MISVIL - Chapitre 92 - Paon doré

 

Serait-il resté trop longtemps au Manoir du Phénix doré, au point d’en être influencé par ces bêtes ?



Bai Zihao décida de mener une vie recluse, s’efforçant d’éviter tout ennui.

Il observa les alentours durant quelques jours, puis passa commande auprès des villageois de bois de chauffage, de riz, d’huile et de sel, livrés à domicile tous les sept jours. Il ferma alors sa porte et se mit à vivre en ermite. Le jour, il s’asseyait près de la fenêtre, écoutant les lectures de l’école voisine, et restait immobile ainsi toute la journée. Le soir, il allait puiser de l’eau au puits, puis préparait dans la cuisine quelques plats simples, sans jamais chercher à se mêler de quoi que ce soit…

Ironiquement, cela lui sembla presque risible. Autrefois, il devait penser chaque jour à la manière de servir Jin Feiren, ce qui l’épuisait. Désormais livré au silence, il se sentait mal à l’aise dans ce calme inhabituel, comme vidé, sans savoir quoi faire. La solitude le gagnait. Et lorsqu’il se sentait seul, il ne pouvait s’empêcher de penser — à beaucoup de choses, à beaucoup de gens. Et plus il pensait, plus il pleurait.

Mais cette solitude ne dura guère. La jeune voisine, Kong Muhua, venait souvent le chercher pour jouer. Si jamais il manifestait un semblant de désintérêt, elle fondait immédiatement en larmes, le visage baigné de pleurs, d’une pitié désarmante. Il ne supportait pas de voir une fillette pleurer, et se retrouva à faire toutes sortes de choses étranges, sans trop comprendre pourquoi.

« Zihao-gege, ton jardin est rempli de mauvaises herbes. Et si on les enlevait pour planter de la vigne ? »

Après avoir refusé une première fois, Bai Zihao désherba consciencieusement, installa un treillage à raisins, et ajouta même une balançoire sous la tonnelle.

« Zihao-gege, ton jardin est immense. On pourrait creuser un bassin pour se regarder dedans ! »

Après deux refus, il se mit à étudier la manière de creuser un bassin, et y planta deux lotus rouges.

« Zihao-gege, je voudrais broder un mouchoir avec une fleur de bégonia. Tu peux me dessiner un modèle ? »

Après trois refus, il finit par sortir pinceau et papier, et dessina de nombreux croquis sur son bureau pour qu’elle puisse choisir. Il avait étudié la musique, les échecs, la calligraphie et la peinture, mais on lui avait toujours répété qu’il n’avait aucun talent. Ses dessins étaient trop rigides, sa calligraphie manquait de force, il jouait mal aux échecs car trop conciliant, et bien que sa technique au luth fût correcte, elle manquait d’émotion…

« Je ne dessine pas bien », dit Bai Zihao en reposant son pinceau, regardant la fleur de bégonia dessinée sur le papier. Il ajouta d’un ton désolé : « Je ne suis pas doué pour ces choses-là. Si cela ne te plaît pas, tu peux la jeter, ce n’est pas grave… »

Jamais il n’avait accompli quoi que ce soit qui ait valu l’approbation de Jin Feiren. Il était lent d’esprit, faisait sans cesse des erreurs. Mis à part sa beauté et son corps, il n’avait rien à offrir. Jin Feiren, cet homme si noble, avait daigné choisir un homme inutile comme lui pour époux, déliant même le sceau de l’Acacia, utilisant des pilules de beauté rares pour qu’il conserve sa silhouette et sa beauté. Il devait lui en être reconnaissant…

« Hein ? » s’étonna Kong Muhua en levant les yeux, tenant les croquis entre les mains. Elle les examina de nouveau avec attention et déclara, incrédule : « Tu dessines très bien ! C’est magnifique ! Je trouve même ça plus joli que les dessins de Maître Wu, le peintre immortel ! Je veux absolument broder ça sur une jupe. »

Bai Zihao rougit sous les louanges : « Ne dis pas de bêtises, on va se moquer de toi. Tu n’as jamais vu la fresque des Cent Démons de Maître Wu. C’est une œuvre sublime, aux traits puissants comme du fer et à l’encre brillante comme de l’argent. Chaque trait saisit l’âme, un chef-d’œuvre absolu… »

Kong Muhua rangea soigneusement le dessin du bégonia, puis déclara avec sérieux : « Bien sûr que je les ai vus, ses dessins. Ce sont juste des monstres noirs dessinés à l’encre, un chaos de taches sombres. Dans sa “Peinture du Paon Exorcisant les Démons”, le paon a des yeux comme des cloches de bronze, c’est affreux ! Si ce vieillard n’était pas déjà mort, je serais allée lui dire deux mots… Tes dessins sont bien plus beaux. Je vais les broder sur ma jupe, je ne m’en lasserai jamais. »

La « Peinture du Paon Exorcisant les Démons » était le chef-d’œuvre de Maître Wu. L’original avait disparu, mais il existait de nombreuses copies et contrefaçons.

Bai Zihao pensa que Kong Muhua n’avait probablement jamais étudié les arts, qu’elle ignorait les subtilités du trait, et qu’elle avait dû voir une mauvaise imitation dans quelque boutique de ville. Pourtant, ses compliments sincères lui firent chaud au cœur. Il se rendit compte que ses dessins, bien que rigides, convenaient parfaitement pour la broderie. Et vivant seul à la maison, il lui fallait bien un passe-temps pour chasser la solitude et éviter les pensées parasites. Il se mit donc à dessiner, durant ses temps libres, toutes sortes de fleurs et d’oiseaux.

Kong Muhua louait chaque dessin avec des mots toujours nouveaux, comme si elle épuisait tout le vocabulaire élogieux des boutiques de peinture. Un jour, en regardant un dessin de grue céleste, elle parut soudain contrariée : « Zihao-gege, pourquoi tu ne dessines jamais de paon ? Tu ne les aimes pas ? »

Bai Zihao expliqua : « J’aime beaucoup les paons quand ils font la roue : leurs couleurs sont éclatantes, leur allure majestueuse. Mais c’est très difficile à dessiner. Sans un modèle vivant, je n’ose pas me lancer. »

À ces mots, Kong Muhua rougit légèrement, baissant les yeux, et dit avec embarras après un moment: « Alors tu aimes les voir faire la roue, en fait ? »

Bai Zihao, surpris : « Oui, j’aime ça. »

Kong Muhua sourit malicieusement : « Il y a un lac-miroir au mont Nan, le paysage y est superbe. J’y ai vu des paons parfois. Tu pourrais y aller pour te détendre, peut-être qu’un beau paon t’y dansera.»

Le mont Nan n’était pas très loin, et était peu fréquenté. À cette saison, les fleurs sauvages en couvraient les flancs, idéales pour une sortie dessin ou une cueillette de fruits et de champignons. Un cultivateur au pic de la Construction des Fondations n’avait rien à craindre des bêtes sauvages ou des serpents. L’aller-retour prendrait peu de temps.

Kong Muhua insista longuement. Bai Zihao y réfléchit deux jours, puis finit par céder.

Le lac-miroir était un lac de montagne, lisse comme un miroir, reflétant le ciel et les nuages. Autour, l’herbe verdoyait, les papillons volaient en spirales, et des lapins dressaient leurs longues oreilles. Tout respirait le printemps.

Bai Zihao, charmé par ce décor, sentit son cœur s’alléger. Il s’assit au hasard dans l’herbe, sortit son matériel et tenta de dessiner les aigrettes et les grues buvant au bord de l’eau. Son trait d’abord hésitant, s’affermit peu à peu. Personne ne serait là pour critiquer, pensa-t-il, et il se détendit.

Soudain, les oiseaux s’envolèrent.

Du ciel descendit un paon doré, rare et éclatant. Il se posa près du lac, contempla son reflet, secoua ses ailes, puis lissa soigneusement ses plumes chatoyantes. Enfin, il fit face à Bai Zihao, déploya sa queue en un éventail somptueux, formant un véritable écran royal, chaque motif irradiant à la lumière du soleil.

Il agita doucement sa queue, esquissant une danse élégante au bord de l’eau.

Même au Manoir du Phenix doré, pourtant peuplé de bêtes rares, Bai Zihao n’avait jamais vu un paon d’une telle beauté.

Retenant son souffle, de peur d’effrayer ce miracle de la nature, il commença à dessiner à toute vitesse. Il remplit feuille après feuille, et le paon doré, comme par miracle, resta longuement, avant de finalement s’envoler lentement.

Une rencontre aussi merveilleuse semblait tout droit sortie d’un rêve.

Ravi, Bai Zihao retourna chez lui, puis se mit à peindre avec sérieux. Il pratiquait le gongbi, une technique minutieuse : d’abord tracer les lignes, ensuite appliquer l’encre en couches fines, laisser sécher entre chaque passage, répéter des dizaines de fois pour obtenir des dégradés profonds. Enfin, il ajouta les couleurs en superposition, puis les traits dorés et l’encre noire pour les yeux.

(NT : le gongbi, littéralement « trait soigné », est une technique traditionnelle de peinture chinoise connue pour sa grande précision et sa finesse du détail.)

Il y travailla plus de six mois, et acheva finalement une peinture flamboyante de paon. Bien qu’encore loin d’un chef-d’œuvre, c’était l’œuvre dont il était le plus fier. Pendant tout ce temps, Kong Muhua passa souvent le voir, louant son travail avec enthousiasme, et, à l’achèvement, elle tourna sur elle-même, joyeuse comme un paon dansant.

Une œuvre qu’on aime doit être offerte à celui qui saura l’apprécier.

Bai Zihao lui offrit la peinture en remerciement pour sa compagnie.

Kong Muhua fut folle de joie, manquant de lui sauter au cou malgré les convenances.

Bai Zihao l’en empêcha aussitôt. Il réalisait que leur relation était devenue trop intime. Bien que le village ne colporte aucune rumeur, il devait éviter qu’elle nourrisse des pensées déplacées. Il aurait dû mentionner son mariage depuis longtemps, mais il n’osait pas avouer qu’il n’était pas le marié, mais l’épousé. Hésitant, il déclara simplement : « Je suis en vérité un cultivateur, et j’ai déjà un partenaire. Je dois lui rester fidèle. »

Kong Muhua le regarda longuement, puis sourit : « Tu mens. J’ai entendu dire que les cultivateurs mariés portent une marque d’union. Montre-la-moi, et je te croirai ! »

Bai Zihao, impuissant, baissa légèrement son col, révélant une marque rouge sombre en forme de fleur à trois pétales sur sa clavicule, qu’il dissimula aussitôt.

Kong Muhua, après un regard, se figea. Son expression devint glaciale.

Dans le monde de la cultivation, il existait plusieurs types de marques d’union entre partenaires. Les mariages légitimes utilisaient généralement des marques d’âme ou corporelles impossibles à effacer par l’une ou l’autre des parties. Seuls ceux qui épousaient des partenaires de très basse condition utilisaient ce type de marque en forme de fleur de prunier. Si Jin Feiren contractait une nouvelle union avec quelqu’un d’autre, et apposait une marque de niveau supérieur, cela signifierait que Bai Zihao deviendrait une simple concubine.

Bai Zihao savait parfaitement ce que symbolisait cette marque de fleur. Mais il n’osait rien demander. Jin Feiren lui avait dit qu’obtenir l’accord des puissances du stade de la scission spirituelle pour l’épouser avait déjà été extrêmement difficile. Et puis, il aimait se soumettre, était sans honte, et devenait rapidement lubrique au moindre contact masculin. Même lorsqu’on le traitait avec rudesse, il en éprouvait encore du désir… S’il n’épousait pas Jin Feiren, qui pourrait jamais tolérer un partenaire aussi indécent au corps aussi dépravé ?

Toutes ces souffrances étaient indicibles. Il ne pouvait les partager avec personne.

Kong Muhua, cependant, avait compris. Il était si furieux qu’il en aurait presque dressé la queue, et décida qu’il volerait de nuit jusqu’au Pic Inextinguible pour aller dans la salle de torture interrompre le divertissement du Seigneur Divin, et au passage lui en infliger un peu plus — pourquoi pas un bassin de vipères ou une punition par les fourmis carnivores… Et puis, il comptait bien se plaindre : pourquoi devait-il absolument jouer le rôle d’un enfant ? Cela le gênait dans ses charmes de renard et l’empêchait de faire porter un chapeau d’infidélité à ce vaurien.

Bai Zihao, de peur de transmettre sa tristesse à autrui, déclara avec un sourire : « Tu es encore jeune, tu ne peux pas comprendre tout cela. »

Kong Muhua répliqua, le visage gonflé de colère : « Je ne suis pas jeune. » Il était un grand paon vivant depuis plusieurs milliers d’années.

Bai Zihao se rassit et reprit ses dessins. Son attitude demeurait douce, mais une légère distance s’en dégageait désormais.

Kong Muhua tourna autour de lui plusieurs fois sans trouver d’occasion de se montrer affectueux. Il dut se résigner à partir sagement, puis disparut pendant plusieurs jours. Nul ne sut ce qu’il était allé faire, mais lorsqu’il revint, il était manifestement très satisfait. Il tendit à Bai Zihao une longue plume dorée de paon.

Bai Zihao en resta stupéfait.

Kong Muhua dit en souriant : « Je l’avais ramassée il y a longtemps. Je te la donne, pour te remercier du dessin que tu m’as offert. »

Bai Zihao hésita, ne sachant s’il devait accepter. À peine laissa-t-il transparaître une intention de refuser que l’autre eut les larmes aux yeux. Il n’eut d’autre choix que d’accepter.

Kong Muhua le prévint d’un air mystérieux : « C’est quelque chose de très précieux, tu dois absolument la garder précieusement. »

Bai Zihao répondit en souriant : « Je la chérirai. »

« Si tu l’aimes vraiment, je peux même t’offrir tout le paon, pour que tu puisses le serrer contre toi la nuit. Sa belle queue ferait une couverture très confortable », ajouta soudain Kong Muhua en se penchant vers lui. Il parla à voix basse à son oreille, ses yeux devenant soudain empreints de maturité, ses lèvres rouges dégageant un charme envoûtant. Sa voix contenait une douceur lascive :
« Et il pourrait déployer sa roue chaque jour pour danser devant toi… »

Bai Zihao sentit ses oreilles rougir, son cœur s’accélérer. Il recula vivement.

Mais Kong Muhua s’était déjà rassis, jouant avec le ruban rouge de sa tresse, le visage empreint d’innocence et de romantisme, comme si de rien n’était.

Bai Zihao se frotta les yeux, se demandant s’il n’avait pas rêvé.

Était-il resté trop longtemps au Pavillon du Phénix doré, au point d’en être influencé par ces bêtes ?

 

Traduction: Darkia1030

 

 

 

 

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