Strong winds - Chapitre 79 - Maître forgeron

 

Les sages des Trois Mille mondes s’intéressaient tous de très près à Son Altesse Royale le Prince Xiao… ou, pour être exact, il se pouvait aussi qu’ils fussent forcés de s’y intéresser. Car, après tout, tout cet univers et ce monde flottaient à l’intérieur du cerveau du Second jeune Maître Liu ; puisque leur demeure était ici, comment ne pas obéir aux volontés du maître de ce monde ? Ainsi, ils durent l’accompagner au bord du ruisseau et écouter longuement à quel point le Prince Xiao était noble et héroïque, jusqu’à s’endormir presque tous d’ennui.

Dans la réalité, Liu Xian’an était tout aussi accablé de somnolence, ne voulant même plus lever la tête. Mais Liang Shu, lui, se montrait indulgent - qu’il dorme, qu’il dorme donc - sans paraître se soucier le moins du monde de la multitude de disciples d’une secte hérétique qui remplissaient la montagne.

Chang Xiaoqiu, debout à côté, avait le cœur suspendu dans sa gorge, craignant que les hérétiques ne découvrent qu’un homme dormait ici à poings fermés. Et pourtant, au fond de lui, une infime part d’admiration aveugle se mêlait à sa peur : décidément, Son Altesse Royale le Prince Xiao n’avait pas volé sa réputation — même dans pareille situation, il savait rester si calme et souverain. Distrait, il n’écouta plus guère ce qui se disait sur l’estrade, et applaudit sans savoir pourquoi.

Liang Shu, de haute stature, se tenait tout à l’arrière de la foule. Aussi même Wumeng Yunle, assise en hauteur sur l’estrade, ne remarqua-t-elle point cette anomalie. S’ennuyant, elle entreprit de scruter les visages en contrebas. Ces traits fervents et dévots, elle en avait déjà vu tant et tant : plus rien ne pouvait l’étonner. D’ailleurs, peu de jeunes filles au monde prennent plaisir à contempler longuement le visage d’hommes d’âge mûr. Après avoir parcouru la foule du regard, Wumeng Yunle constata qu’il n’y avait là que deux visages dignes d’être qualifiés de beaux : l’un, jeune et ardent, l’autre…

Ses sourcils frémirent imperceptiblement — l’homme la regardait.

Or, les fidèles n’avaient pas le droit de fixer la Sainte Vierge des yeux ; un instant plus tôt, quelqu’un venait d’en mourir. Le regard de Song Changsheng était si franc, si dénudé de tout voile, que Wumeng Yunle en sentit son cœur tressaillir.

Liang Shu serra la garde de son épée, sans qu’aucun changement ne paraisse sur son visage.

Chang Xiaoqiu, le voyant du coin de l’œil, s’empressa lui aussi de saisir la sienne. Il n’avait pourtant pas remarqué l’échange de regards entre Song Changsheng et Wumeng Yunle, mais suivre Son Altesse Royale le Prince Xiao ne pouvait qu’être juste.

À cet instant, le Saint Émissaire Yang achevait la lecture des préceptes du culte. Liu Xian’an, lui, se leva de la pierre au bord du ruisseau et fit un signe de la main à la foule des sages : «Cette fois, je dois vraiment partir. Si vous voulez entendre la suite, ce sera pour une autre fois. »

Les sages, qui ne semblaient guère désireux d’en entendre davantage, le saluèrent comme soulagés de le voir s’en aller. Liu Xian’an fit un geste, et une grue blanche vint à lui. Il allait rentrer dans le monde réel quand une clameur retentit à son oreille :

« Insolent ! »

Il ouvrit aussitôt les yeux.

Liang Shu tenait sa main et la pressa légèrement : « N’aie pas peur, tout va bien. »

Tout allait bien, ici. Mais ailleurs, non.

Song Changsheng demanda froidement : « En quoi ai-je été insolent ? »

« Oser manquer de respect à la Sainte Vierge, cela ne suffit-il pas à mériter ce mot ? » répondit gravement le Saint Émissaire Yang. « Maître Song, n’oubliez pas qui vous êtes. »

« Qui je suis ? Quelle identité ai-je donc ? » Song Changsheng écarta la foule et s’avança pas à pas. « Suis-je le premier forgeron d’épées du Zhongyuan, ou bien un homme au cœur brisé qui a perdu son épouse à peine mariée ? »

Les disciples de la secte Baifu, voyant la situation s’envenimer, l’encerclèrent aussitôt. Yang Yao, pourtant, ne donna pas l’ordre de le punir selon les règles. Il dit seulement : « Le drame de l’épouse de Maître Song nous a ému profondément, la Sainte Vierge et moi-même. Mais son âme est déjà sur le chemin du retour. Maître Song, pourquoi donc vouloir faire scandale en ce moment précis ? N’avez-vous pas peur qu’elle ne revienne jamais ? »

« Ému ? Son âme en chemin ? » Song Changsheng éclata d’un rire rauque. Ses yeux injectés de sang, il n’avait pourtant plus la colère violente d’autrefois, seulement une lassitude rauque, chaque mot résonnant comme un reproche : « Sans vous, elle ne serait jamais morte. Elle voulait simplement aller acheter un bouquet de fleurs, et vous l’avez attirée dans votre sanctuaire. Vous avez exploité sa candeur, sa bonté, son ignorance du monde, pour lui soutirer argent et bijoux, puis pour qu’elle me vole les armes que j’avais forgées. Oui, moi aussi, j’ai ma part de faute. Je ne rentrais plus chez moi, absorbé dans ma forge, et il m’a fallu un an entier pour comprendre qu’elle n’allait pas bien. »

Un murmure parcourut la foule. Car, en vérité, ceux qui se tenaient là n’étaient pas tous des fidèles sincères : certains étaient venus avec d’autres intentions. La secte Baifu prospérait à une vitesse foudroyante ces dernières années, et bien des gens, envieux, s’étaient joints à elle pour obtenir richesse et pouvoir, feignant la dévotion afin de gravir les échelons et se repaître de profits.

Ceux-là connaissaient fort bien la vraie nature du culte. Entendant Song Changsheng déverser ainsi sa rage, ils ne purent que ricaner en silence, attendant de voir le Saint Émissaire Yang se couvrir de ridicule. Eux aussi, depuis des jours, bouillonnaient de rancune contre lui, et personne ne songea à apaiser les choses.

Yang Yao en eut le visage livide. Il voulait pourtant épargner Song Changsheng, car il n’existait pas de meilleur forgeron d’épées sous le ciel. L’avoir dans lea secte Baifu eût été un grand atout pour son expansion future dans le monde des arts martiaux du Zhongyuan. Mais Song Changsheng, lui, ne voulait rien épargner : il jeta bas tout masque et cria sa haine — contre sa propre négligence, contre la cupidité du culte. Il pointa du doigt Wumeng Yunle et s’écria : « C’est toi qui l’as tuée ! »

Yang Yao ordonna, à bout de patience : « Qu’on le fasse taire ! »

Les disciples de la secte tirèrent leurs lames. Song Changsheng bondit — le plus grand forgeron d’épées du monde était aussi le plus grand maître d’armes de jet. En un instant, une pluie de projectiles jaillit de ses manches et transperça les gorges alentour comme une averse.

Des cris d’agonie éclatèrent. Dans la foule, quelqu’un cria : « Protégez la Sainte Vierge ! »

La plupart se précipitèrent, sincères ou non, mais disciples du culte tout de même : ils ne pouvaient rester indifférents alors que la Sainte Vierge était en danger. Seuls Liang Shu et Chang Xiaoqiu restèrent en arrière, veillant sur l'Immortel endormi revenu de son rêve.

Song Changsheng ne parvint pas à capturer Wumeng Yunle. Car la jeune fille, que l’on aurait dite sans défense, possédait une légèreté de mouvement extraordinaire. Pareille à un papillon, elle s’envola doucement, frôlant ceux qui tentaient de la saisir. Song Changsheng sentit soudain une brûlure à la joue — elle venait de le griffer du bout de l’ongle. Quand il porta la main à son visage, elle se teinta aussitôt de sang.

Chang Xiaoqiu s’écria, inquiet : « Il ne fait pas le poids contre eux ! »

Liang Shu répondit : « Il n’avait pas l’intention de se battre seul. »

« Hein ? Que voulez-vous dire… Ah ! »

Le cri de Chang Xiaoqiu résonna, attirant les regards de toute part. Tous virent alors, stupéfaits, le jeune maître du du bureau d'escorte de Wanli se jeter du haut de la montagne — à l’opposé même du précipice.

Il dégringola la pente en roulant, agrippant à l’aveugle des touffes d’herbes sèches, sans comprendre pourquoi Son Altesse Royale le Prince Xiao l’avait soudainement projeté ainsi. Mais déjà, un grondement sourd éclatait à ses oreilles.

Liu Xian’an fut plaqué au sol, étroitement protégé par Liang Shu. Même en se couvrant les oreilles, il resta longtemps assourdi. L’estrade avait été pulvérisée ; des lambeaux de chair et de sang jonchaient le sol. Song Changsheng gisait à terre, crachant du sang, les yeux fixés sur la silhouette blanche qui s’enfuyait vers la forêt. Il voulut se relever pour la poursuivre, mais fit quelques pas chancelants avant de s’effondrer face contre terre.

Il pensa qu’il allait mourir — ou qu’il était déjà mort. Sans avoir vengé son épouse.

*

Quand il rouvrit les yeux, ce ne fut pas les enfers qu’il vit, mais une auberge.

« Maître Song, vous êtes réveillé ? » demanda un jeune garçon aux yeux ronds assis près du lit. « Buvez d’abord un peu d’eau. »

Song Changsheng le regarda, interdit.

« Je suis disciple du village de montagne de Baihe, je m’appelle A-Ning, » expliqua le garçon. « C’est mon jeune maître qui vous a sauvé. »

Song Changsheng se remémora lentement l’explosion. Il se redressa, s’appuyant sur le lit : «Votre jeune maître… est-ce bien le jeune maître du Pavillon de Baihe ? Que faisait-il donc sur cette montagne ? »

« Oui, c’est bien notre deuxième jeune maître. Il est venu à Duya pour enquêter sur la vérité des méfaits de la secte Baifu, » répondit A-Ning en l’aidant à se rallonger. « Vous ne pourrez pas descendre du lit avant longtemps, Maître Song. Vos blessures sont graves, et vous avez été empoisonné. Il vous faudra au moins une année, peut-être davantage, pour guérir. »

Song Changsheng, indifférent à sa propre blessure, demanda seulement pourquoi le deuxième jeune Maître de la famille Liu s’était ainsi mêlé à l’affaire de la secte : « Se peut-il que Baifu ose même chercher à enrôler des gens du village de montagne de Baihe? »

« Non, bien sûr que non. Mais cette histoire est longue. Mon jeune maître vous la racontera lui-même tout à l’heure, » répondit A-Ning, serrant la bande autour de sa jambe. « Quelle chance, vraiment ! Un peu plus, et votre jambe — ainsi que votre bras gauche — étaient perdus. »

Song Changsheng esquissa un sourire amer : « Je ne tenais guère à vivre, de toute façon. »

« J’ai vu beaucoup de gens qui ne voulaient plus vivre, » répondit A-Ning calmement, « mais lorsqu’ils trouvent la clé pour dénouer leur chagrin, il vaut toujours mieux vivre que mourir. » Il termina le bandage. « Buvez un peu d’eau, Maître Song. J’appelle mon jeune maître. »

Il sortit en trottinant, colla un instant son œil contre la fente de la porte voisine pour s’assurer que son jeune maître n’était pas trop près du prince, puis frappa doucement.

« Maître Song est réveillé, » annonça-t-il.

Liu Xian’an, qui soignait les égratignures sur le visage de Chang Xiaoqiu, répondit : « J’ai compris. Qu’il attende un peu. »

Le jeune homme grimaçait de douleur, les dents serrées, mais parce que Liang Shu était présent, il ne laissa échapper aucun son. Au contraire, il s’efforça de paraître paisible, comme si les nuages et le vent passaient sans laisser de trace (NT : idiome décrivant une attitude indifférente et sereine), et demanda : « Comment Votre Altesse a-t-elle découvert qu’il y avait des explosifs sur les lieux ? »

« À l’odeur. Quand on a passé longtemps sur les champs de bataille, on devient extrêmement sensible aux effluves de toutes sortes d’explosifs, » répondit Liang Shu. « De plus, même si Song Changsheng n’a pas réussi à capturer la Sainte Vierge, il a tout de même attiré les autres vers l’estrade. Son intention devenait alors évidente : il voulait entraîner tout le monde dans la mort avec lui. »

Son but fut atteint à près de quatre-vingts pour cent. Les vingt pour cent restants tenaient à deux exceptions : la première, lui-même — il ne mourut pas, car au moment crucial, la garde de l’épée que Liang Shu avait lancée le frappa sur le côté, le faisant dévier du centre de l’explosion ; la seconde, la Sainte Vierge du Baifu, qui ne mourut pas non plus. Du bout des pieds, elle prit appui sur la tête de Yang Yao et s’élança, s’envolant légèrement sans subir la moindre égratignure.

Yang Yao, en revanche, fut bel et bien soufflé par l’explosion : son corps et sa tête séparés, nul ne saurait dire s’il s’était sacrifié volontairement pour la Sainte Vierge, ou s’il n’avait simplement pas eu le temps de fuir avant d’être projeté dans la pile d’explosifs.

Chang Xiaoqiu, encore sous le choc, murmura : « Tant de gens… et beaucoup d’entre eux étaient des personnes d’un rang élevé… tous morts ainsi. »

Il était encore jeune, et, à la différence du deuxième jeune Maître Liu, il ne possédait pas cette indifférence tranquille face à la vie et à la mort. Son cœur restait lourd. Il ajouta : «Heureusement que je suis venu. Sinon… » Sinon, son père, sans doute, n’aurait pas échappé à ce désastre.

Liu Xian’an acheva de bander sa tête, laissa le jeune homme en pleine mélancolie printanière et chagrin d’automne (NT : expression poétique désignant les tourments sentimentaux de la jeunesse), et se rendit dans la chambre voisine en compagnie de Liang Shu.

Song Changsheng, les mains autour d’une tasse de thé, semblait perdu dans ses pensées. En entendant la porte s’ouvrir, il se redressa vivement : « Deuxième jeune Maître Liu. » Son regard tomba ensuite sur Liang Shu, et il demeura un instant figé, comme frappé d’incrédulité. « Son Altesse Royale le Prince Xiao ? »

 

Traducteur: Darkia1030