MISVIL - Chapitre 81 - Réunion

 

Au moment où il retrouva cette personne, il comprit que son désir n’avait été qu’enfoui sous une fine couche de glace.

Les blessures de Song Qingshi l’empêchaient de se déplacer facilement. Il se sentait mal à l’aise sans lecture, alors il demanda à Song Jincheng quelques livres de médecine. Mais comment un fainéant pourrait-il transporter des manuels scolaires avec lui ? Song Jincheng sortit de sa bourse plusieurs centaines de romans, la plupart racontant les aventures de jeunes naïfs qui vivaient des péripéties extraordinaires, gagnaient le cœur de beautés inégalées, obtenaient de puissants démons familiers pour les suivre, puis tuaient des monstres, montaient en grade et finissaient par atteindre l’ascension…

Il prit chez Song Qingshi un exemplaire des Trois Frères Tueurs de Tigres, en feuilleta quelques pages et déclara : « Je n’ai jamais lu de livres de cet auteur. Le style fait un peu vieillot, le scénario maltraite trop le protagoniste, ce n’est pas assez satisfaisant. Mais si on lit attentivement, c’est plutôt intéressant. Dommage que je ne sache pas où acheter la suite. »

Song Qingshi répondit : « Il me semble que ce n’est pas encore publié. Moi aussi j’aimerais connaître la fin. »

Song Jincheng proposa de demander à un libraire qu’il connaissait de garder l’œil ouvert.

Song Qingshi réfléchit un instant. Il se dit qu’un bon affûtage ne retardait pas la coupe du bois (NT : une bonne préparation rend l’accomplissement d’une tâche plus efficace). Dans son état actuel, il ne pouvait se permettre d’activités trop énergivores. Autant se détendre et réguler ses émotions en lisant ces romans, avant de penser à autre chose une fois rétabli. Il prit donc un roman recommandé par Song Jincheng et se mit à lire sérieusement.

Ces romans étaient réellement passionnants.

Song Qingshi, qui se considérait comme une personne froide et calme, se sentait bouillonner d’enthousiasme en les lisant. Il aurait aimé entrer dans un de ces royaumes secrets pour voir s’il y trouvait un lingzhi (NT : ou reishi, champignon médicinal) capable de ressusciter les morts, ou encore des substances étranges… Par exemple, ces drogues qui, à peine senties, éveillaient le désir et ne pouvaient être neutralisées que par une relation intime.

Il sortit rapidement un carnet et commença à analyser les drogues, dressant une liste de celles qu’il connaissait pour stimuler le système nerveux ou irriter la peau. Il trouvait les idées du roman vraiment créatives. Peu importe la catégorie, une pilule de clarté pouvait en principe neutraliser leurs effets, et à défaut un bain d’eau froide pouvait suffire. Mais alors, comment créer une drogue qui provoquerait la mort si l’acte n’avait pas lieu ?

Il mordillait le bout de son stylo, réfléchissant péniblement à une nouvelle formule toxique. Puis il se rendit compte qu’il agissait comme un imbécile : pourquoi s’embêter à concevoir une drogue aussi compliquée ? Ce fichu réflexe professionnel…

Song Jincheng, qui détestait jeûner, était sorti chercher à manger.

Song Qingshi, quant à lui, trouvait l’air de la chambre étouffant à force de garder la fenêtre fermée, ce qui ne favorisait pas la guérison. Il descendit prudemment de son lit en boitant, ouvrit la fenêtre, puis s’allongea en biais sur le lit de repos placé juste en dessous, profitant du soleil tout en grignotant des fruits et lisant un livre.

Le temps était magnifique.

Le soleil baignait la pièce d’une chaleur douce. Les coussins de l’auberge dégageaient une légère odeur de moisi ; il fallut plusieurs sorts de nettoyage pour en venir à bout. Les raisins étaient bons, mais éplucher et enlever les pépins le fatiguaient. Il en mangea deux, puis perdit l’envie.

Après avoir lu longtemps, il massa son cou endolori. Il voulut s’étirer mais tira sur ses côtes blessées, ce qui lui arracha un gémissement de douleur. Soudain, il eut l’impression d’être épié. Surpris, il se retourna pour découvrir que la fenêtre était littéralement envahie par une multitude d’oiseaux : moineaux, alouettes, coucous… de toutes sortes. Rangés en plusieurs lignes, ils penchaient tous la tête, le fixant avec curiosité.

C’était étrange.

Song Qingshi inspecta les alentours mais ne vit aucun reste de nourriture pour oiseaux. Il resta pensif.

Peut-être que le propriétaire de l’auberge aimait les nourrir ? Les oiseaux revenaient donc à heures fixes chercher à manger ?

Soudain, les oiseaux s’envolèrent, dispersés par l’arrivée d’un magnifique oiseau spirituel rouge, de taille moyenne, aux ailes dorées et rouges, une longue queue, et des yeux dorés foncés. Il fit deux tours autour de lui avant de se poser sur son épaule. Il poussa deux cris mélodieux, frotta longuement sa joue, puis lui donna un petit coup affectueux sur l’oreille.

Song Qingshi se sentit heureux. Habitué aux expériences animales, il n’avait pas bonne réputation auprès des bêtes : chats, chiens, lapins, souris, perroquets le fuyaient. Seuls les reptiles et autres animaux à sang froid toléraient sa présence…

Il aimait beaucoup cet oiseau spirituel. Il lui caressa doucement la tête et tenta de lui donner un raisin. L’oiseau sembla esquisser un sourire dans ses yeux, picora tendrement ses lèvres, puis s’envola.

Song Qingshi porta la main à ses lèvres, songeur…

Il n’avait aucun souvenir de baiser.

Est-ce que… cet oiseau venait de lui voler son premier baiser ?

*

Au sommet du Pic Inextinguible, sur un trône d’or entouré de lianes rouges, le Seigneur divin laissa enfin transparaître un véritable sourire : « Je l’ai trouvé. »

Depuis quelques années, il ressentait une répulsion grandissante envers la saleté du monde, et sortait rarement de sa tour de Wutong sous sa véritable forme.

Il utilisait donc les lianes de sang comme support, y insufflait sa conscience divine, et créait des incarnations à travers le monde. Ces clones servaient à surveiller ou manipuler les éléments perturbateurs, explorer les lieux impurs, ou exécuter des tâches que le corps principal ne pouvait décemment accomplir.

Ces avatars étaient liés à lui, comme une extension de son propre corps. Hormis leur faiblesse relative, ils étaient identiques à lui.

Le Seigneur divin avait perçu l’aura du sang de phénix. Malheureusement, autrefois, ses capacités étaient insuffisantes, son savoir en formation trop rudimentaire. Il avait à peine réussi à graver une marque d’âme sur un sort complexe de haut niveau, mais ne pouvait en localiser précisément l’emplacement à distance. Il lui fallait sonder le terrain petit à petit, et ce n’est qu’à moins de cent lis qu’il pouvait ressentir le flux exact.

Pour cela, il avait envoyé d’innombrables oiseaux comme yeux, fouillant frénétiquement le monde. Lorsqu’un cas suspect apparaissait, il utilisait un avatar pour s’en approcher et confirmer.

Il avait passé beaucoup de temps à pister, chercher… et avait enfin retrouvé son joyau.

Il croyait que trois mille ans d’attente l’avaient habitué à la patience, qu’il saurait réfréner la folie du désir. Mais au moment même où l’oiseau, issu de sa conscience divine, découvrit cette personne, il comprit que son désir n’avait été qu’enfoui sous une mince couche de glace. Il suffisait qu’une seule plume vienne effleurer sa surface pour que mille fissures apparaissent dans sa raison, libérant un torrent de lave incandescente capable de tout réduire en cendres.

Il devait respirer. Se calmer…

Grâce à la mémoire de l’âme de Zhao Ye, il savait depuis longtemps quel sort attendait ceux qui échouaient dans les missions imposées. Il savait aussi que Song Qingshi perdrait la mémoire et serait réassigné à d’autres missions. Il s’était dit que ce n’était pas plus mal : ainsi, Song Qingshi oublierait toutes ses douleurs, ses moments d’humiliation… et lui, son obsession terrifiante.

Un nouveau départ.

Il pourrait se faire passer pour quelqu’un de normal, et, avec la douceur la plus patiente, tout obtenir petit à petit.

Sans forcer.
Sans prendre de force.
Sans effrayer.

Il avait déjà imaginé d’innombrables plans. Maintenant qu’il contrôlait le monde, il pouvait guider l’autre pas à pas dans le piège sucré qu’il avait minutieusement préparé, pour qu’il retombe amoureux de lui, comme autrefois, qu’il accepte de bon gré d’être dominé, de lui remettre cœur et corps, de supporter volontairement tous ses désirs. Et qu’à partir de là, ils vivent tous deux une vie heureuse et comblée.

La seule chose qui l’inquiétait, c’était : quelle était la cible de mission de Song Qingshi cette fois-ci ?

Il lui suffisait d’imaginer Song Qingshi être aux petits soins pour un autre pour que la jalousie lui donne des envies de meurtre. Pourtant, afin d’assurer la réussite de la mission de Song Qingshi, il devait retrouver ce type… et le garder en vie. Il fallait le séquestrer dans un périmètre contrôlé, entouré de luxe et de confort, puis échanger les rôles en douce, prendre sa place.

Chaque pas devait être mesuré. Il ne pouvait pas échouer…

Le Seigneur divin réprima violemment la folie qui bouillonnait en lui, puis reprit le contrôle de sa conscience divine. Il pensa aux blessures de Song Qingshi, et fit voler l’oiseau immortel rouge, fruit de sa conscience, jusqu’à un coin isolé. Là, il le dissipa en une pluie de points dorés, qui se regroupèrent aussitôt pour prendre la forme d’un homme vêtu de noir, au visage masqué d’un masque d’argent – un de ses avatars qu’il avait placés dans la Vallée de la Médecine. L’identité et le statut de cet avatar étaient parfaitement adaptés pour approcher les deux hommes et comprendre la situation actuelle.

*

Song Jincheng revint à l’auberge, les bras chargés de friandises et de nouveaux romans, tout guilleret. Mais il s’arrêta net en voyant, devant la porte, un homme vêtu de noir, à la silhouette droite. Il leva les yeux vers son visage masqué d’argent, et croisa un regard de phénix froid comme la glace. Sous le choc, il en lâcha tout ce qu’il portait, manquant de hurler : « Maî… »

Il se couvrit vivement la bouche à deux mains, se détourna avec panique, l’envie de fuir chevillée au corps.

Pourquoi le grand-oncle martial de la Vallée la Vallée de la Médecine était-il ici ?! N’était-il pas censé ne jamais sortir de chez lui ?!

Les récits terrifiants sur le grand-oncle défilaient à toute vitesse dans la tête de Song Jincheng…

Le grand-oncle martial de la Vallée de la Médecine s’appelait Maître Yue. On disait qu’il avait plusieurs milliers d’années, qu’il était un puissant ancêtre de niveau divisé, et le gardien de la Vallée. Il était réputé sévère, sans humour, toujours enfermé dans son coin, sans jamais franchir ni la première ni la deuxième porte. Il ne s’intéressait qu’à ses petites souris blanches. Grâce à lui, la Vallée possédait aujourd’hui des quantités innombrables de souris, mais aussi de grandes souris, des chèvres, des singes et autres animaux de laboratoire. Les chercheurs n’expérimentaient sur les humains qu’une fois les tests animaux concluants.

Song Jincheng avait eu l’honneur de voir Maître Yue deux fois. Une fois, un disciple sans honte avait harcelé une sœur d’apprentissage. Maître Yue, furieux, l’avait puni publiquement : cinquante coups de fouet, la peau en lambeaux, les pouvoirs abolis, et l’exil hors de la Vallée. Une autre fois, des disciples trop confiants avaient critiqué la formule d’une pilule laissée par l’ancêtre Song, disant qu’elle était irréalisable. Maître Yue, qui ne concoctait pourtant jamais de pilules, l’avait apprise d’un coup, devant tout le monde, prouvant son efficacité. Puis, au nom de leur irrévérence et de leur ignorance, il les avait tous fouettés trois fois, avant de les enfermer dans la montagne arrière avec des devoirs à faire pendant trois ans. Lorsqu’ils étaient sortis… tous semblaient mentalement brisés, et leurs fronts étaient chauves, leur beauté envolée…

Il devait rester calme…

La Vallée comptait plusieurs milliers de disciples et de serviteurs. Maître Yue ne l’avait vu qu’au loin. Il ne devait pas le reconnaître.

Tout en se répétant ces mots pour se donner du courage, Song Jincheng se retourna lentement, prêt à reculer discrètement.

Maître Yue appela d’un ton lent : « Song Jincheng. Arrête-toi. »

« Ma… Maître grand-oncle martial… » Les pas de Song Jincheng restèrent suspendus en l’air, avant de se poser au sol. Il se retourna lentement, le visage défait. Voyant dans les yeux impitoyables de Maître Yue le destin funeste qui l’attendait, il s’effondra à genoux et avoua dans un sanglot : « J’ai eu tort ! J’aurais pas dû sécher les cours ! Pitié, pardonnez-moi ! »

Maître Yue le regarda avec dégoût, puis, après avoir évalué le temps écoulé, il usa de sa conscience divine pour sonder la situation à l’intérieur. Il poussa la porte et entra.

Song Jincheng se releva précipitamment et se traîna à sa suite.

Song Qingshi venait tout juste de terminer son roman et s’apprêtait à boire un peu d’eau pour se reposer, lorsqu’il vit Song Jincheng entrer en trébuchant, suivit d’un inconnu masqué que l’autre semblait très bien connaître. Ce qui le troubla davantage, c’était le regard que lui lançait cet inconnu – intense, douloureux, presque comme s’il voulait le dévorer.

Pourquoi de la douleur ? Pourquoi vouloir le dévorer ?

Song Qingshi réfléchit longuement, l’esprit lent. Soudain, une lueur jaillit dans son esprit. Il se rappela ses dettes colossales. Se pourrait-il que… ?

Il se redressa d’un coup et déclara honnêtement : « Je vais le rembourser. »

 

Traduction: Darkia1030