Après que les rebelles de la ville eurent massacré tous les civils, ils se tranchèrent les veines les uns après les autres, laissant derrière eux des malédictions remplies de colère, promettant dans leur prochaine vie de renaître en loups ou en tigres affamés pour tuer tous les membres de la famille impériale et tous les fonctionnaires corrompus. Quelques rebelles, qui avaient eu le courage de trancher la gorge des civils mais pas la leur, furent capturés vivants par l’armée de Yan et, tremblants, révélèrent cette affaire à Gao Lin.
Liu Xian'an dit lentement : « Il se pourrait aussi que, dans leur prochaine vie, le monde soit déjà pacifié. »
Puis il continua : « Les cités seraient couvertes de soieries, les marchés regorgeraient de perles et de tissus précieux, les villages auraient vin, poulet et porc pour les fêtes, et partout flotterait le parfum des rizières sur dix li. Quiconque y irait trouverait de quoi se nourrir. Alors il n’y aurait plus besoin de haine, plus besoin de se transformer en loups ou en tigres ; ils pourraient simplement être des gens paisibles dans des temps de paix. » (NT : idiome signifiant profiter pleinement de la paix et de la prospérité, sans être entraîné par la vengeance ou la violence.)
Ces quelques mots touchèrent soudainement le cœur de Gao Lin, pourtant habitué à la rudesse de la vie. Sa gorge se noua et il chercha un prétexte pour s’éclipser et méditer sur les jours heureux d’un monde en paix.
Les soldats mirent deux jours entiers à enterrer tous les cadavres des civils ; Qingyang devint presque une ville fantôme. Liang Shu ne ramena pas Lu Xiang à la capitale, mais continua à l’escorter vers l’ouest, enfermé dans une voiture de prison improvisée, observant le désastre autour de lui.
Au zénith de l’automne, le soleil brûlait encore, déshydratant les hommes. Depuis sa naissance, Lu Xiang n’avait jamais subi un tel châtiment. Bien que conscient que cette punition extrajudiciaire violait la loi de Dayan, il n’osa protester, sachant que Liang Shu était capable de tuer avant même que l’empereur n’ait ordonné quoi que ce soit.
C’était un fou cruel et impitoyable.
*
Liu Xian'an tenait la tête de Liang Shu : « Ne bouge pas. »
Dernièrement, il venait souvent la nuit pour pratiquer l’acupuncture sur Liang Shu, ce qui émut les soldats autour, tous impressionnés que Son Altesse Royale Xiao Wang soit à ce point malade qu'il ressemblait à un hérisson, mais qu'il devait quand même marcher jour et nuit. Il travaillait vraiment dur.
Liang Shu, lui, aussi estimait qu'il travaillait très dur. Il ressentait la fatigue de la tête jusqu’aux épaules, immobile comme une statue de bois à moitié sculptée, avec parfois des picotements dans le dos. Gao Lin, prétextant un passage, vint trois ou quatre fois observer, et lorsqu’il trouva un moment où Liu Xian'an était absent, il se précipita pour demander : « Prince, voulez-vous que je vous trouve un prétexte pour partir plus tôt ce soir ? »
Liang Shu, le visage encore piqué par les aiguilles, répondit avec orgueil et raideur : « Inutile. »
Vraiment inutile ? Gao Lin n’était pas convaincu. Avant, il n’aurait pas douté, car auparavant, tout le palais savait que si le prince acceptait l’acupuncture, c’est que c’était efficace. Mais maintenant, le prince semblait abriter des pensées indécentes dans son cœur, et Gao Lin se sentait responsable de vérifier si c’était pour soigner ou pour des distractions charnelles, afin que le général en chef ne perde pas son efficacité avant la bataille.
Liang Shu ordonna : « Pars. »
Gao Lin ne partit pas, mais s’assit pour continuer à l’importuner. Liang Shu ne ressentait pas de douleur, mais la présence immobile de Gao Lin était gênante, et alors que le deuxième « Pars ! » menaçait de sortir de sa bouche, Gao Lin intervint : « En observant ces derniers jours, je trouve que le deuxième jeune maître Liu se soucie beaucoup de vous. »
Liang Shu répondit difficilement par un « hum » et décida de lui laisser quelques occasions supplémentaires de « cracher des défenses d’éléphant ».
(NT : Métaphore sarcastique pour parler de quelqu’un qui parle ou rapporte quelque chose avec politesse, souvent en essayant de flatter l’interlocuteur. Référence à l’idiome chinois ‘De la gueule d'un chien, il ne peut sortir des défenses d'éléphant’, autrement dit on ne peut pas attendre d'une personne stupide qu'elle tienne des propos intelligents )
Mais le stock d'ivoire de Gao Lin s'avéra modeste. Après avoir dit « Je suis très inquiet », il orienta rapidement la discussion vers les affaires militaires et la guerre. Lu Xiang, à moitié mort dans la voiture prison, fut même sorti pour être interrogé en détail, et Gao Lin analysa soigneusement les forces en présence et les stratégies. Liang Shu n’avait pas envie d’écouter, mais dut le faire, jusqu’à ce que Liu Xian'an revienne à temps pour lui offrir un moment de tranquillité.
Liu Xian'an posa ses affaires : « De quoi discute le prince ? »
Liang Shu : « Des affaires militaires. »
Liu Xian'an pensa qu’il devait parler à Gao Lin plus tard, afin que ce dernier ne gaspille pas l’effet calmant des aiguilles en discutant de la guerre la nuit. Liang Shu, assis sur un banc, laissa Liu Xian'an retirer les aiguilles une à une de sa tête. Que ce soit l’effet réel de l’acupuncture, l’odeur médicinale de ses manches ou la beauté de ses mains, le mal de tête aigu provoqué par la bouche de Gao Lin disparut, remplacé par une sensation flottante de relaxation et de fatigue, qui le plongerait dans un sommeil immédiat s'il fermait les yeux.
Liu Xian'an rangea ses aiguilles et, voyant Liang Shu s’allonger, retourna à l’autre côté du camp. A-Ning lui versa de l’eau chaude pour se laver : « Ces derniers temps, il fait de plus en plus froid. »
« La ville de Sanshui est en altitude, il fera encore plus froid », remarqua Liu Xian'an. « Emballe les herbes pour le froid en petits sachets pour un usage facile. Je préparerai celui du prince moi-même. »
« Bien. » A-Ning sourit : « Je remarque que votre relation avec le prince devient de plus en plus proche. Aujourd’hui, l’oncle Li qui s’occupe des chevaux disait qu’il n’avait jamais vu personne tenir la tête du prince pour faire de l’acupuncture. Tout le monde vous admire. »
Liu Xian'an : « Je suis médecin. » Assis près du feu, il ajouta : « Mais le prince est trop préoccupé et tendu, l’acupuncture et les médicaments ne peuvent que traiter les symptômes, pas la cause. »
A-Ning : « Trop de souci, c’est un trouble du cœur, et le cœur doit être soigné par le cœur. Il faudrait lui trouver des choses joyeuses pour qu’il se réjouisse un peu, au lieu de toujours penser à la guerre. »
Ces mots étaient corrects, mais pendant cette marche dans le vent et la pluie, avec les rebelles devant et les réfugiés derrière, et le sol de la rivière percé comme un tamis, il était presque impossible de trouver quoi que ce soit qui fasse plaisir au prince.
A-Ning proposa d'entreprendre la tâche: « Je vais demander au lieutenant-général Gao Lin ! Lui qui est au Nord-Ouest depuis si longtemps doit mieux connaître les goûts du prince. »
Il se leva et se mit sur la pointe des pieds pour regarder au loin. Apercevant Gao Lin parler avec quelqu’un, il se précipita.
Gao Lin : « Juste à temps. Là-bas, ils font rôtir du faisan sauvage. Tu en veux ? »
A-Ning : « Non, je veux demander… le prince a-t-il des choses qu’il aime particulièrement ?»
Gao Lin se ressaisit immédiatement, se demandant pourquoi il posait cette question. Combiné avec le rêve indescriptible du prince ? Il attrapa le bras d’A-Ning et baissa la voix : « C’est le jeune maître de ta famille qui veut savoir ? »
A-Ning, troublé par cette excitation et cet empressement, dit : « Oui, c’est mon jeune maître qui veut savoir. »
Gao Lin enchaîna : « Très bien, très bien, c’est parfait. »
A-Ning, de plus en plus perplexe, se demanda pourquoi c’était « parfait ».
Gao Lin manquait d’expérience en matière de relations amoureuses, beaucoup moins compétent en la matière qu’à tuer sur le champ de bataille. Face à la ligne rouge que le prince venait tout juste de révéler, il n’osa prononcer un mot de trop, de peur de tout gâcher, et chercha à temporiser : « Je dois bien réfléchir. »
A-Ning fut surpris : il fallait encore réfléchir ?
Gao Lin expliqua sérieusement que le prince, occupé par les affaires militaires, montrait rarement ses goûts personnels, et que lui-même était négligent, il fallait donc se remémorer attentivement.
A-Ning retourna auprès de son jeune maître et lui transmit les paroles exactes, ajoutant : « Je ne sais pas pourquoi, mais le lieutenant-général Gao Lin avait l’air très content. »
Liu Xian'an ne comprit pas non plus : pourquoi cela rendait-il quelqu’un heureux ? Tous deux se murmurèrent à voix basse pendant un moment et conclurent que cela concernait sûrement autre chose.
Gao Lin, quant à lui, réfléchissait avec émotion : il pensait que c’était un amour unilatéral du prince, et n’avait jamais imaginé qu’il pourrait y avoir une réciprocité. Quelle belle histoire ! Il voulait immédiatement rapporter cette bonne nouvelle, mais ses gardes lui dirent que le prince s’était déjà endormi, ayant bu une soupe apaisante avant. Il dut donc garder l’information pour lui, toute la nuit sans dormir, et le lendemain, avec des cernes noirs, il courait partout, plein d’énergie.
Liang Shu dit : « Qu’est ce que cette posture, tu es possédé, ou quelqu’un t’a frappé ? »
Gao Lin, mystérieusement provocateur, rapporta d’abord les affaires militaires, puis se rapprocha : « Prince, il y a une bonne nouvelle. »
Son souffle tomba sur le cou de Liang Shu, qui eut des frissons : « Dis-le bien fort en te tenant droit. »
Gao Lin répondit : « Cette affaire ne peut pas être dite à haute voix. »
Liang Shu fronça les sourcils : « Quelle bonne nouvelle ne peut pas être dite à haute voix ? »
Gao Lin se racla la gorge ‘C’est toi qui a voulu que je la dise à haute voix !’ et hurla : « La nuit dernière, le deuxième jeune maître Liu a envoyé A-Ning me voir pour demander ce que le prince— toux toux ! »
Avant qu’il n’ait fini sa phrase, Liang Shu le saisit par le col et l’emmena dans un endroit isolé. Une génération de généraux célèbres faillit s’évanouir sur le coup et, les yeux embués de larmes, et Liang Shu fut forcé de l’interroger : « Demander quoi ? »
Gao Lin, exaspéré, murmura : « Demander ce que le prince aime. »
Le sourcil de Liang Shu bougea légèrement : « Oh ? »
Gao Lin profita du moment pour détailler la demande d’A-Ning, puis ajouta : « J’ai dit que je devais réfléchir, A-Ning est parti, et il s’est remie à chuchoter avec le deuxième jeune maître Liu. Ils ont parlé longtemps, ils discutaient sûrement du prince. »
Liang Shu, impassible : « Pourquoi demander cela ? »
Gao Lin, malgré son célibat, répondit avec logique : « Naturellement par souci. » Si l’on ne se soucie pas ou que l’on n’éprouve pas d’affection, qui s’intéresserait aux goûts de l’autre ?
Liang Shu se sentit le cœur léger.
« Comment dois-je répondre ? » continua Gao Lin, inquiet. « Je ne peux pas dire au deuxième jeune maître Liu que le prince aime aller dans le désert chasser les loups, cela semblerait insensé. Les entremetteuses de la ville de Yueya, quand elles présentent une proposition de mariage à de vieux célibataires, savent toutes comment appliquer une couche de vernis sur des “courges tordues et des dattes fendues” (NT : idiome pour parler de personnes ou de choses disgracieuses ou de qualité médiocre) et en parler de façon exagérée jusqu’au plafond. (NT : vanter de façon extravagante) »
Mais la poésie, la musique, la calligraphie et l’art ne pouvaient pas se créer sur le moment, un faux pas pourrait tout révéler et rendre les choses honteuses.
Gao Lin s’aperçut soudain de l’inculture du prince en ces matières. Il proposa : « J’ai un xun (NT : flûte chinoise ancienne), le prince pourrait apprendre à en jouer. C’est un instrument, et dans la longue nuit du Nord-Ouest, jouer des airs nostalgiques seul, cela a une certaine noblesse mélancolique, c’est émouvant. »
Liang Shu : « Donc tu penses qu’à cette heure-ci, ce seigneur peut consacrer un moment chaque jour pour aller seul à dix-huit li d’ici apprendre le xun ? »
Gao Lin : « …Sinon nous pouvons penser à autre chose aussi. »
Pas besoin d’apprendre, pas de cruauté, pas de honte, pas de révélation. Avec beaucoup de difficulté, ils aboutirent à une idée appropriée.
A-Ning courut retrouver son jeune maître haletant: « Le lieutenant-général Gao Lin est venu me voir tout à l’heure. Il a dit que quand le prince est au Nord-Ouest, il aime surtout observer le ciel étoilé du désert. »
C’était l’idée que Gao Lin avait trouvée après beaucoup de réflexion : simple, universelle, tout le monde lève la tête vers le ciel, et compatible avec le xun, qui symbolisait hauteur et solitude. Observer les étoiles impliquait une réflexion, une noblesse qui seyait au prince. Cela le ferait paraître poétique et différent des bandits du désert.
Liu Xian'an fut touché, pensant aux poètes décrivant le Nord-Ouest, vaste et étoilé.
Ici ce n’était pas le désert, mais le ciel étoilé restait tout aussi magnifique. Il alla trouver Liang Shu et proposa : « Si jamais tu ne peux dormir au milieu de la nuit, prince, viens voir les étoiles avec moi. »
Liang Shu répondit avec noblesse: « Très bien. »
Cette nuit-là, il perdit effectivement le sommeil.
Liu Xian'an, réveillé de force, ne se fâcha pas ; de toute façon, il pouvait dormir le jour comme la nuit. Il se demandait juste pourquoi le sédatif n’avait plus d’effet.
Liang Shu le fit monter sur Xuan Jiao et l’emmena dans un lieu désert.
Ils allèrent observer les étoiles.
Traducteur: Darkia1030
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