Panguan - Chapitre 9 – Carnet de notes
La silhouette élancée dans le miroir s’appuya un moment contre le cadre, puis, avec un léger sourire moqueur, murmura : « Quelle insolence envers l’ordre établi. »
« Cet enfant va-t-il encore devenir fou ? » demanda Xia Qiao, encore sous le coup de la peur.
« Après cette nuit, il ira mieux. » répondit Wen Shi.
« Oh. » Xia Qiao poussa un soupir de soulagement.
Xie Wen ajouta : « Mais si demain quelque chose le stimule de nouveau, il deviendra fou d’une autre manière. »
Xia Qiao : « … »
Wen Shi donna une tape sur le cadre du miroir.
Sa main en coton n’avait pas de force, mais Xie Wen ne s’en offusqua pas. Il rit et dit :
« Quelqu'un ne serait-il pas un peu trop féroce ? »
Un certain quelqu’un fit le mort et ne répondit pas.
Le débarras n’avait pas de fenêtre ; y rester un certain temps faisait perdre la notion du temps.
Xia Qiao, terrorisé, n’osait pas fermer les yeux. Wen Shi, lui, s’adossa au placard et dit :
« Je vais dormir un peu. »
Afin d’éviter que l’agaçant Xie Wen ne tombe et ne se brise en mille morceaux, il consentit à contre-cœur à lui trouver un endroit sûr. Avant de fermer les yeux, il tapa sur le cadre du miroir et dit : « Tiens-toi tranquille. »
Xie Wen accepta volontiers. Puis, après un instant, il dit soudain : « Ton ventre gargouille. Tu as faim ? »
La poupée de chiffon répondit froidement : « Tais-toi. »
Xie Wen rit : « D’accord. »
Puis il se tut vraiment.
Après un temps indéterminé, le jour se leva enfin.
Le débarras demeurait plongé dans l’obscurité, mais les bruits de pas venant de l’extérieur leur apprirent que le grand-père et le petit-fils étaient déjà debout.
Wen Shi ne cessait de penser au tiroir fermé à clé du rez-de-chaussée ; il voulait aller voir. Mais craignant de tomber sur un nouveau danger, il ne prit pas Xia Qiao avec lui et lui dit d'attendre dans le débarras.
À l’origine, il ne voulait pas non plus emmener Xie Wen, mais celui-ci dit : « Je ne prends presque pas de place, et je peux même servir de guetteur. Tu ne veux vraiment pas y réfléchir ? »
Alors Wen Shi y réfléchit… et cacha le miroir au fond du placard.
Xie Wen : « … »
« Qui t'a dit d'être si fragile ? Si tu étais un pantin, je t’emmènerais, » dit calmement Wen Shi avant d'ouvrir la porte et de s'éclipser.
Il préférait agir seul — c’était plus simple, il avait moins à se soucier des autres.
Même si les cages n’étaient que des apparences, il arrivait souvent que des juges échouent à les dissiper et y laissent leur vie.
Il ne voulait pas risquer sa vie en portant celle de Xia Qiao et de Xie Wen.
Cette maison avait encore des fenêtres à l’ancienne, laissant peu de lumière entrer. Le ciel était perpétuellement couvert, et l’intérieur paraissait morne et obscur.
Wen Shi se cacha dans un coin et vit le vieil homme monter lentement à l’étage.
Le lustre tombé la veille avait disparu, laissant un trou noir dans le plafond.
Tout le long du couloir du deuxième étage, des membres de poupées étaient éparpillés, des têtes arrachées laissées au sol, et de la ouate s’échappait des cous déchirés.
Les yeux pareils à des billes de verre avaient été arrachés, et étaient éparpillés sur le sol. Certains, grands ouverts, fixaient le plafond sans ciller.
Le vieil homme sortit de sa poche un sac-poubelle noir, le déplia et, sans dire un mot, ramassa une à une les têtes et les membres épars.
Le petit garçon se tenait immobile dans l’ombre, à contre-jour, et le regardait faire.
Au bout d’un long moment, il dit d’une voix presque inaudible : « Pardon. »
Le vieil homme ne répondit pas.
L’enfant répéta : « Pardon. »
Puis encore : « Grand-père, pardon. »
Le vieil homme poussa un léger soupir, se redressa péniblement et demanda : « Ces poupées ne sont-elles pas celles que tu aimes tant ? Pourquoi les as-tu encore abîmées?»
Le petit garçon répondit d’un ton toujours aussi plat : « Parce que j’ai eu peur. »
Wen Shi : « … »
Tu peux répéter ce que tu viens de dire ?
Si Xia Qiao avait entendu cela, il se serait effondré sur-le-champ, pensa Wen Shi.
Mais l’enfant poursuivit son explication : « Elles me regardaient tout le temps, j’ai eu peur.»
« Alors tu leur as encore arraché les yeux ? » demanda le vieil homme.
« Oui. »
Wen Shi se souvint alors des poupées chinoises sans yeux dans l’armoire et comprit pourquoi le vieil homme avait utilisé le mot “encore”. Le petit garçon avait sans doute déjà fait cela à plusieurs reprises.
Le vieil homme soupira. Son souffle, léger comme une brise, rendit la maison plus lugubre encore.
Le petit garçon dit soudain : « Elles sont vivantes. »
Le vieil homme leva les yeux vers lui.
« Elles sont toutes vivantes, » insista l’enfant.
« Non, elles ne le sont pas. Tu te souviens de ce que je t’ai appris ? Tant qu’on a passé le fil à travers la poitrine, elles ne s’animeront pas. »
L’enfant ramassa un membre de poupée et déclara d’un ton grave, tout en disant des choses terrifiantes : « Je m’en souviens. C’est pourquoi je les ai toutes déchirées. Celles qui ont un bouton ou une fleur cousus sur la poitrine, celles-là sont sûres. Mais certaines n’en ont pas. »
Le vieil homme ne savait comment lui expliquer et se contenta de dire : « Ces poupées-là ne sont pas pareilles. »
« En quoi sont-elles différentes ? » répliqua le petit garçon.
Le vieil homme secoua la tête, ramassa les derniers morceaux, les mit dans le sac-poubelle et en noua l’ouverture. Puis il demanda : « Pourquoi crois-tu toujours que les poupées sont vivantes ? »
Le petit garçon se tut.
Le vieil homme adoucit alors sa voix, comme pour le consoler avec humour : « Même si elles l’étaient vraiment, ce ne serait pas mal d’avoir un petit camarade pour jouer avec toi.»
« Ce n’est pas bien. » nia aussitôt l’enfant en hochant la tête.
« Pourquoi ? » demanda le vieil homme.
« Parce que, dans ce cas, tu ne voudras plus de moi. »
« Non, c’est impossible. Comment pourrais-je ne plus vouloir de toi ? » Le vieil homme resta stupéfait un long moment, puis il ajouta d’une voix douce : « Grand-père ne t’abandonnera jamais. »
En écoutant cela, Wen Shi fronça légèrement les sourcils.
Mais il ne s’attarda pas davantage. Profitant du moment où le vieil homme balayait les restes de coton éparpillés au sol, il se glissa discrètement au rez-de-chaussée, à la faveur du sac-poubelle qui leur masquait la vue.
« Tu es enfin descendu, » dit soudain une voix près de son oreille. C’était Xie Wen. Wen Shi sursauta.
Il se rappela alors que, près de la porte de la chambre du vieil homme, il y avait une psyché, et que Xie Wen pouvait se déplacer librement d’un miroir à l’autre.
« C’était amusant, là-haut ? » demanda la silhouette floue dans le miroir, levant légèrement les yeux vers l’étage. « Je pensais que tu allais descendre main dans la main avec le grand-père et le petit. »
« Tais-toi, » répondit Wen Shi.
En d’autres circonstances, il n’aurait même pas pris la peine de répliquer. Mais peut-être parce que le ton de plaisanterie de Xie Wen était trop évident, il leva le pied et ajouta :
« J’écoutais ce qui se passait, c’est normal. Si tu entrais toi-même dans une cage, tu ferais pareil. »
Mais Xie Wen répondit d’un ton pensif : « Vraiment ? Moi, je n’ai pas tendance à écouter très souvent. »
Il marqua une pause, puis continua doucement : « D’ailleurs, je n’ai pas souvent eu à entrer dans des cages. C’est juste un conseil : à force d’en entendre trop, on finit par s’attendrir, et par hésiter à frapper. Autant ne rien savoir. »
Un ton de vieux maître donnant des leçons à un jeune disciple.
Wen Shi le regarda sans expression et lâcha : « Oh. »
Xie Wen, amusé par son ton, demanda : « Qu’y a-t-il ? »
Wen Shi répondit : « À t’entendre, on croirait que tu es Chen Budao. »
La poupée, le visage fermé, entra dans la chambre et referma la porte derrière elle.
La haute silhouette dans le miroir s’appuya un instant contre le cadre, esquissa un sourire ironique et murmura doucement : rébellion contre le Ciel et contre la morale» (NT: idiome signifiant commettre un acte impie, contraire à tout ordre établi.)
*
La chambre du vieil homme n’avait presque pas changé depuis la veille, sauf qu’il manquait un miroir sur la table de chevet. En théorie, ce genre de changement aurait dû alerter le maître de la cage, mais à en juger par l’attitude du vieil homme, il ne semblait manifester aucune agressivité. Peut-être son attention avait-elle été détournée par le désordre à l’étage, lui faisant momentanément oublier ce miroir manquant.
Le tiroir du bureau portait toujours son cadenas. Les traces de forçage de la veille avaient disparu, signe que le maître de la cage tenait particulièrement à en protéger le contenu.
Wen Shi fit passer une ficelle entre ses doigts et la glissa dans la serrure.
Le fil de coton s’anima comme s’il avait sa propre volonté, produisant un léger cliquetis à l’intérieur du mécanisme.
Il retint son souffle. Puis, soudain, il eut l’impression que, du coin de l’œil, quelque chose était accroupi sur le rebord de la fenêtre, en train de l’observer.
Il leva la tête : le rebord était vide.
Wen Shi baissa de nouveau les yeux.
Les longs cils artificiels de la poupée gênaient sa vision ; à chaque battement de paupières, il avait l’impression qu’une ombre passait fugitivement.
Au moment précis où la serrure céda, cette sensation d’être épié revint.
Il releva les yeux : la fenêtre était toujours vide, seules les tentures frémissaient sous le vent lourd et humide du début d’été.
Les perturbations pendant le crochetage étaient inévitables. Ce n'était pas la première fois qu'il essayait, après tout.
Il décida donc d’ignorer la fenêtre, arracha le cadenas et ouvrit le tiroir d’un geste rapide, saisissant un dossier épais.
Puis il se retourna pour s’enfuir.
Avec son corps bourré de coton, la poupée avait la tête lourde et le pas instable ; courir ainsi était un supplice.
Arrivé à la porte, Wen Shi leva les yeux par réflexe — et vit, reflétée dans la poignée métallique à l’ancienne, la tête d’une femme aux longs cheveux, qui, depuis son dos, avançait son cou démesurément allongé vers lui, la bouche tordue en un sourire grimaçant.
Wen Shi : « … »
Ce qui devait arriver arriva.
Il renonça aussitôt à ouvrir la porte, se jeta de côté, serra le dossier contre lui et se glissa à travers l’entrebâillement.
Au moment où il se tournait, il vit enfin la chose entière derrière lui : elle avait une face blafarde au cou allongé, et des bras et jambes déployés dans tous les sens, formant comme une araignée humaine rampant au sol.
Sans hésiter, Wen Shi donna un coup de pied.
La porte se referma brutalement, frappant en plein visage la créature, puis rebondit à deux reprises, lui bloquant le chemin.
Wen Shi détala vers l’étage. Alors qu’il montait les escaliers, un fracas retentit derrière lui — le bruit net d’un miroir qu’on renversait C’était Xie Wen, qui avait fait tomber la psyché pour lui barrer la route.
La maison, d’ordinaire si silencieuse, s’emplit soudain de vacarme : toutes les vitres tremblaient, frappées de coups répétés, bang bang, dans un concert de craquements stridents.
D’un regard de biais, Wen Shi vit que chaque fenêtre était heurtée par des visages humains.
La vitre de la fenêtre la plus proche se fissura. Wen Shi déplaça son poignet et lança une ficelle ; au moment où le visage traversait le carreau, le nœud se resserra autour de son cou.
«Wen Ge ! » cria Xia Qiao derrière lui, ouvrant la porte du débarras.
Wen Shi fit glisser le dossier à l’intérieur, puis fit pivoter la tête ligotée et la projeta par la fenêtre.
Le visage : « … »
La chose heurta le sol dans un bruit sourd, pouf-pouf, mais Wen Shi n’y prêta aucune attention. Il se glissa lui aussi dans le débarras et verrouilla la porte d’un coup sec.
Il arracha deux nouveaux fils de son propre corps, saisit celui qui dépassait de la jupe de Xia Qiao et grommela : « Ces maudites mains ne valent même pas un doigt ! Autant les couper ! »
Tout en pestant, il noua le fil autour de la poignée de la porte.
Pour Wen Shi, les mains de la poupée étaient gauches, mais aux yeux de Xia Qiao, elles demeuraient d’une dextérité surprenante… quoique d’un effet un peu comique.
On ne savait pas exactement quel genre de nœud ou de “formation” Wen Shi avait tissé avec ses fils, mais la porte, frappée à maintes reprises, ne céda jamais.
Seul inconvénient : il avait oublié de rompre le fil de la jupe de Xia Qiao. Ainsi, lorsque le nœud se referma, il tira sans y penser — et Xia Qiao se retrouva pendu à l’envers du côté intérieur de la serrure, les pieds battant l’air.
« Ge… » se plaignit Xia Qiao, la tête en bas, d’un ton profondément blessé.
« Pardon, » dit Wen Shi en le détachant, le visage impassible.
Dans le miroir, Xie Wen riait depuis un bon moment.
« Qu’étaient ces choses derrière la porte ? » demanda Xia Qiao en retombant au sol, époussetant sa jupe tout en frissonnant d’effroi.
Wen Shi réfléchit un instant avant de répondre : « Les poupées que l’enfant a déchirées.»
« Hein ? Mais j’ai vu du sang sur leurs visages… elles ne ressemblaient pas à des poupées ! Serait-il possible qu’elles soient vraiment vivantes ? »
« Tout dans la cage est lié à la conscience du maître, » expliqua Wen Shi en défaisant la ficelle qui fermait le dossier. « Rien ici ne répond aux règles ordinaires. »
Dehors, les choses continuaient de se heurter inlassablement contre la porte, faisant trembler les panneaux de bois, dans un bruit suffisant pour effrayer quelqu'un sans cervelle.
Wen Shi tâtonna le long du mur et trouva l’interrupteur.
Une vieille ampoule s’alluma faiblement ; le filament grésillait, clignotant par intermittence.
Sous cette lueur vacillante, Wen Shi sortit le contenu du dossier.
C’était un carnet épais à couverture de cuir, gonflé de feuillets et de photographies. Une sorte de journal ou de carnet de notes, sans véritable ordre.
Mais les photos étaient toutes floues, les visages indiscernables ; les pages étaient gorgées d’eau, ce qui avait fait baver l’encre.
« Pourquoi est-ce dans cet état ? » s’étonna Xia Qiao.
« C’est aussi une forme de protection du maître de la cage, » expliqua Xie Wen depuis le miroir appuyé contre le mur.
« Peut-on encore lire ? »
« Un peu, » répondit Wen Shi. Ce n’était pas la première fois qu’il rencontrait ce genre de phénomène.
Il tira la première feuille glissée entre les pages, plissa les yeux et lut lentement :
« 200… (illisible) — l’enfant que j’ai élevé depuis trois ans… la suite est effacée, sans doute est-il mort de maladie.
« À la fin de cet été-là, j’ai trouvé une petite chose devant la ruelle des Gingkos.
« Je l’appelle petite chose, parce que ce n’était pas un enfant ordinaire. Il portait des vêtements venus d’on ne sait où, en lambeaux, tel un petit mendiant, et sur sa poitrine se voyait une marque semblable à une tache de naissance.
« Certains vieux artisans sauraient de quoi il s’agit. »
« Autrefois, il existait un vieil adage — aujourd’hui presque oublié : « Quand on peint les yeux et trace le sceau d’un enfant de bois, (NT : mu tongzi, poupée ou marionnette sacrée dans la tradition taoïste) on dit que c’est un esprit-marionnette.
« Cette petite chose… était précisément un esprit-marionnette. »
Traduction: Darkia1030
Check: Hent-du
Créez votre propre site internet avec Webador