MISVIL - Chapitre 93 - Trois choix

 

Bai Zihao regarda le poignard qu’il tenait en main, comme s’il voyait la clé pour ouvrir la porte.



Les villages des mortels recevaient très peu de l’énergie spirituelle nécessaire à la cultivation, ils ne pouvaient donc pas pratiquer.

Après avoir achevé le dessin du paon, Bai Zihao retrouva le plaisir de peindre. Chaque jour, il écoutait le bruit des lectures chez le voisin, la tête penchée sur son bureau, s’appliquant à ses dessins. Kong Muhua venait souvent lui rendre visite, le regardait peindre, mangeait ses friandises, le poussait à faire toutes sortes de choses, provoquant un véritable tumulte, mais la vie devint soudainement plus agréable.

La petite fille grandissait, ce n’était pas convenable qu’elle aille toujours chez un garçon.

Pour éviter tout malentendu, Bai Zihao n’eut d’autre choix que, quand Kong Muhua arrivait, d’ouvrir la porte de la cour et de déplacer sa table de dessin sous l’ombre d’un arbre dans le jardin.

Les villageois qui passaient le voyaient peindre et lui faisaient souvent des compliments. Des jeunes filles et des femmes lui apportaient régulièrement de la nourriture, lui demandaient des images à broder, et il ne refusait jamais.

Kong Muhua aimait s’asseoir sur la balançoire, prendre le soleil et bavarder avec lui à tort et à travers, par exemple en racontant que le coq de la vieille Wang ne chantait plus parce qu’il avait le cœur brisé, que deux moineaux sur la rivière avaient fait un pari, ou encore s’interrogeait pour savoir si la silhouette debout dans le champ était un épouvantail ou un fermier…

Bai Zihao ne comprenait pas l’intérêt de ces histoires, mais voyant Kong Muhua rire aux éclats jusqu’à en rouler par terre, il ne pouvait s’empêcher de rire à son tour.

Il trouvait Kong Muhua étrange et adorable, particulièrement coquette : partout où elle allait, elle emportait un miroir, et elle s’y regardait souvent. Lui, il ne s’intéressait guère à la toilette, à part faire ses propres robes ; il se débrouillait bien en couture, mais le reste laissait à désirer. Elle avait essayé de l’aider, mais avait fini par brûler la cuisine, casser le pilon de la lessive, faire tomber la treille de vigne, et lors d’un puisage d’eau, elle s’était attardée à observer son ombre au bord du puits si longtemps que Bai Zihao crut qu’elle allait se jeter à l’eau. Il se précipita pour la retenir, usant de toute sa patience et de raison pour la convaincre.

Kong Muhua rougit et dit : « Je trouvais juste que mon reflet dans l’eau du puits était très joli, je voulais le regarder un peu plus longtemps. »

Bai Zihao resta sans voix.

Elle reprit : « Toi aussi, frère Zihao, tu es très beau, tu devrais aussi te regarder plus souvent dans un miroir. »

Il ne sut que répondre.

Il ne devait pas s’inquiéter pour cette petite tornade.

Bai Zihao tenta de faire étudier un peu Kong Muhua, d’élever son esprit, de faire d’elle une beauté accomplie à la fois intérieure et extérieure. Mais dès qu’elle touchait au piano, elle cassait trois cordes ; en peinture, elle mordait deux pinceaux ; en écriture, c’étaient de véritables gribouillis ; dès qu’elle lisait, elle s’endormait au bout de trois lignes. Elle ne comprenait même pas les proverbes les plus simples, commettant des erreurs risibles.

En revanche, elle avait un appétit d’ogre, mangeant à chaque repas une marmite entière, croquant les graines de melon à une vitesse folle — parfois deux livres d’un coup — et aimait les sauterelles. Elle en attrapait une grande quantité, demandait à Bai Zihao de les cuisiner, la moitié frite, l’autre moitié grillée, et les mangeait avec gourmandise. Bai Zihao, encouragé, goûta un morceau, et même si le goût semblait correct, son esprit ne pouvait le supporter, alors il abandonna.

Il s’inquiétait un peu pour l’avenir de cette petite boule d’énergie.

« Ce n’est pas grave, de toute façon je suis jolie, personne ne peut me repousser. S’ils le font, c’est qu’ils sont aveugles, et nous ne nous préoccupons pas des aveugles », répondit Kong Muhua, pleine d’une étrange confiance en elle, et elle encouragea même Bai Zihao avec des phrases singulières :

« Attirer les abeilles et les papillons, n’est-ce pas la preuve que je suis parfumée ? Si aucune abeille ni aucun papillon n'étaient particulièrement attentifs, où aurais-je le visage pour dire que je suis une beauté ?»

« Quels défauts ai-je ? Ce ne sont que des petites manies adorables. »

« Hein ? Si quelqu’un de très bien s’intéresse à moi, c’est parce que mon charme lui fait perdre la tête, pourquoi devrais-je me sentir inférieure ? »

« Je suis tellement excellente que je t’ai attiré. Tu me trouves belle et charmante, tu devrais avoir plus confiance en ton propre charme. »

« Quel imbécile oserait dire qu’une beauté comme toi n’est pas bien ? Jette-le et prends quelqu’un de plus raisonnable ! »

« Frère Zihao, je suis très raisonnable. »

Bai Zihao, épuisé par ses excentricités depuis des années, avait non seulement retrouvé ses anciennes compétences d’enfant, comme grimper aux arbres et attraper des poissons, mais il avait aussi appris tout seul à griller des insectes, attraper des papillons, chasser les chiens méchants, et se battre contre des voyous. Peu à peu, il se fit connaître dans le village. Il allait parfois avec les autres regarder les spectacles populaires et aidait à la récolte.

Plus tard, le maître d’école du village, devenu vieux, quitta son poste.

À la demande générale, Bai Zihao devint le nouveau maître d’école. Les enfants appréciaient sa douceur et son attention, l’admiraient pour ses grandes connaissances, l’entouraient chaque jour, lui offrant des œufs, des légumes de leur jardin et des fleurs sauvages des montagnes. Des jeunes filles rougissaient devant lui, mais Kong Muhua, jalouse et compétitive, maîtrisait parfaitement l’art des intrigues amoureuses. Qu’il s’agisse de poursuites agressives ou discrètes, de plaintes touchantes, de douceur, de coquetterie, ou de semer la zizanie, elle neutralisait toutes les tentatives avant même qu’elles ne commencent.

Kong Muhua secoua sa robe fleurie, pleine d’assurance : « Ce qui est précieux attire les convoitises. Si un homme n’a pas le courage d’affronter un rival en amour et critique celle qu’il aime parce qu’elle est populaire, il ferait mieux de creuser un trou pour s’y enterrer. Ce genre d’incapable ne sert à rien vivant, frère Zihao, n’est-ce pas ? »

La main de Bai Zihao suspendit son pinceau. Au fil des années, il s’était habitué aux folies de Kong Muhua et n’y prêtait plus attention. Mais à force d’écouter, il trouva une part de vérité dans ses propos. Il sourit et demanda : « Et si on ne peut pas gagner ? »

Elle répondit sans hésiter : « Si on ne peut pas gagner, on s’en va la queue entre les jambes. À quoi bon rester pour se ridiculiser ? »

Chez les oiseaux, les guerres amoureuses se déroulaient ainsi : si on ne pouvait pas gagner la personne qu’on courtisait, c’était qu’on était moins séduisant, ou que vos compétences n'étaient pas aussi bonnes que celles des autres.. Même un seigneur divin devait respecter cette règle. Le mâle devait se montrer beau et séduisant pour conquérir. S’il ne l’était pas, il pouvait s’appuyer sur sa force pour éliminer ses rivaux, les tuer, leur arracher des plumes, rendant la compétition plus facile. Tous les moyens étaient permis, mais il était honteux de maltraiter celle qu’on aimait ou de salir sa réputation.

Pourquoi une personne indigne mériterait-elle qu’on l’aime ? Quand on aimait quelqu’un, on devait le chérir. Pourquoi l'abuser et l'insulter ?

Kong Muhua peinait à comprendre certains comportements humains.

Bien que le paon ne fût pas l’oiseau le plus fidèle, il se vantait de sa beauté. En tant que grand démon ancien, il méprisait les paons ordinaires qui choisissaient n’importe quel partenaire au hasard ; lui ne voulait que le meilleur, mais après des années de sélections, il n’avait toujours pas trouvé chaussure à son pied.

*

Ce jour-là, tout le monde pensait que le seigneur divin tuerait Bai Zihao. Les spectateurs se pressaient. Voyant qu’il était presque victime d’une violence, vêtu de haillons et pitoyable, Kong Muhua lui offrit un manteau qu’il avait délaissé pour que son passage vers l’au-delà soit plus digne.

Bai Zihao, conscient qu’il allait bientôt mourir, le remercia poliment.

Kong Muhua commença alors à s’intéresser à lui.

Le seigneur divin, à la surprise générale, ne le tua pas, mais lui assigna d’étranges missions. Bai Zihao se porta volontaire pour les accomplir. Au début, Kong Muhua trouvait cela amusant, mais plus il s’en approchait, plus il était touché. Il découvrit non seulement la beauté de Bai Zihao, mais aussi sa douceur fluide comme une source en forêt. Ce sentiment qui, au départ, passait presque inaperçu, grandit avec le temps, devint plus profond, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus détourner le regard, transformé en habitude, un désir d’être à ses côtés pour toujours, jusqu’à la fin des temps.

Il n’était pas étonnant que ce misérable séducteur ait succombé à cette fleur...

Il fallait agir vite, car une fois de retour au Pic Inextinguible, les concurrents seraient nombreux. Bien qu’il fût confiant en sa beauté et sa force, plusieurs rivaux redoutables ne lui cédaient en rien. Et si Bai Zihao préférait le type autoritaire des grands rapaces, ou l’homme distant du clan Bifang ?

Kong Muhua décida de saisir sa chance et de dérober le cœur de Bai Zihao, pour mettre un chapeau vert (NT : le vert est symbole de la tromperie) à cette racaille.

Il ajusta patiemment son apparence selon l’âge humain, et à dix-huit ans, retrouva sa forme originelle: beauté éclatante, silhouette délicate, voix mélodieuse, souffle parfumé, maître en danses multiples, digne d’être la concubine charmeuse de n’importe quel souverain. Heureusement, les paons excellaient en illusions. Il dissimula son apparence aux yeux des villageois, apparaissant comme une simple belle femme ordinaire, évitant ainsi tout scandale.

Bai Zihao, lui-même beau, habitué à contempler d’innombrables beautés, n’y vit rien d’anormal.

Kong Muhua usait de mille stratagèmes pour séduire celui qu’il aimait.

Bai Zihao rougissait, le cœur en émoi. Bien qu’il n’osât s’approcher, il ressentait une joie secrète. Dans son enfance, il avait cru aimer les femmes, rêvant de trouver une épouse idéale, mais avant même d’avoir eu le temps de s’y attacher, il fut trahi et vendu au monde de l’immortalité. Plus tard, auprès de Jin Feiren, il confirma que son corps son corps ne ressentait du désir que lorsqu'il se soumettait au contrôle d'un autre, ce qui le remplissait de honte et l’empêchait d’aimer une jeune fille.

Il n’avait jamais éprouvé de désir pour une femme, ni même pensé à ces choses-là...

Aujourd’hui, sentant l’affection de Kong Muhua, il en était troublé, son corps réagissait. Cela voulait-il dire… qu’il pouvait encore être un homme ordinaire ? Mais il aimait les filles grandes, à la poitrine plate, aux jambes longues, au caractère ouvert, parfois garçon manqué...

Bai Zihao prit une douche froide pour chasser les illusions irréalistes qui encombraient son esprit.

Il avait un compagnon masculin taoïste e, il ne pouvait pas faire de mal aux autres.

Supportant sa honte, il saisit une occasion pour avouer son passé à Kong Muhua : « Mon compagnon est un homme, je suis habitué à être sous un homme… donc, je ne peux pas m’approcher de toi, nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre… »

Avant qu’il ait terminé sa phrase, Kong Muhua posa un baiser sur sa joue, tout joyeux, et dit : « Ton compagnon n’est pas revenu depuis si longtemps, il doit sûrement s’être égaré à flirter ailleurs, peut-être même s’est-il fait battre à mort. Ne reste pas veuf pour lui, pense à moi… Essayons, et seulement alors nous saurons si ça marche. » Cet ancien grand démon paon, fier et compétitif, voulait gagner dans tous les domaines.

Le seigneur divin avait déjà coupé ce détritus d’humain et l’avait donné aux chiens. Kong Muhua regarda ça avec un sourire narquois : « La taille humaine n’a pas d’importance… »

Il avait un talent hors du commun. Bien qu’ilsoit inexpérimenté, ce genre de choses reposait sur l’instinct masculin. Il était certain de pouvoir rapidement maîtriser l’art, de rendre Bai Zihao heureux au lit, puis de vaincre tous les concurrents pour devenir son nouvel époux.

Le paon orgueilleux était aujourd’hui plein d’une étrange confiance en lui.

Bai Zihao, touché et désespéré à la fois que Kong Muhua connaisse son passé et le poursuive si ardemment, voyait son affection grandir malgré lui. Pour maîtriser ce sentiment, il reprit la calligraphie, renoua avec le jeu du qin, se plongea dans les études, s’efforçant de se concentrer sur autre chose et d’ignorer Kong Muhua. Mais ce dernier ne savait pas ce qu’était le refus. Toujours inventif, jouant la comédie, se plaignant, construisant ses propres « échelles » s’il n’y en avait pas, il trouvait toujours une raison irrésistible pour le convaincre de sortir s’amuser.

Parfois, ils allaient faire une balade printanière ; d’autres fois, un pique-nique ; parfois en ville pour voir les lanternes ; parfois en bateau sur la rivière ; parfois au lac miroir pour chercher des paons…

Chaque jour était joyeux, rempli de rires.

Bai Zihao savait que ce n’était pas correct, mais il en était devenu dépendant. Il se perdait dans ces rires, s’accrochant à ce bonheur, oubliant tous ses soucis. Il espérait même que le pacte de dix ans dure plus longtemps, que le temps passe plus lentement…

Mais plus il voulait que le temps ralentisse, plus il semblait filer vite.

Enfin, l’émissaire du seigneur divin arriva.

Ce jour-là, la porte de la famille Kong était close. Kong Muhua n’était pas à la maison. Bai Zihao déposa avec regret la lettre d’adieu et une plume dorée de paon sur son bureau. Dans sa lettre, il écrivait en détail ses origines, son passé honteux, ses sentiments ridicules, son mariage embarrassant, son avenir incertain et ses secrets difficiles à révéler. Puis il lui demandait d’oublier son souvenir et de chercher un bonheur meilleur… Quant à ce sentiment interdit et secret, il hésita longtemps avant de finalement ne pas l’écrire.

Bai Zihao suivit alors l’émissaire divin, monta à bord du bateau magique, et retourna au Pic Inextinguible.

Chaque pas qu’il faisait alourdissait son cœur.

Il s’aperçut qu’il n’avait pas pensé à Jin Feiren depuis longtemps, au point d’avoir du mal à se rappeler son visage, ne se souvenant que des souffrances et humiliations subies dans son lit.

Il avait goûté au vrai bonheur, et c’est seulement alors qu’il comprit combien les douceurs offertes par Jin Feiren, après avoir brandi son fouet, étaient amères et désagréables.

La marque en forme de losange sur sa clavicule chauffait faiblement, portant une douleur indescriptible.

Il avait épousé Jin Feiren, il n’avait donc pas le choix. Jin Feiren était orgueilleux, il ne permettrait jamais qu’il parte. À la moindre pensée de trahison, il serait traité comme cet oiseau rouge qu’il avait admiré, transformé en jouet pour être martyrisé jusqu’à la mort. Bai Zihao n’était pas assez fort pour supporter une telle souffrance.

Mais la vie était si longue, il ne savait pas comment tenir le coup…

*

Bai Zihao entra péniblement dans la salle principale du Pic Inextinguible, se prosterna à nouveau devant le seigneur divin, maître des destinées.

Le seigneur ordonna qu’on lui apporte un plateau sur lequel reposait un poignard beau et finement ouvragé. Le poignard était très tranchant, adapté pour tuer quelqu’un ou se suicider.

Bai Zihao sourit en versant des larmes. Le seigneur divin, dans sa clémence, lui avait permis de goûter à la douceur avant la mort, de rencontrer cette personne adorable, de comprendre ce qu’était le véritable émoi — cela lui suffisait.

Maintenant, il ne voulait plus tomber dans une souffrance sans fin. La mort était la meilleure issue.

Il remercia humblement le seigneur divin en s’inclinant trois fois, saisit le poignard tremblant, tourna la lame vers son cœur.

Soudain, des lianes rouges s’étendirent, enroulèrent le poignard, arrêtant son geste. Elles tirèrent lentement la lame, en inversèrent la direction.

Le seigneur divin prit enfin la parole : « Je te donne trois choix. »

Bai Zihao leva la tête, stupéfait.

« Tu peux choisir l’amour profond, et passer ta vie avec lui en prison. »

« Tu peux choisir de mettre fin à ta vie, je ferai en sorte qu’il meure avec toi. »

« Tu peux aussi abandonner tes principes, briser tes chaînes mentales, et ne vivre que pour toi… »

La voix du seigneur résonnait comme un murmure démoniaque, s’insinuant au plus profond de son cœur, dissipant le brouillard, montrant une porte noire qu’il n’avait jamais osé imaginer.

Bai Zihao regarda le poignard dans sa main, comme s’il voyait la clé pour ouvrir cette porte.



Traduction: Darkia1030