Strong winds - Chapitre 53 – S’unir à la Voie du Ciel ; sans désirs, on devient fort.

 

Pour analyser une affaire de fantôme, il fallait d’abord comprendre d’où venait le fantôme.

Le petit serveur apporta rapidement de l’eau chaude et de quoi manger. En plus des nouilles de riz locales, il y avait aussi une assiette de gâteaux colorés, travaillés avec un grand soin. On disait qu’en prévision de la Fête des Cinq Couleurs, chaque foyer avait rempli sa cuisine d’ingrédients, mais qui aurait pu deviner que la fête serait annulée ? En parlant d’affaires aussi sérieuses que gagner ou perdre de l’argent, le petit serveur n’avait plus peur des fantômes et se plaignit aux clients : « Dites-moi, pourquoi n’a-t-elle pas choisi un autre moment ? Il a fallu qu’elle sorte de sa tombe précisément pendant la Fête des Cinq Couleurs ! »

« Peut-être voulait-elle elle aussi participer à la fête. » Liang Shu poussa les nouilles de riz devant Liu Xian’an, pour qu’il mange doucement, et continua de demander au serveur : « Et ce fantôme de femme, quelle est son histoire ? »

« C’est la fille de Lao Wan de la ville », répondit le petit serveur. Comme il n’y avait pas beaucoup de travail à l’auberge, il était bien content de bavarder avec ses deux clients pour se reposer un peu. Lao Wan s’appelait Wan Gui, autrefois forgeron de la ville, paresseux, sans ambition ni travail, un bon à rien. Mais il avait une fille remarquable. Comme elle était née le soir du 15 août lunaire, quand la lune est la plus ronde, on l’avait appelée Wan Yuan (NT : yuán : rond, complet), un nom porteur de vœux de complétude et de bon augure.

« Que toutes choses soient complètes et parfaites, ça sonnait si gracieux et prometteur », ajouta le petit serveur en croisant les bras, « mais par la suite, quel malheur. »

Wan Gui n’était pas un homme bien : incompétent, ivrogne, traînant comme un cadavre vivant. Après la mort de sa femme, plus personne ne pouvait le contrôler. Voyant que la petite Wan Yuan mourait presque de faim, les voisines compatissantes décidèrent de se relayer pour l’accueillir à tour de rôle chez elles, la nourrissant une bouchée ici, une bouchée là. C’est ainsi qu’elle grandit pendant plus de dix ans.

Liang Shu demanda : « Tu disais tout à l’heure que c’était une fille redoutable ? »

« Oui, elle était connue pour être vive et capable. » expliqua le petit serveur : « À sept ou huit ans, elle suivait déjà les hommes dans la montagne pour cueillir des herbes médicinales. Plus tard, elle construisit même une cabane sur la montagne, pour attraper des serpents et scorpions venimeux. Ces choses-là sont dangereuses, mais elles se vendent cher. Personne n’osait la provoquer dans la ville. Même son père finit par se plier à son autorité : il ne toucha plus une goutte d’alcool et se mit sérieusement à gérer la forge familiale. »

Le père et la fille gagnèrent de l’argent, bâtirent une maison neuve, et leur vie semblait partie pour s’améliorer de jour en jour. Mais Wan Yuan rencontra dans la montagne un chasseur venu d’ailleurs. Ils se promirent l’un à l’autre en secret et vinrent même quelques fois ensemble acheter des provisions en ville. Le petit serveur continua : « À l’époque j’étais encore enfant, je gardais l’échoppe de viande marinée de ma famille, alors j’ai vu ce chasseur deux fois. Il avait de grands sourcils et de grands yeux, l’air honnête… mais qui aurait cru que c’était un homme mauvais, qui trompa à la fois ses sentiments et son argent. Il dit qu’il allait rentrer préparer les fiançailles, mais ne revint jamais. »

Dans chaque ville, il y a des commères et des gens malveillants. Une histoire pareille, comment auraient-ils pu ne pas en faire tout un sujet de ragots ? Mais Wan Yuan avait un tempérament de feu : elle ne pouvait pas tolérer ça. Quiconque parlait d’elle, elle le frappait, au point de casser des têtes et de faire couler le sang. Les familles offensées portèrent plainte, et le yamen (NT : l’administration locale) envoya des hommes l’arrêter pour interrogatoire. Le matin, elle fut enfermée, et l’après-midi déjà, on annonça qu’elle s’était suicidée en se jetant contre une colonne.

« Alors voyez-vous… Elle avait des rancunes au fond du cœur. Ne pas se résigner à rester au tombeau et chercher à se venger, c’est bien normal », constata le petit serveur en s’appuyant au montant de la porte. « Mais ce chasseur est parti depuis longtemps, il n’est plus dans cette ville de Huaizhen. »

Liang Shu demanda : « Et le père de Wan Yuan ? »

« Après la mort de sa fille, il passait ses journées à faire des scandales dans les rues, à moitié fou. On finit par l’attacher et l’envoyer à l’hospice. Mais le responsable ne voulut pas le garder, de peur qu’il frappe d’autres vieillards. Ensuite, il me semble… il me semble qu’on l’a envoyé quelque part, mais je ne me souviens plus bien. »

Il parlait encore, quand on entendit frapper à la porte du bas. Le petit serveur se précipita pour accueillir les visiteurs.

Liang Shu dit : « Si j’avais su que c’était une telle histoire, j’aurais dû te laisser d’abord bien manger. »

Liu Xian’an avait déjà reposé ses baguettes, mais en entendant cela, il reprit un gâteau coloré. Doux et gluant, il fondait dans la bouche, mais sans saveur véritable. Liang Shu tira une chaise et s’assit près de lui. Il allait parler, mais Gao Lin montait déjà l’escalier. En un coup d’œil, il vit son prince se pencher vers le second jeune Maître Liu ; il fit aussitôt demi-tour et descendit à toute allure, si sérieux que les soldats qui le suivaient en furent effrayés : qu’est-ce qui se passait, le fantôme était-il en train de flotter dans la chambre ?

Liu Xian’an, surpris, demanda : « Pourquoi le lieutenant-général Gao est-il parti en courant ? »

Liang Shu répondit : « Sans doute qu’il a oublié quelque chose. Ne t’en occupe pas. »

Liu Xian’an ne creusa pas davantage la question. Il pensait encore à l’histoire de Wan Yuan : si tragique et contradictoire. Une jeune femme forte et pleine de ressources, qui avait survécu aux années les plus dures, et qui finit par se suicider à cause d’un homme. Il demanda : « Qui était le fonctionnaire local de cette ville à l’époque, le prince le sait-il ? »

« Il faut vérifier. Mais selon la règle des rotations tous les cinq ans, il a sans doute déjà été muté ailleurs. » Liang Shu demanda : « Tu crois que la mort de Wan Yuan est liée à ce qui lui est arrivé après son emprisonnement ? »

« En tout cas, il est peu probable qu’elle se soit suicidée », nota Liu Xian’an. « Le fait que la ville soit soudain hantée pourrait être lié à un témoin de l’époque qui cherche à lui rendre justice. »

« Mais il se peut aussi que quelqu’un veuille profiter du nom des fantômes pour créer des troubles, et ait choisi au hasard cette fille morte tragiquement », répondit Liang Shu. « Quoi qu’il en soit, toute la ville de Huaizhen est en émoi, au moindre bruit de vent et cri de grue, on croit à une armée (NT : idiome pour décrire une panique générale), et il faudra bien éclaircir cette affaire. »

Liu Xian’an hocha la tête, réfléchit un moment, puis poussa un profond soupir : « L’affaire des sentiments est décidément une chose compliquée. »

Les sourcils de Liang Shu se contractèrent : « Quel rapport avec les sentiments ? »

« Si elle n’avait pas rencontré ce chasseur, tout le reste ne se serait pas produit », analysa Liu Xian’an. « Elle aurait continué à faire son commerce de venins, sans se mêler d’amour. Aujourd’hui, elle serait peut-être devenue l’une des plus grandes marchandes de la région.»

« Mais ce n’est pas l’amour en soi le problème, c’est qu’elle a rencontré le mauvais homme», rétorqua Liang Shu. « Si le chasseur avait été honnête et sincère, s’il lui avait donné un cœur sincère, ils auraient pu se marier, et en gérant ensemble le commerce des venins, leur vie aurait pu être prospère et joyeuse. »

Mais n’est-ce pas là encore une peine de devoir trier entre les honnêtes et les fourbes ? Liu Xian’an resta sur sa position : de toute façon, c’était trop de tracas. Il tenta même de “laver le cerveau” de Son Altesse Royale le prince Xiao, qui semblait avoir hâte de se marier, en lui répétant la maxime : “Sans désir, on est fort”. (NT : maxime confucéenne : celui qui n’a pas de désirs est inébranlable)

Liang Shu, la tête appuyée sur sa main, demanda : « Et le désir, on peut vraiment dire qu’on l’efface, et il disparaît ? »

Liu Xian’an répondit : « Oui. Il suffit de lire plus de livres. »

« Et si après avoir lu tous les livres, on a encore du désir ? »

« Alors le prince n’aura qu’à venir me trouver. »

Liang Shu, partagé entre rire et désarroi, dit : « Sais-tu seulement ce que tu es en train de dire ? »

Liu Xian’an expliqua : « Je sais. Ce que je veux dire, c’est que je peux exposer au prince le Dao du Ciel. Une fois uni au Dao du Ciel, les désirs du monde profane sont naturellement relégués à l’arrière-plan. »

(NT : tiāndào ou Dao du Ciel : principe cosmique suprême dans la pensée chinoise taoiste et confucianiste, la Loi de l’Univers, garante de l’équilibre et de la justice. Si l’on comprend et s’accorde avec cette « voie céleste », alors les désirs mondains (pouvoir, richesse, amour, passion) deviennent futiles et disparaissent d’eux-mêmes )

La tête de Liang Shu le lançait, il ne voulait plus qu’il continue à débiter de telles absurdités. Comme il se faisait tard, il fit appeler A-Ning et dit à Liu Xian’an : « Ne pense plus aux histoires de fantômes ou non-fantômes. Dors bien cette nuit, demain je t’emmènerai examiner cette vieille affaire. »

Liu Xian’an n’avait pas du tout sommeil, mais A-Ning avait déjà reconduit Son Altesse le prince Xiao hors de la chambre. De retour, il dit : « Nous venons d’entendre nous aussi, en bas, l’histoire de cette demoiselle Wan. Est-ce que le prince veut rouvrir l’enquête sur cette affaire ? »

« Oui. » Liu Xian’an resta affalé sur la table. « Puisque des fantômes sont apparus, il faut découvrir la vérité. Et si c’était l’œuvre d’une secte démoniaque ? N’est-ce pas justement pour cette affaire que le prince est venu ? »

« C’est vrai. » A-Ning rangea rapidement la table. « Alors je vais préparer de l’eau chaude pour que vous preniez un bain… Maître, maître, levez un peu le bras. »

Mais Liu Xian’an resta couché sans bouger, trop paresseux pour lever le bras, faute d’envie. Il dit : « Tout à l’heure, je voulais expliquer au prince la voie du Ciel, mais il ne voulait pas écouter. »

A-Ning pensa : n’est-ce pas normal ? Le prince ne ressemble pas à quelqu’un capable de méditer sereinement sur la Voie. C’est un général, pas un sage. En plus, les discours du jeune maître sur le tiāndào sont si vides et ennuyeux, toujours à s’étendre jusqu’aux neuf myriades de lieues de l’univers, à parler d’“oublier la vie et se fondre dans l’infini” (NT : expression taoïste pour dire s’abandonner totalement au cosmos sans fin). Moi-même, à force de l’entendre, je somnole souvent.

Doté d’une grande force, il souleva de force son maître, ce paresseux mélancolique, et le posa assis sur le lit, avant de retourner essuyer la table.

En bas, Gao Lin interrogeait aussi Liang Shu : « Pourquoi le prince est-il descendu si vite ? Par une nuit de fantômes, n’est-ce pas justement l’occasion de rester dans la chambre de l’être aimé ? Si le second jeune Maître Liu n’a pas peur des fantômes, nous pourrions bien nous forcer à avoir peur à sa place. En tout cas, une chance comme ça, il faut la saisir. »

Liang Shu, étourdi par ses bavardages, réagit : « Tais-toi, parlons sérieusement. »

« Justement, une affaire sérieuse vient de passer devant l’auberge. » Gao Lin désigna l’extérieur : « Les agents officiels continuent ce soir encore à courir partout avec des torches pour chercher ce fantôme de femme. Après que le petit serveur nous a raconté l’histoire de Wan Yuan, je suis sorti interroger deux personnes. Le fonctionnaire qui l’avait fait incarcérer à l’époque s’appelait Li Liang. Il était déjà âgé, toussait sans cesse, tombait souvent malade. Après le suicide de Wan Yuan, ce maître Li est tombé gravement malade à son tour et peu après, il s’en est allé chevaucher une grue vers l’Ouest (NT: euphémisme pour mourir). »

« Et sa réputation ? »

« Ni bonne ni mauvaise. Cela devait être un fonctionnaire tout à fait ordinaire », précisa Gao Lin. « Mais je n’ai bavardé que rapidement. Si l’on veut en apprendre davantage, il faudra attendre demain. »

« Alors nous verrons demain », accepta Liang Shu. « Va dormir. »

Gao Lin acquiesça, mais rappela encore : « Le prince ne veut vraiment pas retourner dans la chambre du second jeune Maître Liu ? »

Liang Shu demanda : « Pour quoi faire ? Pour l’entendre encore parler d’union au Dao du Ciel et de “sans désir, on est fort” ? »

Gao Lin en resta stupéfait : qu’est-ce que c’était encore que cette histoire ?

Liang Shu ricana : « Je savais que tu ne comprendrais pas. »

Gao Lin en fut blessé : certes, il ne comprenait pas, mais le prince non plus ne comprenait pas ! “Union au Dao du Ciel ”… rien qu’à entendre ces mots, on aurait dit que le second jeune Maître Liu allait déjà s’élever sur les nuages et devenir immortel. En y pensant, Gao Lin trouva que son prince n’avait vraiment pas la vie facile. Les autres, pour courtiser, n’avaient qu’à sortir quelques phrases creuses et sucrées, sans se casser la tête. Lui, il fallait qu’il se plonge dans la métaphysique de l’univers pour séduire sa promise… quelle épreuve, à en faire pleurer ceux qui l’entendaient.

Liang Shu ordonna : « Va-t’en. »

Gao Lin s’exécuta prestement : il ne se précipita pas à l’étage, mais roula littéralement hors de l’auberge pour aller glaner des nouvelles dans la rue.

De son côté, Liu Xian’an n’avait pas non plus sommeil. A-Ning demanda : « Que regarde le jeune Maître à la fenêtre ? Vous allez attraper froid. »

Le vent glacé soufflait violemment, gelant son nez. Liu Xian’an glissa ses mains dans ses manches : « J’essaie de voir si je peux apercevoir le fantôme de femme. »

« Toute la ville est illuminée de torches. Qu’il s’agisse d’humains ou de fantômes, personne n’osera sortir cette nuit », remarqua A-Ning. « Le jeune Maître ferait mieux d’aller dormir. »

À peine avait-il prononcé ces mots qu’un cri strident retentit à l’autre bout de la grande rue. Même en le calculant exprès, il aurait été difficile d’être aussi bien synchronisé. Liu Xian’an en sursauta, et A-Ning, effaré, faillit lâcher le bassin d’eau : « Qu’est-ce que c’était que ce bruit ? »



Traducteur: Darkia1030

 

 

 

 

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