Chenghua - 111 - Une belle jeunesse descendue des cieux

 

Zeng Pei murmura sombrement : « Maître Tang ferait mieux de bien réfléchir, sinon il risque de le regretter plus tard, et il sera trop tard pour se retourner. »

Tang Fan répondit calmement : « Est-ce une menace ? »

Qian San’er, à côté de lui, se tenait prêt à toute éventualité, fixant les deux hommes comme s’ils étaient des ennemis.

Zeng Pei le fixa un long moment, puis éclata d’un rire glacial avant de se retourner et de partir avec Wu Zong.

Qian San’er, indigné, s’écria : « Ils sont vraiment trop présomptueux ! »

Tang Fan, d’un ton détaché, répliqua : « Depuis quand les gens du dépôt de l’Est ne sont-ils pas arrogants ? Quel que soit l'empereur en place, ils lui sont indispensables, et ils ont les moyens d’être présomptueux. »

Jusqu’à présent, ils avaient tous au moins maintenu une apparence de cordialité, mais désormais les masques étaient tombés.

Qian San’er demanda : « Monsieur, que devons-nous faire ? »

Tang Fan, loin de s’en préoccuper, répondit : « Ça devait arriver tôt ou tard. Sans Zhang le boucher, devons-nous nous contenter de porcs non préparés ? Ils ont déjà été très patients d’attendre jusqu’à maintenant pour s’exprimer, c’est en soi un signe de respect. »

L’arrogance des hommes de l’Est n’était pas une surprise ; c’était la raison pour laquelle de simples subalternes comme Zeng Pei et Wu Zong osaient dicter leur conduite à Tang Fan.

Mais Tang Fan s’y attendait depuis longtemps, et ne ressentait aucune colère.

Alors qu’ils continuaient de discuter, la nuit était complètement tombée.

Beaucoup de gens descendaient des bateaux, riant et bavardant, se dirigeant vers la ville de Yangzhou pour profiter de ses charmes. C’était un lieu si célèbre que l’empereur Sui Yangdi (NT : dernier empereur de la dynastie Sui) lui-même n’avait pas pu résister à l’envie de faire construire un canal pour descendre dans le Sud et admirer la ville, ses paysages et ses beautés.

Ceux qui avaient déjà visité Yangzhou se plaisaient à vanter la ville en racontant des anecdotes locales. Ils disaient : « Le matin, c’est “la peau enveloppe l’eau”, l’après-midi, “l’eau enveloppe la peau”, et le soir, “la peau enveloppe la peau”. » (NT : explication plus loin dans le texte)

Ces expressions intrigantes laissaient leurs auditeurs en rêver et leur donnaient l’eau à la bouche, alimentant leur désir de visiter la ville.

Qian San’er, après avoir entendu ces paroles sur le rivage, revint avec un regard envieux et demanda à Tang Fan : « Monsieur, que signifient “la peau enveloppe l’eau” et “l’eau enveloppe la peau” ? Rien que d'entendre cela, ça a l'air délicieux ! »

Tang Fan sourit et expliqua : « Cela signifie simplement que le matin, les habitants de Yangzhou prennent le thé et mangent des petits pains, puis passent l’après-midi dans les bains publics. Yangzhou est connue pour ce genre d’activités, mais c’est un style de vie que seuls les riches peuvent se permettre. Les gens ordinaires sont bien trop occupés à gagner leur pain quotidien pour penser à ces plaisirs. »

Qian San’er cligna des yeux et demanda : « Monsieur, j’ai entendu dire que vous venez aussi du Jiangnan. Seriez-vous originaire de Yangzhou ? »

Tang Fan secoua la tête : « Non, ma famille n'est pas de Yangzhou, mais nous habitions près de là, alors je suis assez familier avec les coutumes du Jiangnan. »

Qian San’er, les yeux pétillants de malice, se mit à rire : « Et que signifie alors “la peau enveloppe la peau” le soir ? »

Tang Fan le regarda de travers. Ce coquin le faisait exprès de poser cette question provocatrice.

« Est-ce que tu veux toi aussi descendre à terre pour faire un tour en ville ? »

Qian San’er sauta sur l'occasion : « Ce serait possible seulement si vous l’autorisiez, Monsieur. Mais je ne fais pas confiance à ces deux gars du dépôt de l’Est ; je ne pourrais pas vous laisser seul ici… »

Il ajouta, le visage plein d’espoir : « Monsieur, vous ne voulez pas y aller, vous ? »

Tang Fan secoua la tête. En réalité, ce n’était pas seulement Qian San’er qui avait envie d’aller se promener dans la ville de Yangzhou, lui aussi en avait très envie. Mais, pour éviter de donner prise à la critique, il valait mieux ne se rendre nulle part avant d’arriver à Suzhou.

« Zeng Pei et Wu Zong sont là pour me surveiller. Ne t’y trompe pas, même s’ils semblent ne rien faire. Si je pose ne serait-ce qu’un pied dans Yangzhou, l’accusation de “négliger les affaires impériales pour se livrer à des plaisirs personnels” pourrait très bien tomber sur moi à mon retour. »

Qian San’er, indigné mais prudent, n’osa rien dire qui pourrait causer des ennuis à Tang Fan. Il afficha seulement une expression de frustration.

Tang Fan poursuivit : « Ça va, moi, je ne peux pas aller en ville, mais toi, ça ne pose aucun problème. Même si la nuit est déjà tombée, les auberges et les restaurants sont encore ouverts ; ils ne ferment qu'à la fin de la deuxième partie de l'heure du Cochon (NT : 21 23 heures). C’est différent du Nord. Va te promener un peu et rapporte-moi quelques plats. »

Les yeux de Qian San’er s’illuminèrent : « Qu’est-ce que vous voulez manger ? »

En entendant cette question, Tang Fan réprima l’envie qui lui montait à la bouche et répondit d’un air sérieux : « Prends-moi une portion de baozi aux trois ingrédients, des nouilles de poulet en sauce, des crevettes pipa, des shumai de jade, et pour le reste, choisis ce qui te semble bon. »

« D’accord ! » Répondit Qian San’er avec enthousiasme, impatient de s'envoler aussitôt vers la ville.

Tang Fan n'oublia pas de lui donner quelques recommandations : « On est proche du jour de l'ascension de Guanyin. La ville est colorée avec des lanternes allumées toute la nuit. C'est sûrement très animé, mais ne t'attarde pas dans les maisons de plaisir. Sinon, ne pense même pas à revenir. »

(NT : L'ascension de Guanyin fait référence à l'élévation ou à la montée de Guanyin (ou Kuan Yin), la déesse de la miséricorde et de la compassion dans le bouddhisme. Cela symbolise la transcendance spirituelle et l'atteinte d'un état de sagesse supérieur.)

En voyant le visage sérieux de Tang Fan, Qian San’er, qui était euphorique, reprit tout de suite ses esprits et accepta ses conseils avant de quitter le bateau pour aller à terre.

Après le départ de Qian San’er, Tang Fan, trouvant l’atmosphère ennuyeuse, posa son livre et sortit de la cabine pour prendre l’air sur le pont.

Sous le voile de la nuit, les saules bordant les rives, enveloppés de fumée, avaient perdu leurs couleurs, et leur vert éclatant de la journée n’était plus qu’un souvenir. Cependant, en échange, des lueurs de bougies commençaient à briller ici et là, flottant doucement et se reflétant sur l’eau, créant un monde de cristal. La scène donnait l’impression que le temps s’était arrêté.

C’était tout le charme de la région fluviale du Jiangnan : pas de tempêtes de sable du Nord, juste une beauté immuable, jour après jour, à chaque saison. Ce n’était pas étonnant que tant de Nordistes, une fois arrivés ici, ne veuillent plus repartir. Et Yangzhou était la perle de cette région. De son bateau, Tang Fan pouvait déjà voir la ville toute illuminée, aussi brillante que le jour. Cela lui rappela soudain sa visite à Yangzhou avec son père et sa sœur lorsqu’il était enfant. Tant d’années avaient passé, le paysage restait le même, mais les gens avaient changé. S'il n’y avait pas eu ces deux espions du dépôt de l’Est sur ses talons, il serait sûrement retourné voir la ville de ses souvenirs.

« À l’aide ! Venez vite ! Quelqu’un est tombé à l’eau ! »

Un cri déchirant la nuit interrompit les souvenirs nostalgiques de Tang Fan.

Il leva les yeux et aperçut plusieurs bateaux se rassemblant sur la rivière, dont deux bateaux de plaisance. Une agitation était visible à la surface de l'eau, on pouvait distinguer une personne en train de se débattre.

Étrangement, bien que quelqu’un crie à l’aide, des rires provenaient des bateaux de plaisance à côté. Quelques silhouettes apparurent au bord, des jeunes hommes bien habillés, riant et plaisantant. Certains relevaient leurs manches comme s’ils se préparaient à sauter à l’eau, mais ils traînaient, comme s’ils se moquaient de la situation.

« Monsieur, faut-il aller sauver cette personne ? » demanda un des bateliers, voyant Tang Fan, Zeng Pei et les autres sortir pour regarder la scène.

Tang Fan demanda : « Que se passe-t-il ? »

Le batelier expliqua : « Je ne sais pas trop, il semble qu’une femme soit tombée à l’eau. Ces jeunes sur les bateaux de plaisance ont été grossiers avec elle et sont montés à bord. Après une bousculade, elle est tombée à l’eau. »

Zeng Pei, agacé, dit : « Pourquoi devrions-nous la sauver ? Il y a déjà assez de monde là-bas pour s’en occuper. Nous sommes en mission officielle, pas des patrouilleurs de rivière. Ne nous mêlons pas de ce qui ne nous regarde pas ! »

Tang Fan dit alors : « Sauver une vie vaut mieux que de construire une pagode de sept étages. Si nous n’avions rien vu, ce serait une chose, mais puisque nous l’avons vu, descendons et sauvons-la ! »

Cependant, pendant qu’ils discutaient, quelqu’un, sur un petit bateau de l’autre côté, avait déjà plongé avec agilité dans l’eau et nageait vers la personne en train de se noyer.

Le sauveteur était un excellent nageur. En peu de temps, il atteignit la personne et commença à la ramener vers le bateau officiel. Les bateliers, voyant cela, se précipitèrent pour l’aider à sortir la personne de l’eau.

À ce moment-là, plusieurs bateaux se trouvaient non loin du lieu de la chute. La distance semblait équivalente, mais deux jeunes hommes élégants se tenaient encore sur le bateau de la jeune femme. La ramener là-bas reviendrait à la livrer à la gueule du loup. Les autres bateaux étaient trop petits, et il était évident que le bateau officiel de Tang Fan était plus spacieux et sûr.

Cependant, une fois la personne tirée sur le pont, Tang Fan et les autres découvrirent qu’il s’agissait d’une beauté d’une rare élégance.

À la lueur des lanternes vacillantes, la jeune femme était allongée sur le pont, inconsciente, ses yeux fermés. Sa mince robe de printemps ne parvenait pas à cacher ses courbes gracieuses, et ses cheveux, soigneusement tressés, s’étaient défaits dans l’eau. Ses longues mèches humides collaient à ses joues, rendant son teint encore plus pâle et semblable à la neige.

Ses sourcils étaient semblables à des montagnes lointaines teintées de vert sombre, et ses lèvres, rouges comme des cerises fraîches.

À cet instant, une phrase traversa l’esprit de Tang Fan.

Même lui ne put s’empêcher d’être émerveillé par cette vision, sans parler des autres.

Tout le monde était déconcerté par la situation. Un homme et une femme ne doivent pas se toucher. Si cette jeune femme était de bonne famille, leur aide ne devait pas aller plus loin. S’ils allaient plus loin pour la sauver, sa réputation serait ruinée, même si elle se réveillait.

D’après les événements précédents, cette femme devait être de nature fougueuse, prête à sauter dans la rivière pour prouver son innocence après avoir été harcelée par des jeunes insolents.

Zeng Pei et Wu Zong semblaient impatients d’agir, mais Tang Fan étant à côté, ils n’osèrent pas aller trop loin, de peur de lui fournir un prétexte pour les dénoncer.

L’attention de Tang Fan ne resta qu’un instant sur la jeune femme avant de se porter sur le sauveteur.

Ce dernier semblait être dans la vingtaine. À la lumière des lanternes, son visage élégant se distinguait. Son vêtement blanc, maintenant trempé, collait à son corps sans pour autant lui donner un air misérable, dégageant plutôt une allure désinvolte et pleine de prestance.

Alors que Tang Fan allait lui parler, le jeune homme se retourna soudain et replongea dans l’eau, nageant vers le bateau où se trouvait la jeune femme.

Tout le monde fut déconcerté par son geste soudain. On le vit nager rapidement jusqu’au bord du bateau, s’appuyer sur le bastingage d’un coup de main et, d’un bond gracieux, se retrouver sur le pont, avec une précision et une élégance parfaites.

Ensuite, il fit tomber les deux jeunes nobles du bateau dans l’eau, puis demanda aux bateliers de rapprocher leur embarcation du bateau officiel de Tang Fan. Il fit monter les deux servantes de la jeune femme et leur ordonna d’appuyer vigoureusement sur son ventre et de lui insuffler de l’air. Après une série de manœuvres, la jeune femme reprit enfin connaissance.

Les deux jeunes insolents, poussés à l’eau par le jeune homme, hurlaient et appelaient à l’aide. Leur bateau de plaisance s’empressa de revenir les secourir, créant une scène de chaos total.

Wu Zong n’avait rien contre la présence de la jeune femme, mais il s’irrita de voir ce jeune homme, qui, sans leur permission, avait pris la liberté de monter des gens à bord du bateau officiel. Il lui cria donc : « Qui es-tu pour oser monter à bord d’un bateau officiel sans autorisation ? Sais-tu qui se trouve sur ce bateau ? »

Le jeune homme répondit paresseusement : « Peu importe qui se trouve sur ce bateau, ce n’est sûrement pas toi qui en es le maître. Puisque tu n’es pas le propriétaire ici, alors reste à ta place et laisse la parole à celui qui commande vraiment. »

Wu Zong s’emporta : « Quel culot ! Sais-tu qui nous sommes ? »

Tang Fan intervint soudain : « Wu Zong, si je ne me trompe pas, il me semble que c’est moi qui commande sur ce bateau, non ? »

Aussi arrogants que pouvaient être Zeng Pei et Wu Zong, ils n’osaient réellement rien faire à Tang Fan. Tout au plus pouvaient-ils le menacer verbalement ou lui mettre quelques bâtons dans les roues en secret. Leur mission principale était d’assurer sa sécurité, et cela ne changerait pas.

Si quelque chose arrivait à Tang Fan, ils seraient les premiers à en payer le prix.

Ainsi, en entendant ces mots, Wu Zong, son visage changeant d’expression, se tut finalement, ne trouvant plus rien à dire.

Impressionné par le geste héroïque du jeune homme, Tang Fan lui sourit aimablement.

L’homme resta un instant interdit, puis abandonna son arrogance de tout à l'heure et, avec un léger embarras, esquissa un sourire innocent, dévoilant deux petites dents de tigre.

Mais Tang Fan ne fit pas attention à lui, car son regard était déjà tourné vers la jeune femme qui venait de reprendre lentement conscience : « Mademoiselle, puisque vous êtes éveillée, vous feriez mieux de retourner sur votre bateau. »

Le visage de la jeune fille était pâle et elle semblait encore confuse. Aidée par ses servantes, elle se leva. Entourée d’hommes, ses vêtements complètement mouillés, elle ne savait combien de gens avaient pu la voir dans cet état. En entendant les paroles de Tang Fan, elle reprit ses esprits et son visage se teinta immédiatement de honte et de gêne.

Heureusement, l’une des servantes qui l’avait soutenue avait apporté un manteau avec elle et l’avait déjà enveloppée étroitement autour de la jeune femme.

« Merci infiniment, Monsieur l’Officier, de m'avoir sauvée. Laissez-moi d'abord me laver et me changer, puis je reviendrai vous remercier. »

Tang Fan dit : « Ce n’est pas nécessaire, retournez simplement sur votre bateau. »

La situation étant vraiment embarrassante, la jeune femme mordilla sa lèvre inférieure, fit une révérence, puis, soutenue par ses servantes, retourna à son propre bateau.

Les jeunes nobles sur le bateau de plaisance, qui avaient été repêchés, étaient mécontents et voulaient venir créer des problèmes. Tang Fan fit un léger signe de la tête au batelier : «Va leur dire que le dépôt de l’Est est ici en mission. S'ils n’ont pas peur des ennuis, ils peuvent venir. »

Le batelier alla transmettre le message, et comme prévu, à l'évocation du dépôt de l'Est, ces gens se figèrent comme s’ils avaient vu un fantôme. Qui aurait osé réclamer justice après cela ? Ils firent aussitôt demi-tour et s’enfuirent précipitamment. Si Tang Fan avait annoncé sa fonction de censeur, cela n’aurait probablement pas eu autant d'effet. C’était à la fois risible et exaspérant.

Après avoir réglé le cas de ces fauteurs de troubles, Tang Fan se tourna vers le jeune homme qui avait plongé pour sauver la victime : « Vous avez courageusement agi pour sauver quelqu’un en détresse, un acte digne d’un véritable héros. Puis-je connaître votre nom ? »

Le jeune homme lui rendit son salut avec un sourire : « Je me nomme Lu Lingxi, prénom d’usage Yiqing. Je suis originaire de Pinghu, dans la région de Jiaxing. Je passais par hasard et ai agi sur un coup de tête, rien de plus. Il n’y a rien de particulièrement héroïque. Vous devez être un fonctionnaire impérial, assis sur ce bateau officiel. Je vous salue respectueusement. »

Il ne s’était pas présenté comme un simple citoyen, il devait donc avoir un titre académique. Tang Fan hocha légèrement la tête : « Vos vêtements sont trempés. Allez d’abord vous changer avant que nous ne discutions davantage. »

Le jeune homme, robuste, ne semblait pas incommodé d’être resté trempé si longtemps sur le bateau. Mais, à l’évocation de Tang Fan, il rit : « Malheureusement, ce soir, je naviguais sur le lac dans un petit bateau loué et je n’ai pas prévu de vêtements de rechange. Monsieur, si cela ne vous dérange pas, pourriez-vous me prêter un vêtement ? Yiqing vous le rendra plus tard. »

Ce Lu Lingxi ne manquait ni de culot ni de courage. Même en sachant que Tang Fan était un fonctionnaire impérial, il osait lui parler sur le ton d’un ami. Pourtant, on ne pouvait lui en vouloir.

Tang Fan, au caractère accommodant, n’eavait pas l’intention de jouer de son autorité ou de le sermonner. Il alla chercher lui-même un habit propre et le lui apporta, l'invitant ensuite à le rejoindre dans le salon de thé.

Lu Lingxi, grand et élancé, enfila les vêtements de Tang Fan. Bien qu’ils ne fussent pas trop larges, ils paraissaient un peu ajustés.

Cependant, avec sa peau claire et son allure élégante, même si l’ensemble n’était pas parfaitement ajusté, on pouvait aisément passer outre ce détail.

« Vous êtes de Pinghu, vous devez connaître le vice-ministre Lu Ding ? » demanda Tang Fan.

« Oui, c’est mon oncle, » répondit le jeune homme, les yeux pétillants de joie. « Vous connaissez mon oncle ? »

Tang Fan secoua la tête : « J'ai beaucoup entendu parler de lui, mais nous avons eu peu de contacts. La famille Lu de Pinghu est une grande famille, je supposais que vous vous connaissiez tous.. »

Le jeune homme sourit, les yeux brillants : « Mais je ne connais toujours pas votre nom, Monsieur. »

« Je suis Tang Fan, vice-censeur impérial. »

Le jeune homme fut surpris et regarda Tang Fan avec de grands yeux. Ce n’est qu’en voyant Tang Fan lever un sourcil qu’il se ressaisit, souriant timidement : « J’ai entendu parler de la réputation de Maître Tang, célèbre pour ses jugements astucieux. Je suis tellement honoré de vous rencontrer que j’en ai oublié les bonnes manières. Veuillez pardonner Yiqing ! »

Tang Fan demanda : « Avez-vous obtenu un titre académique ? »

Le jeune homme répondit : « Oui, j’ai eu la chance de devenir honoraire du comté il y a deux ans. Ensuite, j'ai fait mes adieux à ma famille et quitté la maison pour voyager ; cela fait maintenant plus de deux ans que je suis en route. »

Tang Fan demanda : « Je vois que vous êtes agile dans vos gestes, ce qui n’est pas commun chez un lettré. Avez-vous également appris les arts martiaux ? »

Le jeune homme sourit : « Vous avez vraiment l'œil, Monsieur. En effet, j’ai étudié pendant plusieurs années auprès du Maître Mulian du temple Shaolin, en tant que disciple laïc. »

Tang Fan : « Oh ? Vous excellez donc à la fois en lettres et en arts martiaux. Étiez-vous sur le point de rentrer chez vous pour voir vos parents ? »

Le jeune homme répondit : « C’était le cas, mais j’ai changé d’avis et je compte retarder mon retour. »

Tang Fan, surpris : « Pourquoi donc ? »

Le jeune homme lui fit une grande révérence : « Parce que j’ai eu la chance de rencontrer Monsieur Tang. Yiqing vous admire depuis longtemps et souhaite pouvoir passer plus de temps en votre compagnie pour écouter vos précieux conseils. Accepteriez-vous d’exaucer ce modeste souhait ? »

Tang Fan n’avait jamais rencontré un admirateur aussi passionné dès leur première rencontre. Si cela avait été l’un de ses maîtres, un éminent érudit, cela n’aurait rien eu de surprenant. Bien que Tang Fan ait acquis une certaine réputation grâce à ses jugements, il ne s’attendait pas à susciter une telle admiration.

De plus, le jeune homme devant lui était sincère et, avec son visage avenant, même Tang Fan ne put s’empêcher d’apprécier ce talent. Naturellement, un autre facteur jouait : Lu Lingxi venait de la famille Lu de Pinghu, une lignée de fonctionnaires influente. Entretenir de bonnes relations avec eux ne pouvait qu’être bénéfique, d’autant plus que ce jeune homme prometteur pourrait devenir une étoile montante dans une dizaine d’années.

Souriant, Tang Fan désigna une chaise à côté : « Assieds-toi. Tu as déjà obtenu le titre d’honoraire du comté, pourquoi ne pas poursuivre les examens pour devenir Juren (NT : honoraire provincial), et préférer voyager à la place ? Serais-tu tenté d’abandonner les études pour les armes, à l’instar de Ban Chao qui a renoncé à la plume pour l'épée ? »

(NT : Ban Chao, général et diplomate chinois de la dynastie Han, est connu pour ses exploits militaires. Son rôle a été crucial dans l'établissement de la Route de la soie. Sa famille était réputée pour sa culture littéraire et pour avoir produit plusieurs érudits.)

Lu Lingxi s’assit sans hésitation : « J’aurais bien voulu renoncer à la plume pour l’épée, mais l’époque actuelle n’est plus celle des Han. Les généraux sans titre académique sont toujours considérés comme inférieurs et doivent obéir aux moindres caprices des lettrés.»

Il jeta un coup d'œil à Tang Fan pour s’assurer qu’il ne le prenait pas mal, puis continua : «Je ne me plains pas, ni ne dis que les lettrés sont mauvais. C’est juste que le statut des militaires est sans cesse dévalorisé. Peu nombreux sont les lettrés qui connaissent réellement la stratégie militaire. C’est pourquoi je pense qu’il vaut mieux voyager et acquérir de l’expérience. Je préfère cela à devenir un fonctionnaire incapable, qui se contente de théoriser sur le papier. »

Tang Fan hocha la tête en souriant : « Excellente pensée. Avoir cette ambition et la mettre en pratique démontre une personnalité hors du commun. Je suis convaincu que tu accompliras de grandes choses ! »

Le visage de Lu Lingxi s’illumina de joie : « Merci pour vos encouragements, Monsieur, je...»

Il allait continuer quand un batelier arriva de l’extérieur et rapporta à Tang Fan : «Monsieur, la jeune femme qui est tombée à l’eau tout à l'heure souhaite venir vous remercier, ainsi que ce jeune maître. »

En général, pour un homme, qu’une telle beauté vienne le remercier en personne était une opportunité qu’on ne voudrait manquer sous aucun prétexte. D’autant plus que cela serait tout à fait légitime et n’offenserait personne. Il n’y avait aucune raison de refuser une telle requête.

Tang Fan dit alors : « Pour ma part, je ne la verrai pas. Mais si tu veux la rencontrer… »

Lu Lingxi s’empressa de répondre : « Monsieur, je n’attends aucune reconnaissance pour ce geste. Je n’ai pas l’intention de la voir ! »

Tang Fan, surpris par la rapidité de sa réponse, plaisanta : « Même si tu le voulais, ce serait naturel. Tu peux très bien aller la voir, je ne t’en tiendrai pas rigueur. »

Lu Lingxi s’anima immédiatement : « Monsieur, je ne veux vraiment pas la rencontrer. Pouvoir vous rencontrer, vous parler directement et vous écouter est une bénédiction en soi. Comment pourrais-je encore trouver du temps pour m’occuper de quelqu’un d’autre ?»

Voyant l’anxiété remplacer l’assurance du jeune homme, Tang Fan ne put s’empêcher de sourire intérieurement, pensant que Lu Lingxi n’avait probablement pas encore appris à apprécier le charme féminin.

Il avait de l’affection et de l’admiration pour ce jeune homme franc et sincère, au caractère direct.

Tang Fan dit alors au batelier : « Dites-lui qu’il n’est pas nécessaire de venir. Qu’elle se repose tranquillement, personne n’attend de remerciements de sa part. »

Le batelier acquiesça et s’en alla. Il revint peu après.

La conversation ayant été encore interrompue, Tang Fan et Lu Lingxi se sentirent tous deux un peu contrariés.

Le batelier, mal à l’aise, dit : « Monsieur, la jeune femme dit qu’elle est orpheline et se rend à Suzhou pour y trouver de la famille. Elle n’est accompagnée que de ses deux servantes et craint de revivre une situation similaire à celle de tout à l’heure. Elle espère donc obtenir la permission de suivre votre bateau officiel, en promettant de ne causer aucun dérangement. »

Cette requête n’était pas vraiment excessive. Pour une femme voyageant seule, utiliser un petit stratagème pour se protéger n’avait rien de répréhensible.

Puisque Tang Fan n’éprouvait aucun intérêt particulier pour elle, il n’était pas non plus curieux d’enquêter sur ses origines. Il accepta donc sa demande.

La jeune femme, en effet, ne vint plus les déranger.

Quant à Lu Lingxi, il s’avéra être une personne intéressante. Tang Fan, qui avait initialement prolongé la conversation avec lui parce qu’il était serviable, modeste, et issu de la famille Lu, fut agréablement surpris de découvrir un interlocuteur volubile et spirituel. Souvent, ses propos faisaient rire aux éclats. Ses deux années de voyages lui avaient également permis d’acquérir une grande connaissance du monde, ce qui facilitait les échanges avec Tang Fan. Les deux hommes se trouvèrent d’emblée sur la même longueur d’onde et discutèrent jusqu’au milieu de la nuit. Quand Lu Lingxi dut finalement se résoudre à partir, à l’approche de l’aube, c’est à contrecœur qu’il prit congé, ayant déjà abandonné le formel “Monsieur” au profit de “grand frère Tang”.

Au lever du jour, le bateau officiel de Tang Fan reprit son voyage sans s’attarder.

Après être passés par Changzhou, Wuxi, et d’autres localités, ils arrivèrent enfin à la préfecture de Suzhou.

Débarquant du bateau, Tang Fan et son groupe se rendirent ensuite au comté de Wu en carriole, en partant de Changshu.

La préfecture de Suzhou administrait plusieurs districts, dont Changshu, Wu et Wujiang. Wu, siège de la préfecture de Suzhou, jouxtait le comté de Wujiang. Bien que leurs noms ne diffèrent que d’un caractère, il s’agissait de deux lieux distincts situés tous deux en bordure du lac Tai.

L’arrivée de Tang Fan depuis la capitale avait été annoncée par des documents officiels envoyés par la cour. Aussi, lorsque son groupe atteignit le comté de Wu, le préfet de Suzhou, Hu Wenzao, les attendait déjà, accompagné de ses subordonnés, sous un soleil brûlant à l’extérieur de la ville.

En termes de rang, Hu Wenzao et Tang Fan étaient tous deux de quatrième grade, mais Tang Fan étant un émissaire impérial, Hu Wenzao n’avait pas besoin de se présenter comme subalterne. Cependant, en venant personnellement accueillir Tang Fan à l’extérieur de la ville, il montrait clairement son respect et, une fois en sa présence, fit preuve d’un enthousiasme et d’une courtoisie sans faille.

Suzhou étant une région prospère, le poste de préfet y était très envié. Contrairement à d’autres régions pauvres, Suzhou et Hangzhou offraient à leurs administrateurs une position stable et des ressources abondantes. Malgré cela, Hu Wenzao se montrait étonnamment respectueux, et Tang Fan, bien qu’il ait de bonnes raisons d’en profiter, fit également preuve de modestie. En peu de temps, ils en vinrent à se traiter comme des frères.

Hu Wenzao présenta les fonctionnaires qui l’accompagnaient, et tout le monde s’attendait à ce que Tang Fan fasse de même pour Zeng Pei et Wu Zong, qui l’avaient suivi. Mais Tang Fan se contenta de dire : « Après ce long voyage, nous sommes quelque peu fatigués. Y aurait-il un endroit où nous pourrions nous reposer en ville ? »

Zeng Pei et Wu Zong, oubliés, devinrent livides. Partout où ils allaient, ils bénéficiaient de la réputation redoutable de la police secrète du dépôt de l’Est, imposant crainte et respect aux fonctionnaires locaux. Ils n’avaient jamais imaginé qu’ils seraient ignorés de la sorte par Tang Fan lors de cette mission.

Mais ils oubliaient que c’était leur propre attitude arrogante qui avait d’abord tendu la situation. Si auparavant ils n’avaient pas essayé de s’imposer en jouant de leur statut, les relations n’en seraient pas là.

Le respect se gagne, il ne s’impose pas.

Leur erreur avait été de traiter Tang Fan comme les autres fonctionnaires, tous soucieux d’éviter de froisser le dépôt de l’Est. Ils ignoraient que Tang Fan avait déjà affronté le puissant parti Wan ; qu’était-ce pour lui de tenir tête à la police secrète ?

Hu Wenzao, perplexe, demanda : « Ces deux personnes sont-elles… ? »

Tang Fan sembla enfin se souvenir d’eux et, avec un sourire amusé, répondit : « Ah, j’oubliais ! Ce sont des agents du dépôtde l’Est, ici pour m’assister et assurer ma sécurité. »

Il omis même de donner leurs noms, ce qui fit noircir davantage le visage de Zeng Pei et Wu Zong, qui pensèrent : ‘Qui diable est là seulement pour te protéger ? Nous sommes aussi là pour te surveiller !’

Mais Tang Fan ne laissa pas à Hu Wenzao le temps de réagir et, avec un air perplexe, demanda : « Pourquoi n’entrons-nous pas en ville ? Frère Hu, y aurait-il un problème ? »

Hu Wenzao s’empressa de répondre : « Bien sûr que non, frère Tang, entrons vite. Les chambres de l’auberge officielle sont déjà prêtes. »

Tang Fan et Hu Wenzao marchèrent devant, plaisantant en entrant dans la ville. Tang Fan osait ignorer les agents du dépôt de l’Est, mais les fonctionnaires de Suzhou n’osaient pas. Tandis que le préfet était occupé à parler avec l’émissaire impérial, ils prirent soin de Zeng Pei et Wu Zong, ne se montrant pas négligents malgré leur statut subalterne.

L’auberge officielle était effectivement bien préparée, avec eau chaude et repas. Suzhou étant prospère, même les couvertures des chambres étaient en soie, douces comme des nuages, témoignant de la richesse des lieux.

Hu Wenzao accompagna personnellement Tang Fan jusqu’à ses appartements. Pensant avoir accompli son devoir, il s’apprêtait à prendre congé quand Tang Fan l’arrêta : « Si frère Hu est libre, pourquoi ne pas s’asseoir un moment ? »

Hu Wenzao sembla hésiter, son sourire se figea légèrement : « Ce ne sera pas possible… J’ai encore des affaires à régler, nous en reparlerons un autre jour ? »

Tang Fan jeta un coup d'œil à l'extérieur : « Il est déjà tard, les bureaux devraient être fermés à cette heure, n'est-ce pas ? Frère Hu est vraiment dévoué, travaillant même de nuit. »

Hu Wenzao rit nerveusement : « Que puis-je y faire ? Les affaires sont nombreuses en ce moment. Excuse-moi de ne pas pouvoir rester plus longtemps. Repose-toi bien, je viendrai te rendre visite demain. »

À peine avait-il fini qu’il quitta précipitamment la pièce, comme s’il craignait que Tang Fan ne l’invite à rester.

Voyant sa silhouette s’éloigner comme s’il fuyait, Qian San’er referma la porte et s’exclama : «On dirait qu’il est poursuivi par un fantôme ! Monsieur, il y a vraiment quelque chose d’étrange ici ! »

Tang Fan sourit et, retournant une tasse à thé, en servit une à Qian San’er avant de lui dire, curieux de tester ses capacités d’analyse : « Parle-moi de cette étrangeté. »

Qian San’er répondit : « Vous avez dit que Yang Ji et Chen Luan ont tous deux dénoncé ce Hu Wenzao, qui a ensuite plaidé son innocence par une pétition. S’il était si anxieux, il aurait dû vouloir vous parler davantage, non ? Pourquoi s’éclipser à la vue d’une discussion sérieuse ? »

Tang Fan acquiesça : « Son attitude est en effet étrange, mais nous venons tout juste d’arriver et nous ignorons encore tout de la situation. Ne nous précipitons pas et observons d’abord. »

Qian San’er eut un petit rire : « Parfait, en entrant dans cette ville, on sent tout de suite que Suzhou est bien différente du Nord. Même le thé ici a un léger parfum de poudre (NT : cosmétique), ce n’est pas étonnant qu’on dise que "au-dessus, il y a le paradis, en dessous, il y a Suzhou et Hangzhou". Monsieur, ça ne vous dirait pas de goûter aux charmes de ces beautés du Sud ?»

Tang Fan, exaspéré, répliqua : « Quel parfum de poudre ! C’est toi qui es un débauché et qui vois de la débauche partout. Moi, je n’ai rien senti du tout ! »

Qian San’er soupira : « Ah, je savais bien que vous n’iriez pas. Mais entre nous, vu la distance qui nous sépare de la capitale, même si vous y alliez, le Commandant Sui n’en saurait jamais rien. Et moi, je ne trahirai pas votre secret ! »

Tang Fan s’étouffa presque en recrachant l’eau qu’il venait de boire : « Trahir quel secret ! Qu’est-ce que ça a à voir avec lui ? »

Qian San’er lui fit un clin d’œil complice, et Tang Fan répondit en le chassant directement de la pièce.

 

Traducteur: Darkia1030

 

 

 

 

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