Pour avancer plus vite, il fallait utiliser des chevaux légers ; les chariots étaient incapables de s’engager sur les chemins sinueux. Or, bien que le petit cheval trapu de Liu Xian’an fût agile et d’une endurance correcte, il restait beaucoup trop lent à la course : ses sabots faisaient entendre un « tadadada » interminable, comme si le temps s’étirait sans fin. Hua Pingye lui trouva donc une nouvelle monture : un cheval brun aux jambes longues comme celles de Xuanjiao, mais au caractère arrogant, qui ruait contre quiconque s’approchait.
Gao Lin s’en étonna : « Cet ancêtre-là, tu as déjà du mal à t’asseoir dessus toi-même, et tu veux que le deuxième jeune maître Liu le monte ? »
Hua Pingye fut surprise : « Ce n’est pas possible ? Mais le deuxième jeune maître Liu a bien réussi à amadouer Xuanjiao, je le croyais expert en dressage. »
Alors qu’ils parlaient, Liu Xian’an recula déjà de deux pas, effrayé par le cheval brun, et se prit la cheville dans une branche pourrie, manquant de tomber dans la boue.
Liang Shu le rattrapa à temps et le hissa sur Xuanjiao : « Tiens-toi bien, tu le montes. »
Liu Xian’an posa les mains sur la selle : « … D’accord. »
Liang Shu enfourcha le cheval brun, saisit les rênes d’une main et gronda à voix basse : «Tiens-toi tranquille ! »
Le cheval recula de deux pas, manifestement toujours mécontent, mais il cessa ses frasques, piétinant sur place en silence.
A-Ning serra bien son baluchon et grimpa sur un grand cheval. Ce qu’il avait vécu et vu ces derniers jours avait mûri son esprit ; il était devenu plus posé, plus conscient. Son visage s’était amaigri, la rondeur enfantine avait disparu, laissant apparaître un menton pointu ; il ressemblait à un saule qui s’allonge au printemps, plus gracieux que jamais.
À l’aube naissante, le groupe quitta à vive allure la ville de Cuiqiu.
Les vagabonds aux portes furent réveillés par les hennissements ; ils ouvrirent avec peine leurs paupières lourdes et fixèrent la troupe qui, voilée de brume, sembla disparaître en un instant au bout du chemin de montagne, comme s’ils chevauchaient le vent.
*
Au début du trajet, il y avait encore beaucoup de réfugiés le long de la route, mais au bout de quelques jours, ils se firent plus rares. Ils finirent par croiser une famille de cinq en haillons. Un garde alla s’enquérir : le jeune homme répondit : « On dit que les notables de Cuiqiu ne rouvriront pas les portes. Y aller, c’est mourir de faim dans les bois ; alors tout le monde part pour Sanshui, où il y a du grain à manger. »
Ne pas manger, c’était mourir ; se rebeller, ce n’était pas forcément mourir. Quand on était acculé et que tout ce qu’on espérait, c’était « survivre », on ne se demandait pas si le grain de Sanshui était taché du sang d’autres innocents, ni si parmi les fonctionnaires ou soldats tués à grand renfort de cris, il y avait des gens sans faute.
En temps de chaos, ce n’est pas seulement le monde qui est bouleversé, mais aussi le cœur des hommes. Liu Xian’an dit à A-Ning : « Puisqu’il n’y a qu’une famille ici, il n’y aura pas d’émeute. Va leur donner un peu de nourriture. »
A-Ning sortit une pile de galettes sèches de son baluchon, les emballa et les tendit au jeune homme : « Cuiqiu ne rouvrira pas ses portes de sitôt, et les habitants n’ont plus de riz. Sur la route, ménagez ces provisions ; elles devraient suffire pour atteindre Wanhe, où la situation est bien meilleure. »
Le jeune homme crut qu’il rêvait ; sa femme essuya ses larmes. A-Ning insista : « Cachez la nourriture, ne la mangez pas en public, et surtout, ne cédez pas à la pitié pour la partager avec d’autres réfugiés. Sinon, vous ne sauverez ni les autres, ni vous-mêmes. »
La famille le remercia chaleureusement et poursuivit sa route.
Liang Shu demanda à Liu Xian’an : « C’est toi qui le lui as appris ? »
Liu Xian’an secoua la tête : « Pas besoin que je le lui apprenne. »
« C’est vrai, » répondit Liang Shu. « Seules les époques prospères produisent des fils de riches naïfs. Dans le chaos, après quelques leçons sur la nature humaine, toute innocence disparaît. »
Liu Xian’an l’interrogea : « Alors le grand souhait de Votre Altesse serait de faire en sorte que Dayan ait à nouveau toute une génération d’idiots ? » Puis, après réflexion : « Ce ne serait pas si mal : tant qu’ils ne sont pas foncièrement mauvais, un peu de garnements de bonne famille qui passent leurs journées à faire voler leurs oiseaux ou combattre des grillons, ça collerait bien à l’idée de prospérité. »
Après tout, en temps prospère, le peuple avait naturellement plus de loisirs. Liang Shu trouva qu’ainsi formulé, les petits vauriens du palais, prompts à embêter chiens et poules, semblaient presque sympathiques. Bien sûr, il faudrait toujours les corriger… mais après les coups, on pourrait les laisser continuer à jouer les mascottes de la paix.
*
Ce jour-là, dans la montagne, ils croisèrent une fillette toute sale, maigre comme un singe, aux grands yeux brillants. A-Ning lui lava le visage et lui donna à manger. Il pensait d’abord qu’elle avait été abandonnée par des réfugiés, et se demandait comment l’héberger, quand une femme surgit du bois, arracha la fillette de ses bras et l’entraîna en courant.
« Doucement, tante, nous ne sommes pas des méchants ! » s’écria A-Ning. « Votre fille s’est foulé le pied. »
Un garde bloqua la route. La femme, terrorisée, tremblait. A-Ning mit longtemps à la rassurer. Elle finit par expliquer qu’elle venait du village de Xiaozhao : des soldats y étaient entrés pour réquisitionner du grain, tuant beaucoup de monde. Les survivants avaient fui dans la montagne.
Gao Lin jura à voix basse.
Il n’y avait que deux possibilités :
La première, des réfugiés déguisés en soldats avaient commis pillages et meurtres : ce serait une faute de Lu Xiang.
La deuxième, les soldats eux-mêmes, profitant du chaos, avaient massacré pour s’enrichir : ce serait aussi une faute de Lu Xiang.
Selon la femme, les soldats ne s’étaient pas contentés de piller : ils vivaient désormais ouvertement dans le village. Récemment, quelques jeunes téméraires étaient descendus vérifier : ils y étaient toujours.
Liu Xian’an remarqua : « Après ce tournant de montagne, c’est Xiaozhao ; on devrait y être avant minuit. »
« En route, » dit Liang Shu en tournant bride. « Voyons d’où viennent ces bêtes. »
A-Ning, en observant le visage du prince, pensa que… ces bandits ne survivraient probablement pas au-delà de minuit.
Il banda le pied de la fillette, puis enfourcha son cheval pour les suivre.
Désormais, Liu Xian’an et A-Ning montaient bien et ne ralentissaient plus la troupe. La nuit tombée, ils atteignirent Xiaozhao. À l’entrée, flottait un étendard portant l’emblème des garnisons de Dayan. Des soldats patrouillaient près d’un grand feu, avec sur la table vin et viande. L’un d’eux, s’asseyant, arracha un os qu’il grignota, avant de le jeter à un chien fou.
Le chien, en tirant sur sa chaîne, dispersa les braises ; un tison roula au sol, éclairant une autre zone. Liu Xian’an eut les pupilles qui se contractèrent : à l’autre bout de la chaîne, un homme gisait à terre, immobile, les cheveux en désordre, le corps couvert de traces noirâtres, ressemblant à du sang séché.
Peut-être attiré par l’odeur de viande, il leva difficilement la tête vers le chien. Les soldats éclatèrent de rire et jetèrent un autre morceau de viande au chien, puis forcèrent l’homme à se battre avec lui, en lui écrasant le dos du pied et en tirant ses cheveux.
« Tu ne veux pas manger ? Tu n’as pas faim ? Allez, mange ! » Ils l’insultèrent, prêts à le fouetter. Mais au moment où un bras se leva, on entendit un « crac » ; l’homme bascula en arrière en hurlant.
« Vous êtes pire que des bêtes. » Gao Lin lâcha le bras, observant la bande de vauriens. «J’ignorais que Dayan comptait des soldats comme vous. »
« Qui êtes-vous ? » Les soldats, sur leurs gardes, saisirent leurs longs sabres. Peut-être, en voyant que ce groupe portait des habits raffinés, différents de ceux des gens ordinaires, n’osèrent-ils pas agir à la légère ; ils se contentèrent de prévenir : « Nous faisons partie du camp “Yong” sous les ordres de Maître Jiang, et nous avons reçu l’ordre de rassembler ici du ravitaillement militaire. Je vous conseille de ne pas vous mêler de ce qui ne vous regarde pas. »
« Maître Jiang ? Lequel ? Jiang Tao ou Jiang Zhongqi ? »
« Ni… ni l’un ni l’autre, c’est Maître Jiang Wei. »
« Un petit poste insignifiant, même pas digne que son nom parvienne aux oreilles du prince, et pourtant capable d’élever une bande de vermine qui opprime le peuple. » Gao Lin, furieux, fit signe à ses hommes d’aller d’abord libérer le jeune homme. A-Ning, voyant que ce dernier semblait affamé à l’extrême, déchira un morceau de viande restée sur la table pour lui donner, mais le jeune homme garda la bouche fermée et refusa, disant d’une voix sèche : « C’était… mon chien. Ils l’ont tué. »
La main d’A-Ning se figea, et, pris de pitié, il retira la viande et alla chercher de la nourriture dans la charrette.
Liu Xian’an fit boire quelques gorgées d’eau au jeune homme. Pendant ce temps, Gao Lin avait déjà envoyé valser cette bande de soldats, ouvrant un passage. Liang Shu pénétra dans le village ; les bruits et cris provenant de l’entrée avaient déjà réveillé de nombreux habitants. Encore à moitié endormis, ils sortirent en hâte, mais, avant même de comprendre ce qui se passait, furent tous capturés par les gardes du palais du prince Xiao. Trente-six hommes au total, avec documents officiels, autorisations, et un grand sceau rouge carré : c’étaient bel et bien des troupes régulières de Dayan.
Ce qui les rendait plus odieux encore que les réfugiés imposteurs : les réfugiés n’agissaient que poussés par la survie, tandis que ces hommes-là, nourris par la solde de la cour, opprimaient leurs propres citoyens. Ils méritaient véritablement la mort.
Dans le village, d’autres paysans étaient retenus prisonniers, surtout de jeunes femmes — preuve que ces vauriens ne voulaient manquer aucune occasion de se salir davantage. Le jeune homme s’appelait A-Yong, fils du chef du village. Ce jour-là, il avait couvert la fuite de nombreux habitants par un sentier, restant lui-même en arrière pour affronter les bandits, espérant mourir avec eux ; mais, seul et faible, il avait subi durant ces jours de nombreuses tortures inhumaines.
Gao Lin donna un coup de pied à un homme qui gémissait au sol : « Une bande comme la vôtre, combien en a-t-on envoyé au total ? »
« Nous… nous savons seulement que Maître Jiang a envoyé trois équipes. Les autres camps doivent être pareils. Quand on va à la guerre, la première chose, c’est de collecter du ravitaillement militaire, et vite, pour ne pas se faire devancer. »
Au-dessus de Jiang Wei, deux échelons plus hauts, se trouvait Jiang Tao ; un de plus, Jiang Zhongqi ; encore au-dessus, Lu Xiang. Si même ce Jiang Wei, dont personne n’avait jamais entendu le nom, pouvait envoyer trois équipes, alors, si toute la garnison était déployée, les habitants dans un rayon de plusieurs centaines de lis ne connaîtraient plus un seul jour de paix.
Certes, une garnison ne devrait jamais manquer de vivres. Personne n’était plus conscient de cela que Liang Shu, et donc personne ne pouvait être plus furieux que lui. Les jeunes femmes libérées pleuraient encore à chaudes larmes, et les jambes d’A-Yong, torturées, laissaient presque voir ses os. Liang Shu ferma légèrement les yeux et dit : « Jetez-les tous aux loups. »
« Bien ! »
Les gardes saisirent les hommes à terre et les traînèrent hors du village. Les cris et supplications moururent peu à peu dans la nuit. Gao Lin dit à A-Yong : « Petit frère, tu es un brave. Mais nous devons repartir vite et ne pouvons rester protéger ce village. Par la suite, il se pourrait que d’autres bandits reviennent. À toi de décider si tu emmènes les autres dans la montagne, ou si tu restes ici. »
« Je sais. » Le jeune homme haletait. « Je vais en discuter avec mon père. »
« Bien. » répondit Gao Lin, « Prends soin de toi. »
« Grand frère ! » L’appela le jeune homme, hésitant à regarder vers la cour. « Tout à l’heure, j’ai entendu dire… le prince Xiao… »
Gao Lin lui tapa l’épaule : « Ne t’inquiète pas. Le prince rendra justice aux habitants. »
Traducteur: Darkia1030
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