Strong winds - Chapitre 88 - Ignare en médecine.

 

Cette manière de répondre aussi directement à une lettre faisait parfaitement écho au billet que le second jeune maître Liu avait jadis envoyé, où il n’y avait qu’un unique et immense caractère « bien ». Cela prouvait que ces deux-là étaient véritablement un couple façonné par le Ciel et la Terre, faits l’un pour l’autre, unis jusque dans l’art d’exaspérer leurs proches les plus intimes.

Liu Xian’an demanda : « Que fera l’Empereur en recevant la lettre ? »

Liang Shu répondit : « Il cassera probablement mes jambes. »

Mais qu’il les casse donc, ce n’était pas bien grave : cassées, il suffirait de les remettre — et justement, le médecin était déjà là. Liu Xian’an trouvait tout de même qu’il vaudrait mieux éviter qu’elles soient cassées. Voyant ses sourcils légèrement froncés, comme s’il réfléchissait réellement à cette question, avec un air à la fois soucieux et attendrissant, Liang Shu ne put s’empêcher de céder à l’envie qui le prenait, et se pencha vers lui : «Comment ? Même un immortel âgé de quarante-huit mille ans se soucie encore des conventions des mortels ? Je croyais que tu serais du genre à m’emmener, sans te retourner, jusqu’au bout du monde. »

« Au départ, je ne m’en souciais pas », répondit Liu Xian’an. « Mais Son Altesse est effectivement très contraignante. »

Contraignante, car un commandant suprême des armées ne pouvait démissionner à son gré; contraignante encore, car un prince de sang ne pouvait s’enfuir vivre retiré dans les montagnes. Bref, tout ce qui relevait du romantisme et de la liberté, Son Altesse Royale le prince Xiao ne pouvait actuellement le faire. Vouloir échapper aux ennuis du présent ne ferait qu’en attirer de plus grands à l’avenir. Il valait donc mieux agir pas à pas, selon les règles établies.

Liang Shu n’avait pas la moindre intention de se considérer comme un problème dont il faudrait avoir honte. Au contraire, il saisit Liu Xian’an, le serra dans ses bras et soupira profondément : « Ainsi donc, je n’ai ni romantisme, ni liberté. Quelle pitié, quelle tristesse… Embrasse-moi. »

Dans ses bras, Liu Xian’an répondit : « D’accord. »

Or les baisers de Son Altesse Royale le prince Xiao n’étaient jamais sages : nullement semblables à « la rencontre du vent d’or et de la rosée de jade » (NT : expression évoquant une union pure et rare), ils ressemblaient plutôt à une dette qu’on vient recouvrer, intérêts compris. Son pouce glissa d’abord de la joue jusqu’à la pomme d’Adam, pressant la petite tache de beauté qu’il y trouvait, la caressant à plusieurs reprises, avant d’y poser les dents. D’abord contre la table, puis ils roulèrent ensemble sur le lit. Bien qu’en hiver on porte beaucoup de vêtements, Liu Xian’an sentait tout de même la poigne serrée autour de sa taille, si forte qu’elle en laisserait peut-être une marque.

Il ne détestait pas être entièrement dominé dans la pénombre du lit, au contraire : ce rôle passif, où il suffisait de suivre sans rien entreprendre, convenait parfaitement à un paresseux tel que lui. Il resta donc allongé très tranquillement, presque prêt à refermer les bras et repartir rêver. Mais justement parce qu’il était trop tranquille, Liang Shu dut s’arrêter, lui pincer le nez et l’appeler : « Réveille-toi ! »

« Je ne dors pas. »

« Si tu ne dors pas, pourquoi ne bouges-tu pas ? »

Pourquoi donc faudrait-il encore bouger ? pensa Liu Xian’an. Cet homme était décidément bien difficile à contenter ! Il obtempéra pourtant docilement, se tourna, lui ouvrit les bras : voilà, il avait bougé, qu’il vienne donc.

Mais Liang Shu n’en eut plus envie ; il s’allongea sur le dos, la tête posée sur un bras, toute atmosphère envolée.

Liu Xian’an dut l’apaiser : « D’accord, je ferai des recherches la prochaine fois. »

Ces recherches, naturellement, consistaient à recruter quelques nouveaux invités dans les Trois Mille mondes.

Lorsqu’A-Ning reçut ce nouveau « devoir », il en resta pétrifiée. Il demanda d’abord tout bas : « Pourquoi, tout d’un coup, avez-vous besoin de livres… de ce genre ? » Puis, balbutiant encore, ajouta : « À présent… le prince… n’est-ce pas un peu tôt ? Ni l’Empereur, ni le Maître du Pavillon ne le savent. Ne vaudrait-il pas mieux patienter jusqu’à notre retour à la résidence de Baihe ? »
Il trouva ensuite un prétexte urgent, tourna les talons et détala à toutes jambes, de peur qu’on le rappelle, criant en fuyant : « Je vais chercher des remèdes pour Monsieur Song ! »

Les remèdes étaient mentionnés dans l’ancien livre du petit serviteur.
Le sud-ouest, couvert de forêts humides, regorgeait de plantes étranges et uniques, si nombreuses et si semblables qu’il était difficile de les distinguer. Même pour les disciples de la Résidence de Baihe, il fallut beaucoup d’efforts pour tout identifier et rassembler.

Liu Xian’an suspendit provisoirement l’ancien traitement de Song Changsheng. Les autres médecins de la ville profitèrent de cette occasion pour apprendre. Depuis plusieurs jours, ils restaient à la préfecture pour observer et accompagner les soins. La plupart étaient des gens du pays, mais aucun n’avait jamais entendu parler du poison appelé « Venin du crapaud joyeux ». Même la formule du contrepoison leur semblait obscure. Ils proposèrent donc prudemment : « Le médecin miracle ne devrait-il pas y réfléchir encore un peu ? »

« Essayons deux jours », répondit Liu Xian’an. « Si aucune amélioration ne se manifeste, nous reviendrons à l’ancienne méthode. »

Devant tant de résolution, les médecins n’osèrent plus insister. Après tout, les veines bleuâtres sur le visage de Song Changsheng avaient de quoi glacer le sang, et l’autorité de la Résidence de Baihe était incontestable. Plus encore, Song Changsheng lui-même n’émettait aucune objection.
Ainsi, dès le soir même, Liu Xian’an lui administra le nouveau traitement.

La première journée se passa bien, une nuit tranquille. Le lendemain matin, les médecins se pressaient encore autour de lui, étudiant si les lignes bleues sur sa peau s’étaient approfondies ou atténuées. L’atmosphère était légère.
Mais dans l’après-midi, alors que Liu Xian’an préparait des décoctions dans la cour, A-Ning surgit en trombe, haletante : « Maître, Maître… Monsieur Song… semble à l’agonie ! »

« Parle doucement, comment cela, à l’agonie ? » Liu Xian’an reposa le panier qu’il tenait. «Quand je suis allé le voir tout à l’heure, il se portait encore bien. »

« Il a vomi beaucoup de sang, tout bleu ! » répondit A-Ning en toussant. « Il parlait, et soudain, il en a couvert tout le corps du docteur Li ! »

« Allons-y », dit Liu Xian’an en s’essuyant les mains. « Allons voir. »

Dans la chambre, sept ou huit médecins s’étaient déjà rassemblés. Song Changsheng gisait sur le lit, livide. Voyant Liu Xian’an entrer, tous se rangèrent aussitôt pour lui céder le passage, et lui rapportèrent les faits, tremblants : « Son cœur semble prêt à s’arrêter. »

Liu Xian’an prit son pouls, puis se tourna vers A-Ning : « Donne-moi le médicament. »

A-Ning se hâta d’apporter une boîte de pilules, les dissout dans l’eau et les fit avaler à Song Changsheng. Un médecin, curieux, demanda : « Quel est ce remède ? »

Liu Xian’an répondit : « Une pilule confectionnée à la Résidence de Baihe, capable de sauver la vie en cas de péril extrême. A-Ning, où est le prince ? »

« Le prince est déjà au courant », chuchota A-Ning. « J’ai entendu dire que le lieutenant-général t Gao a immédiatement fait arrêter Si'er. » ( NT : litt. Le quatrième)

Si'er désignait le petit serviteur Wei Si. Lorsqu’on l’avait saisi, il n’avait cessé de clamer son innocence, jurant qu’il n’y comprenait rien. À présent, il était enfermé au cachot. A-Ning demanda : « Faut-il le faire venir pour l’interroger ? »

« Inutile, je n’ai plus autorité sur lui », répondit Liu Xian’an. « Apporte-moi plutôt les aiguilles d’argent, et fais chauffer davantage les braseros dans la chambre. »

Tous les médecins acquiescèrent et se mirent chacun à leur tâche. Ceux qui n’avaient rien à faire restèrent groupés autour du lit, ne pouvant s’empêcher de murmurer entre eux : le patient se portait si bien, et soudain il avait fallu changer la prescription ; personne n’avait pu le convaincre de renoncer, et voilà le résultat : le nouveau remède avait causé des ennuis, n’est-ce pas ? En voyant l’état de Monsieur Song à présent, nul ne savait combien de jours — ou peut-être seulement combien d’heures — il lui restait à vivre.

Bien que le yamen eût donné ordre de garder l’affaire secrète, il n’existait pas de mur qui ne laisse passer le vent. Les allées et venues des servantes, des domestiques, des médecins et des apprentis apothicaires finirent par diffuser la nouvelle : bientôt, toute la ville sut que l’état de Song Changsheng s’était brusquement aggravé et qu’il n’avait sans doute plus longtemps à vivre.

« Mais… n’avait-on pas dit qu’il allait bientôt guérir ? »
« Qui peut le savoir ? »

Pendant trois jours entiers, Liu Xian’an s’efforça de le sauver. Et, pendant ces trois jours, la ville fut secouée de mille rumeurs. Il y avait bien sûr des gens mal intentionnés, qui en profitaient pour redonner du prestige à la secte hérétique : ils disaient que Song Changsheng avait offensé la Sainte Vierge et tué le Saint Émissaire, et qu’il ne pouvait donc plus survivre. Ni le médecin miracle, ni même un immortel ne pourraient le guérir.

La peur est un terreau fertile pour les rumeurs, et bientôt même les enfants de quatre ou cinq ans chantaient, d’une voix encore maladroite, des comptines liées à la secte Baifu.

« Qu’est-ce que tu chantes là ?! » s’écriaient les adultes, qui, comprenant les paroles, se précipitaient pour couvrir la bouche de l’enfant. « Fais attention, ou les soldats viendront t’emmener ! »

« Ils ne m’emmèneront pas », répondit la fillette avec candeur. « Hier, quand petit Fu m’a appris la chanson, le frère Liu, celui qui est soldat, était juste en face de nous. » (NT : le Liu (Liú,, conquérir) ici est différent de celui de Liu Xian’an ( Li,ǔ, saule))

« C’est qu’il n’a pas entendu ! S’il t’entendait, tu irais en prison ! » L’adulte la prit dans ses bras et rentra précipitamment. « Ces jours-ci, ne sors plus jouer dehors. »

« … D’accord. »

Les rues, privées des rires des enfants, devinrent froides et mornes.

Le quatrième jour, Song Changsheng mourut.

Les médecins rangèrent leurs boîtes à remèdes et s’éclipsèrent l’un après l’autre de la préfecture, aucun n’osant souffler mot. Tous disaient que l’expression du prince, à ce moment-là… vraiment, ils avaient senti que leurs têtes, encore posées sur leurs cous, ne tenaient qu’à la chance. Quant au second jeune maître Liu, il s’était épuisé jusqu’à la corde : il titubait, marchait en chancelant, et à peine s’était-il relevé qu’il vit noir devant ses yeux ; en s’évanouissant, il s’ouvrit même la tête.

La blessure était bien réelle. En cet instant, Son Altesse Royale le prince Xiao appliquait sur sa plaie un onguent d’un rouge violacé si vilain que Liu Xian’an dut le rappeler : « Ce remède a été préparé de la main de mon père ; il est rare et précieux, ne le gaspille pas. »

Liang Shu répondit : « Mieux vaut en mettre davantage, pour guérir plus vite. »

Liu Xian’an : « … Ignare en médecine. »

« Ne parle pas », dit Liang Shu. « Je n’ai pas encore fini de te sermonner. Tu pouvais au moins faire semblant de te ménager ! Comment as-tu pu te surmener au point de t’évanouir et de tomber ? »

« Parce qu’il y avait bien trop de monde dans la chambre. Pas un de ces médecins ne voulait sortir. Je me demande même s’ils ne se fatiguent jamais. » En évoquant cela, Liu Xian’an en parut encore contrarié. « Je n’ai donc pu que m’accouder au chevet de Monsieur Song pour somnoler un peu. »

Liang Shu essuya d’un revers de main l’onguent qui avait coulé, lui dessinant sur le visage un masque rouge et violet digne d’un acteur d’opéra.

Liu Xian’an : « … » Les soldats du camp du Nord-Ouest ne connaissent décidément rien aux bonnes manières.

Finalement, il se dégagea des bras de l’autre pour se soigner lui-même. À peine en avait-il fait la moitié qu’A-Ning surgit par la fenêtre, toute excité : « Maître, le lieutenant-général Gao et les siens vont passer à l’action ! J’y vais, moi, voir le spectacle ! »

Liu Xian’an lui fit signe de la main : « Va, et reviens ensuite tout me raconter. »

Le spectacle, évidemment, se déroulait à la prison.

Le petit serviteur avait déjà appris la mort de Song Changsheng. Son visage arborait un sourire étrange, une joie délirante, et il ne prit même plus la peine de dissimuler son état. Le geôlier, adossé à la grille, le regardait avec mépris : « Toi, avec ton crime, le prince va sûrement te faire trancher en mille morceaux, comment peux-tu encore te réjouir ? »

Le petit serviteur ne répondit pas, marmonnant dans sa barbe des paroles incompréhensibles. Le geôlier, de plus en plus dédaigneux, cracha à terre et tourna les talons, mais reçut aussitôt un coup de paume qui l’assomma net. « Paf ! » fit son corps en heurtant le sol.

Une servante vêtue de blanc, le visage dissimulé sous un voile léger, apparut. Le petit serviteur, en la voyant, s’illumina davantage encore et s’écria : « Est-ce la Sainte Vierge qui a envoyé ma sœur me délivrer ? »

La servante trancha la chaîne d’un coup de sabre et lui saisit la main : « Viens ! »

La nuit était déjà profonde. Caché dans l’ombre, A-Ning suivait la scène du regard, à la pâle lumière de la lune, tandis que les deux fugitifs s’éloignaient de la préfecture.

Le garde impérial qui l’accompagnait, le voyant si captivé par ce tumulte, le saisit par le col et l’emporta en bondissant derrière eux.

Pris de court, A-Ning eut le ventre plein de vent froid.

Il se débattit pour couvrir sa bouche et son nez d’un tissu. Le garde impérial, bienveillant, lui glissa : « Personne ne nous repérera. »

Mais A-Ning insista pour se couvrir : boire trop de vent, disait-il, favorise la pénétration du froid dans le corps.

Les disciples de la Résidence de Baihe, fussent-ils au cœur d’un tumulte céleste, ne mettaient rien au-dessus de la préservation de la santé : toujours protéger l’estomac, toujours fortifier la rate.

Le garde impérial : « … »

La servante entraînait le petit serviteur dans une ruelle sombre.

Celui-ci demanda : « Allons-nous voir la Sainte Vierge ? »

Avant qu’elle ne puisse répondre, une ombre d’épée tomba du ciel.

« Ah ! » s’écria le petit serviteur. La servante le repoussa violemment sur le côté, tandis que Gao Lin, d’un seul bras, abattait sa lame en arc de cercle, tranchant net le chignon du fugitif. Le garçon sentit le froid lui saisir le sommet du crâne, ses cheveux défaits volant autour de lui ; il tomba au sol, épouvanté, tandis que la servante et Gao Lin s’affrontaient. Au loin, des aboiements résonnaient. Pris de panique, il tourna les talons et s’enfuit.

Ce n’est qu’une fois sa silhouette complètement disparue que Gao Lin donna un coup de pied dans la servante, la projetant dans les bras des agents de la préfecture accourus. Puis il s’élança de nouveau, à la poursuite du fugitif.

« Toux, toux ! » La soi-disant servante, traînée jusqu’à la préfecture, arracha aussitôt son voile et ses voiles blancs ; sous les couches de tissu, apparut un visage d’homme. Un garde du manoir princier plaisanta : « Eh bien ! on ne s’en serait pas douté, toi, en robe, tu fais une jolie demoiselle ! Un peu potelée, peut-être, mais la prochaine fois, pense au moins à te raser ! »

« Dégage ! »

Pendant ce temps, le petit serviteur roulait littéralement au sol pour fuir. Il ne pouvait ni rentrer chez lui, ni franchir les portes de la ville. Profitant de la nuit, il courut droit vers la demeure qu’il gardait en mémoire. Voyant se dessiner au loin les silhouettes familières des arbres, il escalada le mur d’enceinte, risquant sa vie pour pénétrer dans ce « sanctuaire » qui hantait ses rêves.

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L’auteur a quelque chose à dire :

Xiao Liu : « Tu dis “bouge un peu”, alors je bouge juste un peu. »

 

Traducteur: Darkia1030