Strong winds - Chapitre 82 - « Tends la main. »
Le petit village était enveloppé d’une fine fumée de cuisine qui s’élevait paresseusement dans le ciel. Dans chaque foyer, on s’affairait à préparer le repas de midi.
À l’entrée du village, une femme berçait son enfant dans les bras ; levant la tête, elle aperçut le groupe de Liu Xianche et s’exclama avec joie : « Ah ! Médecin Miracle, que faites-vous ici ? Notre maître d’auberge a justement préparé une charrette de provisions pour le Nouvel An, il comptait les livrer au village Liujia ! »
Tout en parlant, elle écarta vivement les langes de l’enfant pour le lui montrer. Le petit portait encore une attelle au bras. Le jeune serviteur, en y jetant un coup d’œil, la reconnut aussitôt : c’était la méthode de bandage caractéristique du manoir de Baihe. Il resta un moment interdit : « Hein ? »
Se pourrait-il que ce soit quelqu’un des leurs ?
La femme, sans s’arrêter, continua de décrire les symptômes du nourrisson. Liu Xianche s’avança pour examiner l’enfant, puis demanda : « Où est le remède qu’il doit prendre ? »
« Il est en train de bouillir sur le poêle, » répondit-elle. « Médecin Miracle, vous avez dû beaucoup vous fatiguer en chemin et n’avez sans doute rien mangé. Ma belle-mère a préparé du riz gluant aux lardons et cuit quantité de gâteaux à la rose — vos préférés ! Venez donc vous reposer un peu à la maison. »
Sans attendre de réponse, elle l’entraîna avec empressement.
Le jeune serviteur, à voix basse, murmura : « Maître, à voir cette façon de bander les plaies… se pourrait-il que ce soit… A-Chang ? »
Le soupçon n’était pas absurde si on se plaçait de son point de vue : pour la majorité des disciples du manoir de Baihe, Liu Hengchang avait été banni jadis pour détournement de fonds, et sa réputation en avait été ternie. Son caractère n'était pas très bon, il aurait très bien pu se faire passer pour le fils aîné du manoir afin de tromper les gens.
Mais Liu Xianche, lui, connaissait la vérité : A-Chang se trouvait encore en infiltration au sein de la secte Baifu. Il ne pouvait donc en aucun cas se faire passer pour lui. Sans rien laisser paraître, il ne posa pas davantage de questions et suivit calmement la femme jusque dans sa demeure.
Dans la cour, un enfant plus âgé surveillait une décoction : la marmite en terre bouillonnait doucement, exhalant une odeur légère, à la fois amère et parfumée. Liu Xianche observa les résidus du breuvage avec attention ; ses sourcils ne cessèrent de se froncer. Cette prescription pour soigner les blessures, il l’avait lui-même rédigée autrefois, puis publiée dans un manuel médical diffusé gratuitement — tout le monde pouvait la consulter, rien d’étonnant donc. Ce qui l’était, en revanche, c’était les ajustements précis apportés aux dosages pour un nourrisson : exactement conformes à ses habitudes à lui, alors que cela n’était écrit nulle part dans le livre.
« Médecin Miracle, que se passe-t-il ? Y a-t-il un problème avec le remède ? » demanda la femme, anxieuse en voyant son visage grave.
« Le remède est correct, » répondit Liu Xianche en se redressant. « Il suffit d’y ajouter une herbe. Apportez-moi la prescription d’origine. »
Rassurée, la femme acquiesça vivement et alla la chercher dans la maison. Liu Xianche la prit, tandis que le jeune serviteur, curieux, se pencha par-dessus son épaule. À peine eut-il lu quelques caractères qu’il resta pétrifié : c’était… Il déglutit avec peine avant de murmurer, incertain : « On dirait l’écriture du Second Jeune Maître. »
L’écriture de Liu Xian’an était en effet très reconnaissable : tous les disciples du manoir la connaissaient. Après tout, le Second Jeune Maître n’avait que deux qualités unanimement reconnues — son beau visage et sa belle écriture —, si bien que chaque année, à la fin du douzième mois, le maître du manoir le forçait à rédiger les sentences printanières (1). Son trait était comme l’envol du phénix et du dragon, fin et aérien, délié mais plein de vigueur, noble et raffiné, impossible à imiter.
Dans le cœur de Liu Xianche, c’était à présent une véritable charge de dix mille chevaux hennissant à la fois. (NT : idiome signifiant une agitation intérieure soudaine et puissante).
Au milieu de cette agitation joyeuse du village, il se força à corriger quelques détails du remède, puis demanda : « Et les patients qui ont déjà consulté ? Qu’on les fasse venir tous, avec leurs ordonnances. Ne perdez pas de temps. »
« Bien, bien, bien, tout de suite ! » répondit la femme avec entrain. Elle s’empressa de parcourir le village en criant que le Médecin Miracle allait revoir les malades.
Pendant ce temps, le jeune serviteur, incrédule, demanda : « Maître, cela ne pourrait-il pas être vraiment le Second Jeune Maître ? Ces caractères sont bien les siens, et justement, il se trouve dans le Sud-Ouest à présent, mais… »
Mais comment ce fainéant le plus célèbre de tout le village, incapable de retenir même quelques noms de plantes médicinales, aurait-il pu soudain se muer en médecin praticien ?
Les murmures du serviteur donnaient le tournis à Liu Xianche. ‘Tu me le demandes à moi ? Et à qui veux-tu que je le demande à mon tour ?’ pensa-t-il. Plus il examinait la prescription, plus cela lui semblait invraisemblable. La médecine est l’art le plus impossible à maîtriser en un instant, et tout cela dépassait la raison.
Avant qu’il ait pu démêler ce mystère, les villageois arrivaient déjà en file, leurs ordonnances en main, certains portant même des plateaux de gâteaux de riz gluant — doux, moelleux et collants. Le Jeune Maître Aîné Liu les connaissait bien : son paresseux de frère en raffolait, s’en goinfrait jusqu’à l’indigestion, geignant ensuite toute la nuit — et c’était toujours lui qui devait le soigner de ses propres mains.
« Docteur, votre remède est vraiment miraculeux ! » s’écria le premier de la file, levant le pouce. « Une dose, et me voilà guéri ! »
Liu Xianche refoula ses pensées et ordonna : « Répétez-moi encore vos symptômes. »
L’homme acquiesça, baissant instinctivement la voix, tout en s’étonnant que le Médecin Miracle lui paraisse aujourd’hui bien plus sévère que les jours précédents.
Liu Xianche examina chaque patient, un par un, vérifiant soigneusement les prescriptions. Il n’y trouva aucune erreur majeure, seulement quelques ajustements mineurs de dosage.
Lorsque le dernier villageois fut parti, il posa brusquement son pinceau avec un claquement sec et dit, impassible : « Partons. »
La femme de la cuisine, les mains couvertes de farine de riz gluant, accourut à sa suite :
« Médecin Miracle, pourquoi partez-vous ? Les gâteaux sucrés que vous aimez sont encore tout chauds ! »
Mais la troupe, pareille à une flèche rapide, s’était déjà évanouie dans le creux vert des montagnes.
*
Au village de Liujia, Liu Xian’an savourait justement ces mêmes gâteaux avec un plaisir visible. A-Ning lui rappela : « Maître, vous ne pouvez plus en manger, le prince a ordonné que vous n’en preniez pas plus de trois par jour. »
« Si tu ne dis rien, personne ne le saura, » répondit Liu Xian’an en lui en tendant la moitié, comme pot-de-vin pour le faire taire.
A-Ning fronça le nez et les sourcils : « Non merci. Ce n’est pas bon pour la digestion. »
Liu Xian’an fit la sourde oreille et continua de manger. Il flânait dans le village, vêtu d’une large robe, se rendant lui-même aussi visible qu’une cible ambulante. À la veille du Nouvel An, les disciples de la secte Baifu ne s’étaient toujours pas montrés, ce qui l’agaçait un peu : rester ici sans rien faire était terriblement ennuyeux.
A-Ning soupira profondément. Que son maître en vienne à trouver le temps long ! Lui qui autrefois pouvait dormir toute une journée d’affilée et trouvait cela merveilleux… Était-ce donc que, depuis qu’il y avait Son Altesse Royale le Prince Xiao, même les trois mille mondes ne valaient plus la peine d’être explorés ?
Maître et serviteur firent presque tout le tour du village sans qu’aucun assassin de la secte n’apparaisse. Ils rentrèrent donc, déçus.
Les gardes de la résidence du prince Xiao, chargés de sa protection secrète, ne relâchèrent pas leur vigilance pour autant. Ils continuaient à se tenir cachés aux alentours, persuadés que la journée s’écoulerait encore en vain. Pourtant, contre toute attente, du mouvement finit par se produire.
Au coucher du soleil, une troupe arriva à l’entrée du village. Le chef portait un grand manteau bleu-vert et une toque bordée de fourrure d’argent, dissimulant la moitié de son visage. Il était accompagné de nombreux suivants, dont un jeune serviteur. Ils n’avaient ni l’allure d’assassins ni celle de ravisseurs.
Les gardes impériaux, déguisés en villageois, leur barrèrent la route, tapotant leur pipe et demandant : « Qui venez-vous chercher ? »
« Le Médecin Miracle, » répondit Liu Xianche d’une voix calme et glacée, « pour une consultation. »
« Suivez-moi. » dit le garde impérial en s’écartant légèrement pour inviter le groupe à le suivre. Peut-être parce que le malade qu’il conduisait avait une attitude bien trop assurée — presque arrogante, tout le contraire des villageois ordinaires, habituellement craintifs et souriants devant les étrangers —, il donnait plutôt l’impression de venir réclamer une dette. Intrigué, le garde se retourna pour l’observer une seconde fois, sans toutefois distinguer nettement son visage : il ne vit qu’un menton fin et pointu, et des lèvres minces serrées en une ligne.
Ce visage lui paraissait familier, sans qu’il puisse dire d’où. L’étrangeté le mit sur ses gardes, et, dans l’ombre, quelqu’un avait déjà pris la fuite pour aller rapporter la situation à Liang Shu.
Liu Xian’an se trouvait alors dans la maison, changeant le bandage d’un homme d’âge mûr qui s’était fracturé la jambe. Le pauvre était dur d’oreille et comprenait à peine ce que le médecin lui disait, si bien qu’il collaborait très mal : il lui fallut un long moment avant de lever la jambe, et encore, du mauvais côté. Liu Xian’an, las d’insister, se débrouilla tant bien que mal pour desserrer la planchette, se pencha et changea le médicament avec effort, puis voulut replacer la bande. Mais il ne trouvait pas la bonne position, et suait à grosses gouttes pour rien. Il allait appeler A-Ning à la rescousse, lorsqu’une autre main, blanche et nette, apparut soudain, attrapa la bande et tira d’un coup sec, arrachant au patient un « hic ! » d’effroi, qui faillit lui couper le souffle.
Liu Xian’an tourna la tête.
Liu Xianche le regardait droit dans les yeux.
Liu Xian’an inspira brusquement, ses yeux s’écarquillant au point de rivaliser avec ceux d’A-Ning. Le garde impérial, sentant que quelque chose clochait, s’inquiéta de cette réaction et s’avança pour intervenir, mais Liu Xian’an le chassa vivement d’un geste de la main.
« … »
Liu Xianche ne dit rien. En trois mouvements nets, il acheva de bander la jambe du blessé, puis déclara d’une voix froide : « La prochaine fois que cela arrive, ne ménage pas ta force. À ce rythme, tu mettras encore une demi-heure pour un simple pansement. »
« Je sais, mais je n’ai pas beaucoup de force. » protesta Liu Xian’an.
Ah, maintenant tu le sais ? À la maison, tu n’as jamais rien su. Liu Xianche se tourna vers le patient : « C’est bon. Tu peux sortir. »
L’homme, intimidé par l’aura naturellement imposante de « créancier », n’osa même pas lever la tête. Il attrapa sa béquille et quitta la pièce en sautillant d’un pas saccadé, tel un zombie bondissant. Liu Xianche ôta le capuchon de son manteau. Ce n’est qu’à cet instant que le garde impérial aperçut son visage et, à son tour, aspira une grande goulée d’air glacé. Quant à A-Ning, il laissa tomber avec fracas le bassin qu’il tenait en main, et sans dire un mot, prit ses jambes à son cou.
Où allait-il donc ?
Il courait prévenir le prince Xiao.
« Votre Altesse ! Votre Altesse ! Votre Altesse ! » haleta-t-il. « Mon Jeune Maître Aîné est vraiment là ! »
Dans la pièce.
« Le frère aîné. » répéta Liu Xian’an.
*
Assis sur une chaise, Liu Xianche demanda : « Que s’est-il passé ? »
« Le prince voulait se servir de ce stratagème pour attirer les assassins de la secte Baifu. » expliqua Liu Xian’an. « Ils cherchent depuis longtemps à capturer un médecin de la résidence de Baihe pour soigner Feng Xiaojin, et comme mon frère est celui dont l’art médical est le plus accompli, j’ai pris sa place pour quelques jours. »
« Ce n’est pas cela que je te demande. » répliqua Liu Xianche, sortant de sa manche une liasse d’ordonnances. « Ce sont toutes les tiennes ? »
Liu Xian’an hocha la tête : « Oui. »
« Personne ne t’a aidé ? »
« Non. »
« Quand as-tu appris tout cela en secret ? »
« Ce n’était pas vraiment en secret. »
Après tout, tout le monde à la résidence le savait que le second jeune maître Liu de jadis, était souvent caché dans la bibliothèque, tournant les pages comme s’il coupait des nouilles (NT : idiome signifiant très rapidement et précisément). « J’ai dit que j’avais tout lu, mais personne ne m’a cru. Ce n’est pas mon problème, c’est le leur. » ajouta Liu Xian’an.
Liu Xianche contempla son cadet. C’était un homme qui éprouvait rarement de la surprise, mais à présent il en avait les oreilles qui bourdonnaient, comme si le monde venait de se fissurer. Il dit avec incrédulité : « Donc, tu avais déjà mémorisé tous les livres de médecine à l’époque, et tu l’as caché toutes ces années ? »
On ne pouvait pas dire « caché », songea Liu Xian’an, car personne ne lui avait jamais posé la question. Et puis, la résidence ne manquait pas de médecins. Dans ce contexte, n’était-il pas tout à fait raisonnable qu’il préfère dormir dans le pavillon au bord de l’eau ? Après tout, soigner des patients n’était pas quelque chose qu’il était obligé de faire, dormir était bien plus agréable.
Liu Xianche ignora ces justifications. Il prit au hasard dans le panier une règle de bambou : « Tends la main. »
Liu Xian’an resta muet.
Il obéit docilement, reçut trois coups, et fut pris d’un profond découragement — à peine retrouvés, il fallait déjà se faire battre.
Liu Xianche demanda : « Sais-tu pourquoi je te frappe ? »
Liu Xian’an répondit : « Parce que j’ai usurpé l’identité de mon frère. »
« Paf ! »
Liu Xian’an se hâta de rectifier : « Alors c’est parce que j’ai caché mes connaissances médicales pendant tant d’années. »
Il reçut aussitôt un autre coup de règle, si bien qu’il inspira de douleur entre ses dents.
« Je te frappe, » dit Liu Xianche, « parce que tu as rédigé une ordonnance erronée au village de Xiaozhao. »
À ces mots, Liu Xian’an oublia la douleur et se pencha pour examiner les feuillets. Liu Xianche ajouta : « Si tu ne trouves pas ton erreur, tu reviendras chercher ta punition, encore et encore, jusqu’à ce que tu la découvres. »
Liu Xian’an feuilleta chaque page, et finit par repérer la faute — une erreur qu’il n’aurait jamais dû commettre. Il voulut se justifier, dire qu’il avait été trop fatigué ce jour-là, mais les paroles moururent sur ses lèvres. Il se souvint du précepte paternel que l’on leur répétait depuis l’enfance et, docilement, tendit à nouveau la main. À la résidence de Baihe, la médecine exigeait une discipline sévère ; et Liu Xianche, parmi tous, était le plus rigoureux. Trois coups lourds laissèrent une marque rouge sur la paume blanche et fine de Liu Xian’an avant que Liu Xianche ne repose la règle en disant : « Souviens-toi de cette leçon. À l’avenir, sois deux fois plus attentif. »
Liu Xian’an poussa un « hm » étouffé et frotta discrètement sa main dans son dos.
Liu Xianche fixa ce visage identique au sien, marqué d’une expression de détresse si semblable qu’elle lui donna presque mal à la tête — et pourtant, cela lui tira un léger sourire. Il sortit un onguent de sa manche : « Assez. Viens t’asseoir, je vais t’appliquer ce baume. »
Des pas retentirent dans la cour.
Liu Xian’an dit : « C’est le prince. »
Liang Shu venait d’entrer d’un pas décidé, lorsqu’il aperçut, au seuil de la porte, un homme au visage froid, les sourcils légèrement froncés.
Et aussitôt, un deuxième visage, semblable au premier, se glissa lentement derrière le chambranle.
Liang Shu : « … »
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L’auteur a quelque chose à dire :
Xiao Liu : « Je suis là. »
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Note du traducteur
(1) les sentences printanières :
Avant le Nouvel An, on écrit sur des bandes rouges verticales deux vers poétiques appelés chunlian (春联), ou sentences printanières.
Ces vers, souvent en calligraphie, expriment des vœux de prospérité, de santé, de paix ou de bonheur pour l’année à venir.
On les colle de part et d’autre de la porte d’entrée, avec un troisième vers plus court placé horizontalement au-dessus — le tout formant un ensemble symétrique et esthétique.
Traducteur: Darkia1030
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