MISVIL - Chapitre 99 – Les souvenirs de Mo Yuan

 

« Je m’appelle Wuhuan. »

 

Le visage de Song Qingshi était couvert de larmes. Il pleurait à en perdre la voix. La douleur avait enfin commencé à se dissiper, mais les choses n’étaient pas encore terminées. Il devait faire preuve de courage, affronter ce qui restait, et accomplir tout ce qui devait l’être.

Feng Jun lui apporta de l’eau pour qu’il se nettoie. Après un peu de repos, il l’emmena dans un endroit isolé en pleine nature, y dressa divers dispositifs de dissimulation, puis lui fit avaler une nouvelle dose de médicament et, sans pitié, recommença l’épreuve jusqu’à la formation du Noyau Doré.

Les nuages noirs s’amoncelaient. Le châtiment céleste approchait.

Feng Jun, craignant que le Dao céleste ne respecte pas les règles, avait pris toutes les précautions nécessaires et resta à ses côtés pour le protéger.

Heureusement, la traversée de cette épreuve céleste se déroula normalement, sans incident.

Song Qingshi prit un élixir de restauration temporaire, se força à se concentrer, mobilisa avec habileté les deux flammes en lui, et, s’aidant de nombreux talismans et artefacts, réussit à passer l’épreuve céleste. Lorsque les nuages se dissipèrent, son corps et son Noyau Doré étaient devenus encore plus parfaits sous la trempe de la foudre.

C’était enfin terminé.

Song Qingshi s’effondra au sol, complètement vidé, exténué, souffrant, incapable même de bouger un doigt. Feng Jun s’approcha, lui posa de nombreuses questions emplies d’inquiétude, prononça des paroles douces, mais Song Qingshi ne comprenait plus rien. Il eut tout juste la force de murmurer, reconnaissant : « Merci… »

Puis il perdit connaissance.

Feng Jun le prit dans ses bras. Après avoir confirmé que le Noyau Doré était intact, il poussa un soupir de soulagement. Il déposa un baiser léger sur les mèches éparses de l’homme dans ses bras. Il aurait voulu se détacher, mais ne parvenait pas à se séparer de cette aura pure à laquelle il pensait jour et nuit. C’était devenu une addiction, comme un poison ancré au plus profond de lui.

« Il n’est pas nécessaire de me remercier. »

« Ce qui t’appartenait, je le retrouverai pour toi. Ce que tu désires, je te le donnerai… »

« Mon corps, mon cœur, ma vie, mon âme… tout ce que je suis, je te l’offre… »

« Laisse-moi devenir ta seule et unique réponse… »

*

Le lendemain, Song Qingshi était courbaturé de la tête aux pieds. Ne voulant pas se lever, il se contenta d’enfiler une robe avant de s’allonger sur une méridienne pour étudier des formules médicinales. Pendant ce temps, Feng Jun prépara les fourneaux à pilules et aménagea l’atelier d’alchimie. Il comptait tirer parti des ressources à disposition pour produire une série de pilules de base. La secte Tianwu, au courant de ses talents d’alchimiste, lui avait joyeusement fourni de nombreuses herbes médicinales, espérant recevoir une partie des produits finis.

Song Jincheng vint lui rendre visite avec des brioches de la boutique Rongguifang. Lorsqu’il constata que sa voix était enrouée et son esprit affaibli, il afficha un air étrange de culpabilité, resta longtemps silencieux, puis demanda avec prudence : « Tu as beaucoup souffert cette nuit, n’est-ce pas ? »

Song Qingshi se remémora l’angoisse de la nuit précédente, mal à l’aise, comme si des fourmis rampaient encore sur lui. Il bougea légèrement, évitant le sujet : « Oui… c’est terminé. »

Les yeux de Song Jincheng s’embrouillèrent de larmes : « Tu as pris des médicaments ? »

Song Qingshi répondit honnêtement : « Oui. »

« Tant mieux. » Song Jincheng, voyant qu’il avait certes souffert, mais que son corps semblait en bon état, qu’il faisait preuve de résilience, qu’il ne voulait ni se faire du mal ni le blâmer, fut soulagé. Il tenta de le réconforter maladroitement : « Il n’y avait vraiment pas d’autre choix. Tu dois prendre les choses avec philosophie. Il n’existe aucune épreuve qu’on ne puisse surmonter. »

Il voulut ajouter quelques mots encourageants, mais apercevant Feng Jun de loin, il prit aussitôt la fuite comme une souris devant un chat.

Song Qingshi resta perplexe. Il le trouvait encore plus stupide qu’avant.

Feng Jun ayant terminé les préparatifs des fourneaux, Song Qingshi cessa de penser à ce sot et, plein d’entrain, se leva pour aller concocter des pilules à ses côtés. Il découvrit que Feng Jun avait lui aussi une excellente maîtrise de l’alchimie, et qu’ils formaient un duo parfaitement complémentaire. Il en était si heureux qu’il en avait presque envie de pleurer. Il ne comprenait pas comment il avait pu rencontrer une personne aussi belle et brillante. C’était sûrement le fruit de nombreuses vies de vertu accumulée.

Il se promit de toujours écouter Feng Jun, de devenir un compagnon exemplaire, digne de ce nom.

Même s’il n’était pas aussi fort que lui, ni aussi séduisant, ni aussi riche peut-être, il se consacrerait à la cultivation, achèterait une grande demeure, un navire magique luxueux, un anneau de fiançailles… puis organiserait une cérémonie pour devenir compagnons taoïstes. Il ne sauterait aucune étape : il refusait que l’on puisse se moquer de Feng Jun pour avoir choisi un bon-à-rien vivant à ses crochets.

Song Qingshi, avec fierté, concoctait des pilules tout en élaborant ses projets d’avenir.

*

Après plusieurs jours d’intense activité, la secte Tianwu avait enfin achevé les préparatifs de l’épreuve de l’énigme. Un Ancêtre au stade de Division de l’esprit dressa une grande formation de protection, puis des centaines de disciples set rassemblèrent en silence sur l’aire d’entraînement. Feng Jun convoqua discrètement son incarnation en oiseau écarlate, la laissant en vigie aux alentours.

L’épreuve laissée par le Maître de l’épée Mo Yuan ne présentait aucun danger. Il était possible de renoncer à tout moment et de quitter la formation.

Chaque participant n’avait droit qu’à une seule tentative.

Après que Yuwen Yan eut clairement expliqué les règles, Song Qingshi fit apparaître dans ses paumes deux flammes spirituelles, l’une rouge, l’autre noire. Elles se condensèrent lentement en deux lotus: ses armes vitales. Elles s’étaient formées naturellement, comme un réflexe du corps.

C’était probablement aussi une partie de ses souvenirs perdus.

Tout en y réfléchissant, Song Qingshi saisit le hucheng, et, en appliquant ses connaissances d’alchimiste, répartit les deux flammes avec précision sur la surface. Le lotus métallique à l’intérieur s’anima, produisant un tintement cristallin qui s’accéléra peu à peu, tandis que les motifs gravés s’illuminaient les uns après les autres, projetant une lueur dorée et écarlate qui se répandit comme un brouillard, enveloppant tout le terrain d’entraînement.

Le brouillard s’épaissit. Un silence total s’installa.

L’esprit de Song Qingshi devint flou. Il attendit longtemps. Lorsque le brouillard se dissipa, la scène devint nette : il fut stupéfait de constater que sa taille avait diminué… il semblait être revenu à l’âge de douze ou treize ans. Son niveau de cultivation était retombé à celui du tout début quand il avait commencé son étape de raffinage du Qi, voire pire : il n’avait même pas cultivé l’art du jade froid, mais une technique de bas étage répandue partout. Heureusement, son corps étant jeune, les deux flammes n’étaient que de faibles lueurs, qu’il pouvait encore réprimer. Il n’avait ni sac dimensionnel, ni pierre spirituelle, ni objet de valeur – juste quelques aiguilles dorées et herbes médicinales dans ses poches.

Les cultivateurs qu’il croisait lui lançaient des regards dédaigneux. Une cultivatrice compatissante lui jeta même une pièce d’argent.

Song Qingshi regarda ses vêtements en lambeaux, ses ongles sales couverts de terre, et, après un long moment de réflexion mélancolique, se dit qu’elle l’avait pris pour un mendiant. Il ramassa la pièce pour la lui rendre, mais découvrit qu’il ne pouvait plus parler. Seuls des sons indistincts sortaient de sa bouche.

La femme eut un regard encore plus attendri et lui donna deux autres pièces : « Va manger quelque chose. »

Song Qingshi, tenant les pièces, se sentit encore plus déprimé.

À ce moment, une voix masculine, grave et pleine d’élégance, semblable à celle de Feng Jun mais plus empreinte de tristesse, résonna dans son esprit : « Me permets-tu de te demander… voudrais-tu me sauver ? »

Dès qu’il entendit la question, Song Qingshi se redressa, plein d’énergie, et répondit immédiatement : « Oui ! »

Après tout, il était médecin, sauver les gens était sa spécialité !

La voix disparut. Un long moment plus tard, une mission apparut dans sa mer spirituelle :

Le roman Fleur flottant dans l’océan du vice raconte l’histoire de Qu Yurong (NT : litt. visage de jade), un jeune homme d’une grande beauté, originaire d’une prestigieuse famille immortelle. Choyé, adulé, il menait une vie dorée… jusqu’au jour où sa famille fut massacrée. Traqué, son physique exceptionnel et son affinité avec l’eau attirèrent l’attention de ses ennemis : il fut vendu à une maison close céleste, devenant objet de plaisir. S’ensuivent violences, humiliations, et des relations ambiguës avec plusieurs hommes qui le désiraient autant qu’ils le tourmentaient. Finalement, il sombra dans les plaisirs de la chair, se convainquit d’y trouver le bonheur, et accepta sa condition.

Song Qingshi en fut choqué. Il trouvait les valeurs de l’auteur profondément biaisées. D’un point de vue psychologique, Qu Yurong souffrait d’un grave syndrome de Stockholm. Ce qu’il appelait amour n’était que l’habitude de la souffrance, la confusion entre cruauté et tendresse.

Actuellement, Qu Yurong venait d’être vendu et suivait une formation pour débuter.

Sa mission : le sauver de cette destinée tragique et lui offrir une vie véritablement heureuse.

Song Qingshi jugea la tâche facile. Il n’en avait jamais accompli de pareille, mais s’en sentait instinctivement capable.

Déterminé, il accepta la mission et se mit en route, plein d’enthousiasme, à la recherche du pavillon Tianxiang (NT : litt. parfum céleste) décrit dans le roman et du jeune et pitoyable Qu Yurong.

Le monde de l’énigme lui attribua l’identité d’un petit muet qui vivait de la cueillette d’herbes médicinales. En passant devant une boutique, il vit son reflet dans un miroir : il ressemblait à lui-même dans sa jeunesse dans le monde de la cultivation, petit, maigre, la peau cireuse, le visage disgracieux, des yeux trop grands, et des cheveux clairsemés et jaunâtres.

Il en conclut que la formation l’avait ramené à son apparence d’enfant, probablement basée sur son visage originel, et que tout reviendrait à la normale à la sortie.

Être muet ne l’empêchait pas d’écrire.

Il grava le nom « pavillon Tianxiang » sur une plaque de bois et chercha son chemin en l’agitant devant les passants. Après avoir croisé une dizaine d’analphabètes, il se rappela que le monde du Maître Mo Yuan utilisait des caractères anciens. Il en changea l’écriture, tomba enfin sur une âme charitable, et, tout excité, se précipita vers sa ‘copie d’examen’.

Il avait autrefois été un cultivateur errant, sans amis. La plupart du temps, il vivait reclus dans les montagnes ou enfermé dans sa chambre, et n’avait jamais mis les pieds dans un pavillon de fleurs (NT : métaphore pour bordel).

Song Qingshi se tenait devant les portes du Pavillon Tianxiang, et resta longuement absorbé dans ses réflexions : comment un mineur pouvait-il entrer ?

Un maquereau passant par là posa les yeux sur lui, croyant qu’il s’agissait d’un enfant venu vendre son propre corps. Il voulut lui ouvrir la porte, mais, après un regard plus attentif sur son apparence — bien trop laide pour attirer un quelconque client —, il ricana sèchement et le repoussa sans ménagement sur le côté.

La voie de la vente de soi lui était donc également fermée…

Song Qingshi fit le tour du pavillon, l’air songeur, puis se souvint soudain d’un enseignement de Song Jincheng — escalader les murs ou se faufiler par les trous.

Il n’aimait pas escalader les murs — c’est-à-dire, il n’aimait pas s’introduire chez ses amis ou se livrer à des actes répréhensibles —, mais cela ne s’appliquait pas aux situations de sauvetage ou de nécessité.

Puisqu’il s’agissait ici de résoudre une énigme, il n’y avait aucune raison d’hésiter.

Sans la moindre pression morale, il observa les environs, s’assura qu’il n’y avait personne, puis s’élança d’un bond à l’aide d’un arbre voisin et grimpa au sommet du mur d’enceinte.

Le Pavillon Tianxiang, en tant qu’établissement renommé du monde immortel, avait bien évidemment installé un réseau défensif autour de ses murs. Il suffisait d’un contact pour déclencher l’alerte.

Heureusement, il s’agissait d’un ancien enchantement, très rudimentaire. Song Qingshi l’étudia brièvement, repéra sans difficulté l’œil de la formation, ouvrit discrètement une brèche à l’aide de petits cailloux, modifia l’arrangement des runes et se glissa silencieusement à l’intérieur.

C’était l’heure de la pause de midi, tout le bâtiment baignait dans le silence. Personne à l’horizon.

Il mobilisa son énergie spirituelle pour exécuter une technique de dissimulation, masquant son souffle, puis manipula quelques papillons, usant de leur vision pour explorer les alentours et éviter les gardes. Il se glissa prudemment vers l’arrière-cour, là où logeaient les jeunes courtisans…

« Qui es-tu ? »

Soudain, une voix juvénile retentit, accompagnée du léger cliquetis d’une chaîne de fer.

Song Qingshi en fut effrayé. Il chercha autour de lui et finit par repérer une petite fenêtre de sous-sol. À l’intérieur se tenait un adolescent en haillons, visiblement amaigri, pas plus de quatorze ou quinze ans. Sa peau, blanche comme la lune, trahissait un long enfermement à l’abri de la lumière du jour ; son corps, famélique, révélait une malnutrition sévère. Ses chevilles étaient entravées par de longues chaînes, qui, à force de frottement, lui avaient entaillé la peau jusqu’au sang. Ses bras étaient solidement liés dans son dos, et tout son corps portait les traces visibles de violences.

L’adolescent releva lentement la tête. Deux longues cicatrices balafraient son visage, semblables à des fissures sur du jade précieux — ruines d’une beauté jadis sublime. Ses yeux de phénix, magnifiques, avaient perdu toute lumière, comme s’il était aveugle… Sous son œil gauche, une petite tache de naissance en forme de larme rouge complétait l’image.

Song Qingshi resta figé.

Même si son âge et son allure différaient quelque peu, et malgré une aura altérée, il reconnut immédiatement les traits de Feng Jun.

Il se pressa contre la fenêtre, voulant l’interroger sur son identité, mais ne parvint à émettre que des sons faibles, indistincts.

Le jeune homme l’écouta un moment, sans comprendre ses intentions, mais sentant son regard posé sur lui. Il tira doucement ses chaînes, changea de position pour mieux mettre en valeur sa taille fine et ses longues jambes, puis esquissa un sourire. Sa voix, douce et charmeuse, vibrante d’une séduction envoûtante, s’éleva lentement, chaque mot suintant le miel destiné à appâter sa proie :

« Je ne connais pas ta voix… Tu ne viens pas d’ici, n’est-ce pas ? »

« Sauve-moi, je t’en prie. Je suis prêt à te servir. »

« Mon corps est encore pur, aucun client ne m’a touché. Ce serait la première fois. Tu le veux ? »

« Tu veux savoir comment je m’appelle ? »

« Je m’appelle Wuhuan. »

 

Traduction: Darkia1030

 

 

 

 

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