Comme Liu Xian’an s’était levé tôt sans rien manger, il croisa un cuisinier qui distribuait les repas et demanda un wotou (NT : galette de farine de millet cuite à la vapeur). La pâte jaune, compacte et légèrement amère, demandait beaucoup d’effort à mâcher. Tandis qu’il mangeait lentement, il demanda : « Est-ce que l’armée manque encore de vivres ? »
« Si nous réussissons à prendre rapidement la ville de Qianqu, alors non. Pour l’instant, les réserves suffisent tout juste. » Liang Shu lui tendit le bras pour lui servir d’appui, et tous deux gravirent ensemble une butte. « Ce matin, je discutais encore avec Gao Lin de la possibilité de te renvoyer au village de montagne de Baihe. »
Liu Xian’an en resta légèrement interdit, resta silencieux un moment, puis demanda avec hésitation : « La bataille pour Qianqu va durer longtemps ? »
« Non. » répondit Liang Shu. « J’ai l’intention de confier Qianqu à Hong Feng. »
Lu Xiang, qui avait manqué à ses devoirs, avait déjà été démis de ses fonctions. Mais le poste de commandement ne pouvait pas rester vacant trop longtemps, il fallait bien un remplaçant. Hong Feng, après plusieurs jours d’observation par Liang Shu et Gao Lin, était apparu comme le meilleur choix parmi les officiers de l’armée. Liu Xian’an pensait aussi que Qianqu ne serait pas difficile à prendre : le grand étendard de Huang Wangxiang était déjà tombé, les rebelles n’avaient plus de colonne vertébrale. De plus, les villes de Qingyang et Sanshui avaient été prises par l’armée de Yan avec une rapidité foudroyante ; cet effet psychologique devait avoir terriblement ébranlé le moral des troupes ennemies.
Il demanda : « Puisque nous pouvons remporter une victoire rapide, pourquoi vouloir absolument nous renvoyer, A-Ning et moi ? »
Liang Shu répondit avec impuissance : « Parce que les plans ont changé. Mon frère l’empereur m’a envoyé hier soir un décret secret, transmis par cavalier de huit cents li en hâte (NT : idiome chinois signifiant un ordre d’extrême urgence, transmis le plus vite possible). Il m’ordonne de ne pas rentrer à la capitale après avoir écrasé les rebelles, mais de me rendre directement au Sud-Ouest pour enquêter sur la secte du Bai Fu. »
« Enquêter sur la secte de Bai Fu. » Ces quelques mots semblaient légers, mais en réalité, c’était comme affronter un énorme python venimeux qui s’enroulait depuis des années dans les montagnes du Sud-Ouest. Il risquait d’avaler quiconque l’approchait au moindre faux pas. Ces dernières années, la cour impériale avait envoyé des troupes plusieurs fois, mais ce n’était guère que pour « taper sur le mur à travers la cloison » (NT : idiome chinois signifiant donner un avertissement indirect, sans attaque frontale), pour rappeler à cette secte de ne pas aller trop loin dans son arrogance.
Liu Xian’an demanda : « Est-ce une décision soudaine de Sa Majesté ? »
« Pas exactement », répondit Liang Shu. « Depuis son accession au trône, mon frère l’empereur prépare en secret ce plan. Cette fois, il a simplement avancé l’échéance. Éradiquer cette secte maléfique, détourner le cours du fleuve Bai : ces deux grandes affaires sont ses vœux les plus chers. Le fleuve Bai nécessitera peut-être des générations d’efforts, mais la secte, elle, non. La main de la secte de Bai Fu s’étend toujours davantage. Si ces griffes démoniaques ne sont pas tranchées net, tôt ou tard elles feront dépérir tout le royaume de Dayan. »
Profitant de la stabilité des frontières, il pouvait enfin libérer ses mains pour s’en occuper.
Autrefois, quand Liu Xian’an restait allongé dans le petit pavillon du jardin pour regarder le ciel, il pensait seulement que son père, sa mère et ses frères et sœurs étaient bien occupés chaque jour. Mais maintenant qu’il avait rencontré Liang Shu, il comprenait qu’« être occupé » pouvait prendre des formes d’une intensité insoupçonnée. Campagnes militaires sans sommeil ni repos : et alors que la guerre touchait enfin à sa fin, sans même pouvoir reprendre haleine, voilà qu’on l’envoyait déjà au Sud-Ouest.
Quant à savoir si l’empereur était un souverain éclairé, Liu Xian’an ne pouvait pas encore en juger. Mais ce qu’il voyait clairement, c’est que l’empereur manquait cruellement d’hommes compétents à ses côtés.
Liang Shu demanda : « À quoi penses-tu encore ? »
Liu Xian’an avala son morceau de wotou : « Alors moi aussi, j’irai au Sud-Ouest. »
Liang Shu le regarda. Il avait lui aussi brièvement songé à l’emmener, mais avait fini par étouffer ce désir. La veille, en ramenant Liu Xian’an du clair de lune jusqu’au camp, le corps qu’il tenait dans ses bras était si léger, si fragile, enveloppé dans une large robe, qu’il ressemblait à un chaton sans poids. Il valait donc mieux le renvoyer au manoir de Baihe, dans cette petite ville prospère et tranquille, pour qu’il continue à manger, dormir, regarder le ciel et les nuages, jouer aux échecs et bavarder avec ces vieux barbus agaçants.
Liu Xian’an demanda : « Pourquoi le prince me regarde-t-il ainsi ? »
Liang Shu répondit : « Les forêts du Sud-Ouest sont épaisses, l’air y est saturé de miasmes. Dans les montagnes profondes où se cache la secte de Bai Fu, les serpents, les insectes, les rats et les fourmis grouillent partout. »
« Alors j’ai d’autant plus besoin d’y aller. Le prince doit bien avoir un médecin à ses côtés, n’est-ce pas ? » Bien sûr, il y aurait aussi des médecins militaires locaux, mais Liu Xian’an pensait : moi, je ne suis pas comme eux, je dois y aller.
Liang Shu fronça les sourcils : « Tu ne peux pas. »
Liu Xian’an mit les mains dans ses manches, lui tournant le dos en marmonnant : « Qu’il essaie donc de m’en empêcher, mes jambes m’appartiennent. »
La voix, un peu bourdonnante, parvint pourtant très clairement à Liang Shu, qui tira sur son ruban de cheveux : « Retourne-toi. Qui donc va volontairement se jeter dans la souffrance ?»
Liu Xian’an répondit : « On ne peut pas vraiment parler de souffrance. » Dans les temps anciens, des sages ont marché pieds nus à travers montagnes et rivières, parcouru des milliers de li pour chercher la vérité, la bonté, la pureté, la beauté du Dao. Lui aussi, en allant au Sud-Ouest, cherchait un nouveau monde pur et beau. N’était-ce pas tout aussi légitime ?
Il ajouta : « Et puis, le prince m’a promis de m’aider à remettre de l’ordre dans le monde que j’ai en tête. »
Liang Shu lui tapota le front : « Je croyais que tu étais déjà capable d’y entrer et d’en sortir à ta guise. »
« Non, non, pas encore », feignit Liu Xian’an. « J’ai encore un peu mal à la tête. »
Liang Shu ne révéla pas la maladresse de ce jeu d’acteur. Ses doigts glissèrent le long de son visage et pincèrent légèrement sa joue : « Tu tiens tant que ça à y aller ? Et toutes ces doctrines de non-intervention et de retrait du monde, que t’ont enseignées ces vieux barbus, tu les as déjà oubliées ? »
Tiré par lui, la voix de Liu Xian’an s’échappa un peu avec le vent, mais il pensa : les sages ont dit aussi que lorsque le pays est en ordre, le sage se retire ; mais quand le pays est en désordre, il s’y engage. De toute façon, j’irai.
(NT : principe confucianiste de la responsabilité sociale du sage : lorsque l’État est en péril ou que le peuple souffre, le lettré / le sage doit sortir de sa retraite et prendre ses responsabilités, même au prix de difficultés ou de sacrifices.)
Liang Shu demanda : « Seulement pour sauver le pays ? »
Liu Xian’an répondit vaguement : « À peu près. »
« Et ce qui manque, c’est quoi ? »
« Je ne sais pas. »
« Alors, tu n'es pas autorisé à y aller . »
« … »
Finalement, le jeune maître Liu Xian'an dut admettre que « ce qui manquerait », c’était le prince. Mais même cet aveu ne suffisait pas : le prince poursuivit son interrogatoire. « Et “ce qui manque”, ça représente quelle part exactement ? »
Liu Xian’an montra un cun (NT : environ 3,3 cm), ce ne fut pas assez ; un chi (33 cm), pas assez ; un zhang (3,3 m), toujours pas assez. À la fin, il dut désigner les quatre directions, englobant du regard tout l’univers. Ce n’est qu’alors que Liang Shu se montra vaguement libéré du poids qu’il avait dans son cœur.
Liu Xian’an demanda : « Alors puis-je aller au Sud-Ouest maintenant ? »
Liang Shu hocha la tête : « D’accord. »
De retour au camp, il annonça la nouvelle à Gao Lin. Le lieutenant-général soupira à plusieurs reprises et attira son prince à l’écart pour le sermonner avec insistance. «N’avions-nous pas convenu d’envoyer le jeune maître Liu à la ville de Baihe ? Pourquoi ce revirement soudain ? Courtiser son futur époux, cela se fait sous la lune et parmi les fleurs, pas dans l’antre d’une secte maléfique ! Là-bas, ce n’est que dangers et miasmes mortels. Quel homme sensé emmènerait l’être aimé visiter un tel endroit ? Prince, vous ne l’avez pas encore menacé, j’espère ? »
Liang Shu, étourdi par ses remontrances, répondit : « Éloigne-toi un peu de moi. »
Quant à A-Ning, fidèle à lui-même, il soutenait à mille pour cent cette décision. Il dit :« Je trouve que le jeune maître doit être aux côtés du prince. »
À demi allongé, Liu Xian’an répondit : « Oui, moi aussi je le pense. »
Après un moment de repos, il prit sa plume pour écrire une lettre à ses parents afin de leur annoncer qu’il devait partir au Sud-Ouest. A-Ning, à ses côtés, broyait l’encre. Il se pencha pour lire quelques lignes et lui conseilla : « Jeune maître, écrivez plus longuement. Cette fois, il est question à la fois de guerre et de secte maléfique. Le maître du manoir et madame seront certainement très inquiets, il faut les rassurer. Dites-leur que le prince prend grand soin de nous et que tout est très sûr ici. »
Liu Xian’an écrivit donc en détail. La lettre tenait presque lieu de chronique familiale tant elle était épaisse. Il y décrivit minutieusement combien Son Altesse le Prince Xiao était vaillant et invincible, stratège comme un dieu, et combien il prenait soin de lui avec une attention extrême. Il écrivit et réécrivit, sans rien omettre. À la fin, A-Ning en eut presque sommeil et, en se frottant les yeux, rappela : « Ne parlez pas seulement du prince Xiao. Écrivez aussi sur vous-même. Le jeune maître n’a-t-il pas accompli de grandes choses dans cette guerre ? »
Mais Liu Xian’an avait déjà jeté sa plume. Il était fatigué, le bras endolori. Il alla se coucher d’un bond : « Tant pis, je n’ai plus envie de bouger. »
A-Ning fut très déçu. Il rangea soigneusement la lettre. Mais au milieu du rangement, la voix de Liang Shu se fit entendre dehors. Alors, il vit de ses propres yeux ce jeune maître paresseux, qui prétendait il y a un instant être « épuisé, le bras trop douloureux pour écrire une ligne de plus », se lever aussitôt et courir dehors d’un pas vif et plein d’énergie.
« … »
*
L’armée fit une brève halte pour se reposer, puis leva de nouveau le camp et reprit sa marche.
Miao Changqing, bien qu’il fût un chef rebelle, avait néanmoins protégé les civils. En raison de ce mérite, et parce qu’il était âgé et malade, Liang Shu le fit envoyer à Kunzhou pour y devenir gardien de tombe. Cela paraissait rude, mais Kunzhou avait un climat doux, la nourriture n’y manquait pas, et l’on y trouvait la clinique de Baihe, où il pourrait recevoir des soins. Garder les tombes ne demandait pas de travail physique important, il suffisait d’habiter au village voisin. On pouvait à peu près dire qu’il y finirait ses jours paisiblement.
La bataille de Qianqu se déroula exactement comme Liang Shu l’avait prévu : la ville fut prise sans le moindre effort. Hong Feng profita du terrain pour ralentir volontairement la marche de l’armée principale, afin de tromper les rebelles, puis mena personnellement trois mille hommes de l’avant-garde par un sentier secondaire. Ils marchèrent de nuit à vive allure, attaquèrent par surprise et pénétrèrent dans la ville. Le chef rebelle fut décapité dans son sommeil, sa tête tranchée projetant du sang jusqu’à trois chi de hauteur.
Ainsi s’acheva, d’un seul coup d’épée, cette rébellion née des inondations et de la famine.
Dans le cachot sombre, Lu Xiang fixait le bol de riz et le morceau de viande grasse posés devant lui. Ses pupilles se contractèrent, il leva la tête et dit : « Tu veux me tuer ! »
Liang Shu répondit : « Tu t’es enrichi par la corruption, tu as manqué de rigueur dans ton gouvernement, tu as négligé tes fonctions, tu as laissé périr le peuple. Ne mérites-tu pas la mort ? »
« Seul l’empereur… »
« C’est mon frère l’empereur qui veut ta tête. » coupa Liang Shu d’une voix glaciale. «Agenouille-toi, et reçois le décret. »
Le visage de Lu Xiang devint couleur de cendre. Il s’effondra sur le sol : « Impossible, mon oncle… C’est toi ! Tu n’as jamais été en bons termes avec mon oncle, et maintenant tu m’accuses à tort. Je veux voir l’empereur pour plaider ma cause ! »
Gao Lin, impressionné par tant d’épaisseur de visage (NT : idiome : par tant de vergogne), soupira. ‘Quelle injustice ?’ pensa-t-il. Il ordonna aux geôliers de redresser ce tas de boue humaine pour le forcer à s’agenouiller, déroula le décret impérial, le lut rapidement, puis referma le rouleau d’un claquement sec : « Voilà, emmenez-le. »
« Liang Shu ! » hurla Lü Xiang. « Tu es tellement arrogant, mon oncle ne te le pardonnera pas ! »
Gao Lin lui donna un coup de pied dans le ventre qui le fit taire : « Tu ferais mieux de t’inquiéter pour ton oncle. Cette fois, c’est le vieux maître Lu lui-même qui a demandé ton exécution. À son âge, avec sa barbe qui traîne presque par terre, il doit encore gérer tes ordures. Si tu avais un peu de conscience, ton âme, après la mort, irait errer ailleurs, loin, pour épargner de nouvelles frayeurs à ce pauvre vieil homme. »
Lu Xiang fut traîné dehors en pleurnichant et geignant — et c’était vraiment « xili xili » (NT : onomatopée du bruit de la pluie fine, utilisé ici pour décrire ses sanglots pitoyables). Gao Lin, se couvrant le nez, accompagna Liang Shu à l’exécution. Les habitants de Qianqu étaient tous rassemblés. Le bourreau leva son sabre : d’un coup net, il trancha la tête de Lu Xiang. Ce coup décapitait en même temps l’esprit de corruption et de négligence qui régnait parmi les fonctionnaires de la région de Baihe.
Déjà, les vivres de secours affluaient de toutes parts. Les commissaires impériaux étaient sur le point d’arriver. Les réfugiés étaient pris en charge par les administrations locales, et pourraient au moins passer un hiver sans faim ni froid.
Dans la charrette qui roulait vers le sud, Liu Xian’an, un réchauffe-mains entre les mains, avait pourtant le bout du nez tout rouge de froid.
« J’ai entendu le lieutenant-général Gao dire qu’il neigeait déjà au Nord. » dit A-Ning, serré contre lui. « Si seulement nous étions à la capitale… »
Liu Xian’an éprouvait lui aussi un peu de regret, car à Baihe il ne neigeait jamais. Il n’avait encore jamais vu la neige. Rien que d’y penser, son nez le démangea.
« Atchoum ! »
A-Ning attrapa aussitôt un manteau posé à côté et l’enroula autour de lui. C’était une cape noire bordée de fourrure, fermée par des liens dorés, luxueuse et raffinée, très différente des amples robes sobres que portait habituellement le jeune maître Liu. À première vue, on voyait que cela venait du palais. Outre cette cape, toutes les couvertures, tapis, coussins et même les couettes de la charrette avaient été offertes par Son Altesse le prince Xiao.
A-Ning, complètement déconcerté, agita les mains : « Mais nous en avons déjà, nous en avons ! »
Gao Lin, ferme et catégorique, déclara : « Même si vous en avez, vous devez les accepter. »
Sur ces routes longues et sauvages, son prince n’avait pas grand-chose à offrir. Mais à cet âge où les sentiments s’éveillent, quand le cœur bondit comme un faon effrayé, il suffit d’une étincelle pour embraser tout un champ. Liang Shu aurait voulu offrir à l’être aimé tous les trésors du monde, mais en fouillant et refouillant, il n’avait trouvé que cela. C’était sans doute un peu mesquin, peut-être inutile pour le jeune maître, mais il fallait tout de même les donner.
A-Ning, les bras encombrés d’une énorme couette, se sentait totalement perdu. Il se faufila dans la charrette avec peine et dit : « Je voulais refuser. Nous avons déjà des couvertures ! Mais le lieutenant-général Gao me les a fourrées dans les bras avant de s’enfuir. Je n’ai même pas pu le rattraper. »
Allongé sur le lit de la charrette, Liu Xian’an ouvrit les bras : « Donne-les-moi. »
A-Ning s’agita un bon moment à ranger, puis déclara, l’air désespéré : « On ne peut vraiment plus rien mettre. Nos couvertures ne sont pas petites non plus. Peut-être devrions-nous les rendre au prince. »
Liu Xian’an serra encore plus fort sa grande couette.
Non, Je ne rendrai rien.
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L’auteur a quelque chose à dire:
Xiao Liang : Donne-moi un oreiller et une couette.
Da Liang (Grand Liang): Petit frère, à ce rythme, tu vas faire passer notre famille pour pauvre.
Traducteur: Darkia1030
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