraîné là-dedans, comment aurais-je pu finir ainsi ? Je t'avais averti de ne pas aller trop loin, et maintenant, voilà ce qui arrive ! »

En un clin d'œil, les deux hommes commencèrent à se disputer.

Tang Fan, indifférent, les écarta d'un geste : « Emmenez-les tous ! »

Chen Luan, enchaîné, croisa le regard de Xiao Wu en passant. Son regard était empli de haine.

Mais avec Tang Fan à ses côtés, Xiao Wu ne ressentit aucune peur et lui adressa même un sourire séducteur.

Chen Luan, furieux, ne put s'empêcher de lancer une insulte : « Chienne ! »

Xiao Wu sourit ironiquement : « Pourtant, tu as bien couché avec cette chienne. Et toi, qu'es-tu donc ? Un bâtard ? »

Tout le monde autour éclata de rire.

Le visage de Chen Luan vira au vert sous l’effet de la colère.

Depuis qu’elle n’avait plus à se montrer prudente en présence de Tang Fan, Xiao Wu devenait de plus en plus audacieuse chaque jour.

Lorsque Chen Luan s’éloigna, Tang Fan, curieux, ne put s'empêcher de demander : « Ce que tu disais tout à l'heure, qu'il avait des relations avec les épouses de son père et de son frère, c'était vrai ou faux ? »

Sans hésitation, Xiao Wu répondit : « Bien sûr que c'était faux. Sinon, comment l'aurais-je mis en rage ? »

Voyant l'air perplexe de Tang Fan, elle ajouta : « Mais Chen Luan n'a pas manqué de commettre des atrocités, forçant des femmes à devenir ses concubines. Si tu veux enquêter, tout cela peut être vérifié. »

Tang Fan hocha la tête : « Je le sais. »

*

Après l’arrestation de Chen Luan, Yang Ji et leurs complices, l’affaire n’était pas encore complètement réglée.

Une fois le principal obstacle éliminé, Tang Fan ordonna de brûler de l'armoise à l'extérieur de la ville (NT : pour ses effets antiseptiques), d'établir des soupes populaires et d'envoyer des médecins pour soigner les sinistrés. Il réussit également à récupérer une grande quantité de provisions auprès des marchands de grains complices de Chen Luan, qu'il utilisa pour nourrir les réfugiés.

Malgré ces efforts, les sinistrés avaient déjà été durement touchés par les actions de Chen Luan. Il ne restait plus qu’un petit nombre d’entre eux. Une fois soignés et correctement pris en charge, ils quittèrent progressivement Wujiang pour retourner dans leurs villages et reprendre leurs activités agricoles. Tang Fan prévoyait de soumettre une requête pour exonérer Wujiang des impôts pour les deux prochaines années. Bien que cela ne résoudrait pas complètement leur pauvreté, c'était le maximum que Tang Fan pouvait faire dans le cadre de ses fonctions.

Après l’arrestation de Chen Luan, la position de magistrat du comté de Wujiang devait normalement être reprise par le sous-magistrat local. Cependant, les subalternes de Chen Luan avaient largement contribué à son règne tyrannique. Après avoir enquêté, Tang Fan fit destituer environ 70 à 80 % des fonctionnaires du comté.

Cela laissa de nombreuses places vacantes, mais cela ne posa pas problème. Avec la population nombreuse de la dynastie Ming, il y avait toujours une multitude de candidats qualifiés en attente de postes. D’autant plus que Wujiang, malgré ses troubles, était considéré comme un poste lucratif. Une fois débarrassé des « Chen Luan », beaucoup de gens étaient prêts à prendre leur place.

Dans cette affaire, Hu Wenzao avait eu un comportement plutôt neutre. Il n’avait ni brillé ni suivi le mauvais exemple de Chen Luan.

En résumé, il n'avait tout simplement pas le courage de faire le mal. Il s’était contenté de fermer les yeux. Cependant, après cette affaire, il devait sans doute avoir retenu la leçon et serait plus vigilant à l’avenir.

Étant donné qu’il avait su choisir le bon camp à temps, Tang Fan mentionna cela dans son rapport, plaidant en sa faveur. Finalement, Hu Wenzao ne fut ni décapité ni exilé, mais simplement démis de ses fonctions et contraint à la retraite, tout en conservant son statut de fonctionnaire. Ce qui, dans son malheur, restait une chance.

Bien sûr, pour un carriériste comme Hu Wenzao, cela ne ressemblait pas du tout à une «chance ». Il devait probablement pleurer amèrement à l’idée qu'il ne pourrait plus jamais exercer de fonctions officielles.

Cependant, Tang Fan n'avait pas le temps de se soucier des sentiments de Hu Wenzao. Après avoir arrêté Chen Luan et ses acolytes, il se consacra sans relâche à l’aide aux sinistrés, n’ayant même pas le temps de discuter longuement avec Wang Zhi. Ce n’est que lorsque ce dernier se prépara à retourner à la capitale que Tang Fan put enfin trouver un moment pour s'asseoir avec lui autour d’un repas.

« Cette affaire n’aurait pas pu se résoudre sans toi. Ces derniers jours ont été tellement agités que je n'ai même pas eu l’occasion de te remercier correctement. » Tang Fan servit une coupe de vin à chacun d'eux, puis se leva et but d’un trait.

Wang Zhi, sans fausse modestie, répondit : « Tu devrais en effet me remercier pour être arrivé à temps, mais au fond, tout cela est dû à ta bonne gestion. Ça n'a pas grand-chose à voir avec moi. » Il but également sa coupe de vin, puis la montra du doigt, demandant à Tang Fan de la remplir à nouveau.

C’était typiquement du Wang Zhi, toujours à en demander plus. Tang Fan, habitué à son caractère, sourit et, sans se formaliser, reprit la carafe pour leur resservir du vin.

En réalité, Tang Fan avait joué un coup inattendu dans cette affaire.

Tout le monde savait que l’oncle de Chen Luan était membre de la faction Wan, ce qui faisait penser à beaucoup que s’opposer à Chen Luan revenait à affronter la faction Wan.

C'est pourquoi, au début, personne ne croyait que Tang Fan pourrait l'emporter sur Chen Luan.

Mais Tang Fan n’était pas de cet avis.

Peu importait à quel point Chen Luan pouvait tyranniser à Wujiang, cela restait limité à son territoire. Il n’avait pas le pouvoir de s'impliquer dans les intrigues politiques de plus haut niveau, et ces derniers ne s’intéressaient même pas à lui.

Le fait que son oncle soit membre de la faction Wan ne signifiait pas que Chen Luan en faisait aussi partie. En vérité, Chen Luan n'avait pas assez d'influence pour rejoindre ce jeu de pouvoir.

Donc, pour renverser Chen Luan, il fallait d’abord s’attaquer à son oncle.

Le poste de ministre des Finances de Nanjing était très convoité, et de nombreuses personnes attendaient l’occasion de renverser Chen Zhi. Tang Fan utilisa cela à son avantage, en s’appuyant sur Zhang Ying et Huai En pour mobiliser ses alliés, qui déclenchèrent une attaque contre Chen Zhi. Ce dernier désormais accaparé par ses propres problèmes n’eut pas le temps de s’occuper de son neveu.

Quel fonctionnaire n'a pas de faiblesses ou de casseroles ? Cela dépend seulement de si vos ennemis politiques choisissent de les utiliser ou non. Même quelqu’un comme Tang Fan, si un jour quelqu’un venait à découvrir qu’il avait autrefois écrit des histoires d'amour frivoles, il pourrait sûrement en souffrir, et il va sans dire que d’autres étaient encore plus exposés.

Le mur s'est effondré sous la poussée de tout le monde ; quand les amis de Tang Fan de la même promotion se mirent à attaquer Chen Zhi, beaucoup d'autres saisirent l'opportunité et l'attaquèrent pour corruption. Liu Ji, voulant placer ses hommes au ministère des Finances de Nanjing, en profita également pour jeter de l’huile sur le feu.

Avec tant d’accusations à son encontre, même la faction Wan ne pouvait plus protéger Chen Zhi, qui finit par tomber.

Une fois Chen Zhi renversé, il était bien plus facile de s’occuper de Chen Luan.

Cependant, Chen Luan avait une dernière carte à jouer : il entretenait des relations étroites avec la Chambre de commerce de Suzhou, et cette dernière, chaque année, offrait de généreux tributs au Dépôt de l'Est. C’est cette relation qui lui avait permis d’agir avec autant d’arrogance. Zeng Pei et Wu Zong, qui accompagnaient Tang Fan lors de son voyage vers le sud, n’étaient pas seulement là pour le protéger, mais aussi pour soutenir Chen Luan en cas de besoin.

L’eunuque Shang Ming, soucieux de protéger cette "vache à lait" qu'était Chen Luan, ne voulait certainement pas le laisser tomber.

Après avoir compris les relations complexes qui liaient Chen Luan à ses soutiens, Tang Fan choisit de ne pas affronter la faction Wan de front. Il concentra plutôt son énergie sur le Dépôt de l'Est, liant les exactions de Chen Luan à ce dernier.

Dans le mémorial remis par Lu Lingxi, il ne mentionna aucun des autres soutiens de Chen Luan, se concentrant uniquement sur le Dépôt de l'Est. Il fit remarquer que les sommes d'argent qu'il avait remises à l'empereur étaient insignifiantes comparées aux montants détournés par le Dépôt de l'Est et Chen Luan. Il ajouta que l'empereur, bien que se consacrant à la pratique taoïste et menant une vie frugale faute de moyens dans ses coffres, voyait ses subordonnés, tels que Shang Ming, Ma Xingfu et Chen Luan, s'enrichir de manière éhontée tout en pleurant misère devant lui.

L'empereur pouvait se montrer négligent en matière d'affaires d'État, mais il n'était ni idiot ni facile à tromper. Lorsqu'il avait accédé au trône, il avait pris des mesures sévères pour réformer le gouvernement et corriger des injustices. Bien qu'il se soit laissé aller ces dernières années, il restait un lion, prêt à sortir les griffes si on le dérangeait.

Les propos de Tang Fan frappèrent juste, car l'empereur pouvait accepter que les autres ne fassent rien et que chacun passe ses journées dans le désordre, mais il ne supportait pas que quiconque croie qu'il était facile à humilier ou à duper.

De plus, Tang Fan cibla uniquement le Dépôt de l'Est et Shang Ming, évitant ainsi d’impliquer d'autres factions. Cela permit à la faction Wan de ne pas trop réagir, et donna à l'empereur la liberté d'agir contre Shang Ming sans avoir à s’inquiéter des conséquences politiques. Si Tang Fan avait également attaqué la faction Wan, l'impératrice Wan serait sûrement intervenue dans une discussion sur l’oreiller, et toute l'affaire aurait été étouffée.

C'est pour cette raison que Wang Zhi se trouvait là.

Bien entendu, Tang Fan n'aurait pas pu accomplir cela seul.

Il n'était qu'un simple censeur envoyé à Suzhou. Il lui avait fallu l'aide de nombreux autres acteurs pour réussir. La chute de Shang Ming, par exemple, était le résultat des efforts conjugués de Huai En, Wang Zhi et d'autres fonctionnaires hostiles au Dépôt de l'Est. Des rivalités au sein du cabinet impérial jouèrent également un rôle, et Tang Fan sut habilement exploiter ces tensions.

Après l'éviction de Shang Ming de la capitale, le poste de directeur du Dépôt de l'Est fut attribué à Chen Zhun, un eunuque proche de Huai En. Ce n’est qu’alors que la faction Wan réalisa que le Dépôt de l'Est n'était plus sous leur contrôle.

Mais il était trop tard. Les choses chagnent en l'espace d'un souffle, et les occasions manquées ne reviennent pas.

Pour les réfugiés, l'arrivée de Tang Fan leur offrit une nouvelle chance de survie.

Mais pour d'autres, les véritables perdants n'étaient pas seulement Chen Luan et Yang Ji, mais aussi la faction Wan, qui perdit Shang Ming et son emprise sur le Dépôt de l'Est. Leur pouvoir fut considérablement affaibli, et ils ne pouvaient plus utiliser le Dépôt de l'Est pour poursuivre leurs intérêts personnels ou régler leurs comptes.

Ainsi, non seulement Tang Fan réussit à résoudre la crise à Suzhou, mais le camp du prince héritier obtint également une victoire importante. Tout le monde y trouva son compte.

« Après cette affaire, le prince héritier sera certainement plus reconnaissant envers toi. Il ne le dit peut-être pas, mais dans l’avenir... tu seras sûrement en position de force, » insinua Wang Zhi, faisant allusion à une future promotion.

Tang Fan secoua la tête : « Mon objectif n'a jamais été de renverser le Dépôt de l'Est. Je voulais simplement résoudre les problèmes à Suzhou. Que les choses en arrivent là est en grande partie une question de circonstances. Shang Ming a abusé de son pouvoir trop longtemps, et il était temps que cela prenne fin. »

Wang Zhi leva les yeux au ciel : « Très bien, arrête avec cette fausse modestie. Trop d'humilité devient de l'hypocrisie. Le prince héritier a déjà 13 ans, et selon les règles, il devrait commencer à participer aux affaires de l'État. Cependant, l'empereur, absorbé par ses pratiques taoïstes, a peu d'égard pour lui. La faction Wan a toujours bloqué ses efforts pour accéder au pouvoir. Maintenant que le Dépôt de l'Est est tombé, leur arrogance devrait diminuer un peu. »

Trop éloigné de la capitale, et n'appartenant pas au cercle central du pouvoir, Tang Fan n’était pas toujours au fait des intrigues politiques. Ce n’est qu’en entendant Wang Zhi en parler maintenant qu’il apprit que le parti Wan bloquait l’entrée du prince héritier dans le cabinet pour observer la gestion des affaires de l’État.

Il secoua la tête : « D’après moi, le parti Wan fait une erreur stratégique en s’opposant au prince héritier de toutes les façons possibles. Depuis la fondation de notre dynastie Ming, tout prince qui n'était pas l’aîné a beau avoir bénéficié de la faveur impériale, cela n’a jamais abouti. Regarde l'empereur Yongle, qui était d'une force remarquable. Il aimait le prince Han bien plus que le prince héritier, mais au final, c'est bien le prince héritier qui est monté sur le trône. L’empereur actuel, en termes de volonté, est bien loin de l’empereur Yongle. Comment pourrait-il réussir là où Yongle lui-même a échoué ? »

Ces paroles, Tang Fan ne les prononça que parce qu'il se trouvait face à Wang Zhi, en qui il avait confiance.

Wang Zhi parut légèrement touché. Il n'avait jamais entendu une telle analyse auparavant et, après y avoir réfléchi, il reconnut qu’elle faisait beaucoup de sens.

« Mais à quoi cela te sert-il de tout comprendre si clairement ? Même si leur stratégie est risquée, le parti Wan ne renoncera jamais sans tenter leur chance. Depuis toujours, la perspective de monter sur le trône est irrésistible. Le parti Wan n’a peut-être pas le courage de se révolter, mais il rêve tout de même de s’amuser à installer un empereur. C’est là quelque chose de peu étonnant. À bien y réfléchir, ton éloignement de la capitale est plutôt une bonne chose ; cela te garde à l’écart des intrigues. Tu évites de te retrouver encore une fois impliqué, comme ce fut le cas à la résidence du prince héritier. Une fois que la situation dans la capitale se sera éclaircie, je plaiderai de nouveau pour que tu puisses rentrer. »

Après cela, Wang Zhi prit une bouchée de racines de lotus sucrées au sucre d’osmanthus, mais fronça les sourcils immédiatement après : « Mais qu’est-ce que c’est que cette chose toute collante ? »

Tang Fan, perplexe, répondit : « On voit bien que c’est sucré. Si tu n’aimes pas ça, pourquoi y avoir touché ? »

Wang Zhi lâcha un petit ricanement : « J’étais absorbé par la conversation et je n’ai pas fait attention. Seuls ceux qui sont collants aiment les choses collantes ! »

Tang Fan ne put s’empêcher de sourire en coin, même s'il se sentait attaqué alors qu'il était allongé sur le ventre (NT : idiome, signifiant qu’il est attaqué alors qu’il n’a rien fait).

Heurusement, il était habitué depuis longtemps aux plaisanteries de l’Eunuque Wang ; Tang Fan ne se laissa pas perturber. Il attrapa une autre tranche de racines de lotus, en mordit un morceau et ferma les yeux avec un sourire satisfait : « Délicieux ! Le riz gluant est parfaitement tendre et le goût de l’osmanthus est bien prononcé. »

Puis, changeant de sujet, il exprima finalement sa perplexité : « Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi Sa Majesté m’a soudainement promu. Ce n’est quand même pas simplement à cause de cette boîte d’or et d’argent que j’ai envoyée, n’est-ce pas ? »

Wang Zhi éclata de rire : « Tu rêves éveillé ! Si un simple cadeau de pièces pouvait t’acheter un poste de ministre de troisième grade, l’État ne se soucierait plus des finances du trésor impérial ! »

Tang Fan, amusé, répliqua : « Dans ce cas, j’aimerais que l’Eunuque Wang m’éclaire. »

Wang Zhi ricana malicieusement, une lueur de moquerie dans les yeux : « Eh bien, c’est tout simplement parce qu’il y a un nouveau problème épineux à résoudre et qu’il fallait bien te donner une petite récompense avant ! »

Tang Fan, un peu décontenancé, se mit à manger en silence avant de déclarer : « Puis-je faire comme si je n'avais pas entendu cette réponse ? »

Wang Zhi répondit simplement : « Non. »

Tang Fan, après un moment, posa enfin ses baguettes, réalisant que même ses plats préférés ne parvenaient plus à lui remonter le moral. Il demanda, résigné : « Cette fois, qu’est-ce qui se passe encore ? »

Wang Zhi, d’un ton léger, répondit : « Tu n'as pas besoin d'être si effrayé. Ce n’est pas aussi grave que tu sembles le croire. En réalité, cette affaire n’est pas aussi compliquée. »

Tang Fan, dubitatif, répliqua : « Vu ton air si peu engageant, tu ne me feras jamais croire que cette affaire est simple. Même toi, tu ne dois pas y croire. »

Wang Zhi haussa les épaules : « Si je ne fais pas semblant de te rassurer, comment pourrais-je te convaincre d’accepter cette mission sans rechigner ? En plus, cette fois, tu auras le titre de vice-ministre adjoint du Ministère de la Justice, ce qui te donnera bien plus de facilités qu’avant, quand tu n’étais qu’un simple censeur. C’est un avantage que j’ai dû rappeler à Sa Majesté pour toi. »

Tang Fan savait qu’il ne servait à rien de discuter avec Wang Zhi lorsqu’il adoptait ce ton, il abandonna donc toute résistance : « Très bien, très bien. Dis-moi ce que tu veux me dire.»

Les examens impériaux étaient bien connus pour être l’un des plus grands défis des fonctionnaires. Pour gravir les échelons, il fallait passer un nombre incalculable d’épreuves, parmi lesquelles les six plus importantes étaient l’examen de district, l’examen de préfecture, l’examen institutionnel, l’examen provincial, l’examen métropolitain, et enfin l’examen du palais.

Passer l’examen institutionnel permettait d'obtenir le titre de xiucai (NT : honoraire du comté). Réussir l’examen provincial permettait de devenir juren (NT : honoraires provinciaux), et ceux qui parvenaient à s’imposer lors de l’examen métropolitain devenaient des gongshe (NT : les honoraires tributaires), qui étaient ensuite classés au cours de l’examen du palais, bien que l’échec n’y fût plus possible à ce stade.

Les examens institutionnels se déroulaient deux fois tous les trois ans. Étant donné qu'il était impossible de devenir même un simple magistrat de comté sans réussir ces examens, tous devaient les percevoir comme le commencement de leur carrière.

Or, le scandale éclata cette année là lors de l’examen impérial de la préfecture de Jian’an, dans le Jiangxi.

Il n'y avait rien d'extraordinaire dans le processus de cet examen qui se déroulait comme dans toutes les autres régions. L’officier principal en charge était Shen Kunxiu, un fonctionnaire désigné par le ministère des Rites, qui avait une grande expérience dans l’organisation de ces concours.

Cependant, le jour de la publication des résultats, une rumeur se répandit comme une traînée de poudre : il se disait que les vingt premiers candidats avaient triché pour obtenir leurs rangs.

La rumeur, bien précise, affirmait que ces candidats avaient tous inséré les mots « grande réussite » dans leurs copies, un signe convenu d’avance avec les correcteurs, qui avaient accepté des pots-de-vin, pour qu’ils sachent quels examens noter favorablement.

L'affaire prit de l'ampleur, devenant de plus en plus bruyante, et parmi ceux qui criaient le plus fort se trouvaient les étudiants recalés. Ils commencèrent par frapper les tambours pour demander justice, puis allèrent jusqu’à sortir la plaque commémorative de Confucius du temple, provoquant un tumulte devant les bureaux du fonctionnaire des études, exigeant une explication de la part des responsables.

Lorsque Shen Kunxiu, le fonctionnaire en charge des études, apprit la nouvelle, il réagit rapidement. Il se mit à examiner les copies des candidats et découvrit que, bien que la rumeur ne soit pas entièrement exacte, elle n’était pas loin de la vérité. Parmi les vingt premiers candidats admis, seize avaient effectivement écrit les mots « grande réussite » dans leur copie.

Ce n’était clairement pas une coïncidence. Choqué et furieux, Shen Kunxiu décida de mener une enquête approfondie.

Il comprenait que, peu importe l’origine des rumeurs, le plus urgent était de vérifier si ces candidats avaient vraiment obtenu leur rang par la tricherie, comme on le disait. Si cela se révélait faux, il y aurait mille façons d’étouffer les rumeurs.

Il commença donc par convoquer les correcteurs pour les interroger un à un, mais tous nièrent farouchement. Shen Kunxiu fit alors enfermer les vingt premiers candidats dans des cellules séparées pour les interroger individuellement.

Pour savoir s’ils avaient triché, la méthode était en fait très simple : il suffisait de leur donner quelques nouvelles questions à traiter sur-le-champ. Ceux qui n’arriveraient pas à composer ou dont le niveau chuterait significativement seraient évidemment suspects.

Shen Kunxiu appliqua cette méthode, et en effet, parmi les seize candidats concernés, plusieurs perdirent immédiatement leurs moyens. Face aux nouvelles questions, certains produisirent des réponses confuses et désorganisées, tandis que d’autres virent leur niveau baisser considérablement, sans aucune comparaison avec les compositions brillantes qu’ils avaient rendues auparavant.

À ce stade, Shen Kunxiu ne pouvait plus ignorer la réalité. Pour servir d’exemple et apaiser la colère des autres étudiants, il rédigea aussitôt un rapport à l’attention de la cour impériale, demandant que les seize candidats soient déchus de leur titre de xiucai et interdits à vie de tout examen. Il proposa également d’organiser une nouvelle session de l'examen dans la préfecture de Jian’an.

Mais c’est à ce moment-là qu’un des seize candidats, désespéré par sa destitution, se pendit. Avant de mourir, il écrivit en lettres de sang sur le mur de sa cellule : « Une injustice sans égale, je meurs les yeux ouverts. » (NT : idiome exprimant un sentiment d'impuissance face à une situation inévitable ou désespérée).

L’affaire devint alors bien plus grave.

Bien que Shen Kunxiu ait demandé la destitution des seize candidats, tant que la cour n’avait pas officiellement approuvé sa demande, ils restaient tous des xiucai. Qu’un bachelier soit poussé au suicide par le fonctionnaire des études fit immédiatement scandale dans tout le milieu des lettrés.

Si ce candidat était vraiment coupable, il aurait dû se cacher de honte après avoir perdu son titre. Pourquoi alors se suicider pour prouver son innocence ? Comment pouvait-on être certain qu’il n’y avait pas d’autres raisons derrière cette tragédie ?

Des rumeurs commencèrent à circuler, affirmant que Shen Kunxiu avait un différend personnel avec le défunt et qu'il avait profité de l'occasion pour se venger, poussant ce dernier au suicide. D’autres disaient que Shen Kunxiu avait mal jugé l’affaire, et que le candidat n’avait en réalité pas triché, mais avait été faussement accusé.

Peu de temps après, le gouverneur civil et l’inspecteur judiciaire du Jiangxi soumirent tous deux des requêtes demandant une enquête rigoureuse pour faire la lumière sur cette affaire et rétablir la vérité.

Justement, Tang Fan venait de terminer sa mission à Suzhou, et l’empereur lui ordonna de ne pas rentrer à la capitale, mais de se rendre directement au Jiangxi pour traiter cette affaire.

Étant donné que Shen Kunxiu occupait le poste de fonctionnaire des études de la province, un poste de rang trois, bien plus prestigieux que celui de censeur de rang quatre qu’occupait Tang Fan, l'empereur fit un geste en attribuant à ce dernier le titre de vice-ministre adjoint au ministère de la Justice, afin de lui conférer plus d’autorité dans l’enquête.

Après avoir pris connaissance des tenants et aboutissants de l’affaire, Tang Fan se retrouva envahi par des sentiments mêlés.

En cet instant précis, une seule pensée lui vint à l’esprit : « Il n’y a vraiment pas de repas gratuit dans ce monde, les anciens avaient bien raison. »



Fin de l'Arc 9 : Le cas de Suzhou

 

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Mini-théâtre de l'auteur :
Tang Fan : Aie, rien de ce que j'ai mangé récemment n'a eu de saveur.
Wang Zhi : Depuis combien de temps ? Quelques mois?
Tang Fan, enragé : 'Combien de temps', mon oncle ! Si tu étais celui qui venait de résoudre un problème pour devoir en résoudre un autre aussitôt après, serais-tu heureux ? !
Wang Zhi : Je le serais. Si je peux continuer à me battre-combattre-combattre, je serai heureux ! Le voyage des grands hommes est sur le champ de bataille ! Le sens de la vie est dans les mérites militaires !
Tang Fan : … Parler à un fou de guerre est presque impossible.

 

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Note du traducteur

Un peu d’info sur la Garde Brocart.

La Garde Brocart, ou Jin Yi Wei (锦衣卫), est une célèbre unité de la dynastie Ming en Chine (1368–1644). Créée en 1368 par l'empereur Hongwu, fondateur de la dynastie Ming, elle était initialement destinée à être la garde personnelle de l'empereur, d’où leur autre nom de Garde Impériale.

Les membres de cette unité portaient des uniformes somptueux en brocart de soie, ce qui leur a valu le nom de "Jin Yi Wei" (garde aux vêtements de brocart). Ils étaient aussi choisis pour leur loyauté et leur compétence martiale.

Cependant, au fil du temps, la Garde Brocart est devenue bien plus qu’une simple unité de protection impériale.

Rapidement, cette unité s'est transformée en une police secrète redoutable, chargée d'enquêter sur des affaires politiques sensibles, de traquer les ennemis de l’État, et de protéger l'autorité de l'empereur. Sous l’empereur Yongle (1402-1424), la Garde Brocart a pris une importance encore plus grande, devenant un organe essentiel de surveillance et de répression. Elle disposait d’un large pouvoir judiciaire, agissant souvent au-dessus de la loi, et avait le droit d'arrêter, d'interroger (souvent sous la torture), voire d’exécuter des fonctionnaires de l'État.

La Garde Brocart a continué à jouer un rôle central dans la sécurité de l'État tout au long de la dynastie Ming, pendant laquelle se situe le présent roman ; la 14è année du règne de l'empereur Chenghua correspond à l'année 1478 dans le calendrier grégorien.

Cependant, leur pouvoir a commencé à décliner à la fin de la dynastie, notamment sous les règnes plus faibles et corrompus des derniers empereurs Ming. En 1644, avec la chute de la dynastie Ming face aux envahisseurs mandchous et l’instauration de la dynastie Qing, la Garde Brocart a été dissoute.



Traducteur: Darkia1030

 

 

 

 

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