Strong winds - Chapitre 83 - « Mon frère cadet a accepté de nombreux cadeaux sans grande valeur. »

 

Liu Xianche ne perdit rien de la bienséance et dit avec droiture : « J’ai eu l’honneur de saluer Votre Altesse le Prince Xiao. »

Liang Shu jeta un coup d’œil vers la chambre, puis, sans laisser paraître le moindre signe, fit un léger mouvement du doigt. Aussitôt, Liu Xian’an se glissa jusqu’à lui. Voyant cela, Liu Xianche manifesta son mécontentement et allait réprimander son cadet pour sa conduite irrévérencieuse et désordonnée, mais Liang Shu prit la parole avant lui : « Jeune Maître Aîné Liu, point n’est besoin de tant de courtoisie. Le voyage a dû être pénible ; s’est-il déroulé sans encombre ? »

« Je remercie Votre Altesse de sa sollicitude. J’étais ces derniers temps sur le mont Canger, et jusqu’à la cité militaire, tout le trajet a suivi une route officielle large et praticable ; rien de difficile, ni aucun incident. » Liu Xianche promena le regard alentour. « Le commandant Ku You est-il également présent ? »

Liang Shu secoua la tête : « Il se trouve à la cité militaire. »

Liu Xianche déclara : « Alors je dois me hâter de m’y rendre. D’après les symptômes décrits dans la lettre, le commandant Ku souffre d’une cécité dorée déjà fort avancée. Chaque jour perdu ajoute une part de complication. » Tout en parlant, son regard glissa derrière Liang Shu. Liu Xian’an comprit aussitôt l’intention de son frère et fit vivement signe de la main : «Je ne puis partir avec toi. Il me faut rester ici, sous l’apparence de mon aîné, afin d’attirer plus vite les disciples de la secte Baifu. »

Liu Xianche, tout juste arrivé, ignorait encore les événements qui s’étaient produits, mais il avait envers Liang Shu une confiance instinctive : un commandant d’armée d’un pays tout entier ne se permettrait pas de laisser son jeune frère agir à la légère. Il ne posa donc pas davantage de questions. A-Ning se proposa d’emmener le Jeune Maître Aîné se reposer dans une pièce vide, et lorsque la foule se dispersa, Liang Shu, soulagé, ramena son Immortel endormi dans une autre pièce. À peine eut-il franchi le seuil qu’il vit Liu Xian’an lever bien haut la main devant lui, les doigts écartés : « Regarde ! »

Liang Shu saisit son poignet, vit la paume gonflée de marques rouges et en resta stupéfait. À la fois attendri et contrarié, il posa sa main dessus et souffla doucement : « Pourquoi te frappe-t-il dès les retrouvailles ? »

« Parce que j’ai prescrit une mauvaise ordonnance au village de Xiaozhao. Il a eu raison de me frapper », dit Liu Xian’an. « Cela fait mal. »
Qu’il mérite la correction n’empêchait pas la douleur. Il tressaillait au moindre contact. Liang Shu sortit du baume du cabinet, s’assit à la table et fit asseoir Liu Xian’an sur ses genoux pour lui appliquer le remède. D’abord, celui-ci inspira entre ses dents, lui demandant d’être plus doux ; puis, soudain, il évoqua le passé : « Prince, tu as dit autrefois : quiconque me frappe, tu le frapperas à ton tour. »

La main de Liang Shu s’arrêta. Il se rendit compte qu’il avait alors parlé avec trop de jeunesse et trop de légèreté. Frapper en retour, certes, il le pouvait ; mais après cela, pourrait-il encore remettre les pieds dans la résidence de Baihe ? C’était là un tout autre problème. Il banda soigneusement la main, afin que la pommade ne se répande pas, puis le serra contre lui : « Que dirais-tu de ceci ? J’irai trouver ton frère et lui dirai qu’à partir d’aujourd’hui, tu dépends du palais du Prince Xiao. Même s’il faut te punir, ce sera à moi seul de le faire — nul autre ne pourra s’en mêler. »

Liu Xian’an trouva ce raisonnement fort déraisonnable : jusqu’ici, seuls son père et son frère avaient le droit de le frapper, voilà qu’un troisième s’y ajoutait. Il refusa catégoriquement.

Liang Shu rit et le retint : « Ne bouge pas. Je vais d’abord t’ôter ton masque, tu seras plus à l’aise. »

Liu Xian’an se déroba : « À quoi bon maintenant ? Je veux encore montrer à mon frère la technique de maquillage du palais du Prince Xiao — cela l’intéressera sûrement. »

« A-Ning est grimé lui aussi. Pourquoi ton frère voudrait-il voir le tien ? » remarqua Liang Shu d’un ton d’ordre. « Lève la tête. »

Jadis, cela ne le gênait pas ; mais maintenant qu’il avait rencontré le Jeune Maître Aîné Liu, continuer à s’attendrir sur ce visage lui donnait une étrange impression, même pour quelqu’un aussi impassible que le Prince Xiao. Il ôta donc d’autorité le masque, prit le visage tiède entre ses paumes et, penché, allait l’embrasser — quand Liu Xian’an se redressa brusquement.

« Prince. » Liu Xianche se tenait à la porte. « Puis-je entrer ? »

Il tenait en main un pot de pommade, manifestement venu pour soigner la main de son cadet. Liu Xian’an cacha aussitôt la sienne derrière son dos. D’un coin de l’œil, Liu Xianche le remarqua et fronça légèrement les sourcils : pourquoi se cacher ?

Mais Liu Xian’an jugeait cela parfaitement légitime : la manière dont Son Altesse Royale le Prince Xiao bandait les plaies était aussi rude que le vent du nord-ouest, sans aucune délicatesse — moins habile encore qu’un marmiton de la résidence de Baihe. Son frère n’en aurait certainement pas approuvé la vue, aussi valait-il mieux dissimuler le tout.

Liang Shu invita Liu Xianche à entrer, ordonna qu’on prépare du thé, et demanda : « Jeune Maître Aîné Liu, quand comptez-vous partir pour la cité militaire ? »

« Demain à l’aube. »

« Demain matin ? » dit Liang Shu. « Mais demain, c’est le trente du dernier mois de l’année — ne voulez-vous pas rester, partager avec Xian’an un repas de réunion ? »

Liu Xianche secoua la tête : « Les repas, on peut toujours en faire ; soigner un malade n’attend pas. »
D’autant plus que le malade en question n’était autre que le commandant en chef de la garnison du Sud-Ouest, un homme investi d’un rôle crucial. Il ajouta : « Tout le long de la route, j’ai entendu quantité d’histoires de désastres semés par la secte Baifu. Ce ne sont rien moins qu’une bande de fous déments. »
À quel point étaient ils fous ? On disait que dans leurs rangs circulait déjà un ordre de la Sainte Vierge: Ku You serait le commandant des dieux maléfiques ; chaque partie de son corps — yeux, oreilles, mains et pieds — devait être livrée aux flammes. Et quiconque y parviendrait recevrait une récompense de dix mille taëls d’or.

Dans de telles circonstances, si Ku You se retrouvait réellement aveugle, n’offrirait-il pas un prétexte idéal à leurs calomnies ? Liu Xian’an, qui avait autrefois examiné Ku You, savait que sa cécité dorée était déjà très grave et qu’il convenait de la traiter au plus vite. Il ne tenta donc pas de le retenir, mais suggéra : « Alors, grand frère, déguise-toi en marchand ordinaire. J’ai récemment appris une nouvelle technique de masques en peau humaine, je la maîtrise à la perfection. »

Le paresseux frère cadet, qui jadis préférait s’allonger plutôt que s’asseoir, semblait désormais transformé : actif, habile, bavard. Cette métamorphose remplit Liu Xianche d’une joie sincère, mêlée pourtant d’un certain trouble — la confusion des vingt années passées et un léger remords de n’avoir pas su voir plus tôt.

Naturellement réservé et peu disert, il sentait pourtant monter en lui le désir de parler davantage à son jeune frère. Il s’inclina et dit avec courtoisie : « Prince, si Votre Altesse n’a plus rien à me dire, j’aimerais m’entretenir de quelques affaires familiales avec Xiao An. » (NT : Petit An, appellation familière pour Liu Xian’an)

Liang Shu tapota le dos de Liu Xian’an : « Je serai dans la cour. »
Ce qui signifiait : si ton frère te frappe encore, ne reste pas là à encaisser — appelle-moi.

Liu Xianche surprit le geste. Il ne s’attendait pas à ce que la relation entre son frère cadet et Son Altesse Royale le Prince Xiao fût devenue si intime. Mais, parmi toutes les surprises de ce voyage, celle-ci n’était pas en tête de liste ; il remit donc la question à plus tard.

S’étant assis, il prit la main de Liu Xian’an, fronça aussitôt les sourcils et défit sans ménagement les bandages pour refaire un pansement plus souple et précis : « Cela te fait encore mal ? »

« Un peu. »

« Père ignore donc que tu as des compétences médicales? »

« Il l’ignore. » Liu Xian’an, le menton appuyé sur la table et la main tendue, ajouta calmement : « Je ne lui ai pas dit ; il ne m’aurait pas cru. »

Ce n’était qu’une simple constatation, mais Liu Xianche suspendit son geste et soupira : «C’est nous qui avons été trop catégoriques, trop négligents envers toi. »

Liu Xian’an, d’un ton ouvert et tranquille, répondit : « Ah, cela n’a guère d’importance. Nos Daos sont différents. »

Liu Xianche serra le bandage : « Et quelle est ton Dao ? »

« Celui du Ciel, qui honore le non-agir. » (NT : référence au principe taoïste du wu wei, selon lequel la perfection réside dans la spontanéité et l’harmonie avec le flux naturel des choses.)

« Et la mienne ? »

« Celui de l’homme, qui s’épuise à agir. »

Dao du Ciel et Dao de l’homme — fort éloignés l’un de l’autre. Liu Xianche acceptait cette différence sans trouble : leurs esprits étaient dissemblables, inutile de chercher à les fondre. En l’écoutant parler de tout et de rien avec cette étrangeté tranquille, il sentit revenir son vieux mal de tête, mais aussi une paix légère : son agaçant petit frère était bien là, inchangé, vivant.

Il dit : « Puisque tu connais la médecine, soigne-toi toi-même désormais. N’oblige plus le Prince à le faire. »

Liu Xian’an répondit vaguement : « Oui. »

« Je vois que le Prince te traite avec une grande bienveillance, bien loin de sa réputation d’homme distant. Toi qui vis auprès de lui depuis des jours, t’a-t-il jamais causé la moindre offense ? »

« Non. Pas la moindre. Le Prince a pourvu à tous mes besoins, et m’a fait bien des présents : un grand manteau, une couverture, une théière, un service de bols, et le coussin même sur lequel tu es assis, frère aîné — tout cela vient de lui. »

Liu Xianche resta perplexe. Voilà de bien étranges cadeaux, pensa-t-il. Mais puisqu’ils semblaient sans valeur véritable, il jugea inutile de rappeler à son frère de ne pas accepter les dons à la légère. Il se contenta de lui donner encore quelques conseils médicaux.

Cette manière d’échanger était nouvelle pour eux deux. Autrefois, dans la résidence de Baihe, l’un le jugeait paresseux et indiscipliné, l’autre fuyait son regard : nul souvenir empreint de douceur fraternelle. Mais après tant de temps, cette affection refoulée refit surface, et ils parlèrent longuement, sans s’en apercevoir, jusqu’à ce qu’A-Ning vînt les appeler pour le dîner — il était temps d'allumer les lampes.

La table fut joyeuse. À l’approche du Nouvel An, les foyers regorgeaient de plats savoureux. Ce soirlà pouvait presque passer pour la veille du nouvel an : dans la marmite bouillait un poisson à la soupe aigre. Liu Xian’an, la main bandée, peinait à manger ; A-Ning lui ôtait les arêtes, Liu Xianche découpait soigneusement les côtes avec un petit couteau d’argent — mais aucun d’eux n’allait aussi vite que le Prince Xiao. Tandis qu’ils s’affairaient encore, devant Liu Xian’an s’élevait déjà une petite montagne de viande désossée.

« Je n’en veux pas. »

« Même si tu n’en veux pas, tu dois en goûter — une bouchée. »

Liu Xian’an mordit dans le morceau de canard avec réticence et sans entrain. Liu Xianche, d’abord, y jeta un coup d’œil sans y prêter attention, mais lorsqu’il regarda une seconde fois, il s’aperçut soudain que la moitié de la cuisse de canard déjà entamée avait, sans qu’il s’en fût rendu compte, mystérieusement migré dans le bol de Son Altesse Royale le prince Xiao. Il en demeura stupéfait, mais voyant les deux hommes parfaitement à l’aise et naturels, il se demanda en silence s’il n’avait pas eu la berlue.

Cependant, dans le temps qui suivit, le deuxième fils de la famille Liu, loin de se tenir tranquille, ne cessa de s’agiter : il voulait manger ceci, refusait cela. A-Ning s’affairait, et, chose étonnante, Son Altesse Royale le prince Xiao s’affairait lui aussi à ses côtés.

Ce repas laissa le jeune maître aîné Liu quelque peu sujet à une légère indigestion ; après le dîner, il fit plusieurs tours dans la cour pour faciliter sa digestion. A-Ning, accoudé à la fenêtre, l’observa un moment, puis se retourna, le visage contracté d’inquiétude : « Le jeune maître ne va tout de même pas passer la nuit dans la même chambre que Son Altesse, n’est-ce pas ? »

Liu Xian’an, pour sa part, trouvait que tout allait bien— peu importait — puisque, tôt ou tard, son frère aîné l’apprendrait ; il ne se souciait guère que ce fût plus tôt ou plus tard. A-Ning en eut le visage tout froissé : cela ne pouvait pas aller, vraiment pas. Il supplia : « Ce soir, le jeune maître ferait mieux d’être sage ; autrement, il se pourrait que la punition ne se limite pas à quelques coups sur les paumes. »

Mais il ne fut de toute façon pas permis au deuxième Jeune Maître Liu d’aller vagabonder, car, avant le coucher, le jeune maître aîné, son oreiller dans les bras, vint frapper à la porte, manifestement décidé à entretenir avec son cadet une conversation prolongée jusqu’au milieu de la nuit. Liu Xian’an bâillait sans discontinuer, assis en tailleur sur la couverture, terriblement assoupi, ne désirant qu’une chose : dormir. Liu Xianche, adossé non loin, ne souffla pas la lampe et lui demanda simplement : « La cuisse de canard de ce soir, était-elle bonne ? »

Liu Xian’an répondit : « Non, sèche et filandreuse. »

Liu Xianche serra le poing, s’efforçant de garder un visage impassible et un ton paisible : «Puisqu’elle n’était pas bonne, pourquoi l’avoir donnée au prince ? »

« Ce n’est pas moi qui l’ai donnée », répondit Liu Xian’an en se laissant retomber sur le lit, tirant la couverture sur sa tête, et, à demi endormi, il ajouta d’une voix indistincte : « C’est le prince lui-même qui l’a prise. »

 

Traducteur: Darkia1030