MISVIL - Chapitre 53 - Lecture au coucher

 

 

Yue Wuhuan remarqua que son maître devenait plus collant. Il le suivait partout, essayant d’engager la conversation, que ce soit sur la météo, les pivoines du jardin, les oiseaux qui volaient dans le ciel ou encore sur la nourriture.

Cela avait sûrement un rapport avec ce manuel sur les relations entre maîtres et disciples qu’il cachait précieusement et refusait de lui montrer.

Curieux, Yue Wuhuan alla interroger Yan Yuan Xianjun.

Ne voulant pas provoquer un fou, Yan Yuan Xianjun avoua immédiatement toute la vérité.

En comprenant la situation, Yue Wuhuan trouva cela extrêmement amusant. Il décida de jouer le rôle du disciple obéissant et s’amusa à suivre son maître dans ses jeux.

En réalité, Song Qingshi n’était pas doué pour les conversations légères. Quel que soit le sujet, au bout de trois phrases, la discussion s’effondrait.

Yue Wuhuan adorait le voir creuser désespérément son esprit, chercher avec acharnement un sujet de conversation et lutter pour continuer à parler avec lui. Il était tout simplement adorable. Parfois, voyant qu’il ne savait plus quoi dire, il relançait la discussion pour éviter que le silence ne s’installe trop longtemps.

Le soir, avant de dormir, Yue Wuhuan vit Song Qingshi grimper à nouveau sur le lit et s’installer près de son oreiller. Il tenait un livre intitulé Légendes de Kangqu et déclara avec le plus grand sérieux : « Nous allons lire une histoire avant de dormir. »

Allongé sur l’oreiller, Yue Wuhuan l’écouta raconter la fable du grand tigre et du petit lapin. Peu à peu, il se sentit envahi par une sensation de déjà-vu, comme s’il retournait à son enfance, lorsqu’il écoutait sa mère murmurer des histoires au creux de son oreille…

Après avoir lu quelques pages, Song Qingshi fit un résumé : « Je crois que je me suis trompé de livre. »

Il avait pris au hasard un ouvrage populaire parmi les disciples de Chiyun, décrit comme enrichissant à la fois l’esprit et le cœur. Le titre ne lui avait pas semblé problématique, il avait pensé qu’une lecture à deux renforcerait leur lien. Mais il ne s’était pas attendu à ce que ce soit un livre pour enfants.

Cela dit, un livre pour enfants restait au moins moralement sain. Il était tout de même curieux de savoir comment le petit lapin allait s’y prendre pour dompter le grand tigre.

Song Qingshi avait une rigueur académique inébranlable et n’aimait pas abandonner en cours de route. Alors, il continua la lecture jusqu’au bout.

Pendant ce temps, Yue Wuhuan, le visage enfoui sous la couverture, se retenait de rire de toutes ses forces.

« Demain, j’irai chercher un autre livre. » Song Qingshi trouvait son erreur idiote, mais si cela pouvait le rendre heureux, c’était une bonne chose.

Yue Wuhuan rit longtemps avant de ressortir la tête de la couverture, curieux de voir ce qu’il allait faire ensuite.

Voyant qu’il n’avait pas du tout sommeil, Song Qingshi proposa avec résignation : « Puisque tu n’arrives pas à dormir, faisons quelques exercices de mathématiques avancées. »

« D’accord. » Yue Wuhuan souriait de plus en plus. « J’adore faire ce genre de choses avec mon maître au lit. »

Ravi de le voir aussi enthousiaste, Song Qingshi sortit immédiatement du papier et un pinceau. Il lui donna une vingtaine de problèmes complexes et expliqua plusieurs théorèmes mathématiques.

Yue Wuhuan se plongea dans les exercices, absorbé par l’apprentissage, et prit un plaisir fou à résoudre les problèmes.

À la fin, il réalisa que Song Qingshi s’était à nouveau endormi sans la moindre méfiance à ses côtés.

Les lianes de sang s’étirèrent doucement de toutes parts, telles une gigantesque toile d’araignée, flottant dans l’air à la recherche d’une proie. Elles frôlèrent doucement son corps, tentées de l’envelopper. Il contempla longtemps ce trésor endormi, savourant sa beauté, mais finit par refréner ses désirs et les retira une à une.

Seule une fine liane s’enroula discrètement autour de sa cheville.

Pas de précipitation.

Le lendemain, Song Qingshi réfléchit longuement à la question des histoires du soir. Parmi toutes celles qu’il connaissait, Blanche-Neige ou Le Vilain Petit Canard ne semblaient pas adaptées à Yue Wuhuan.

Quant aux exercices de mathématiques, ils n’étaient pas une solution viable : Yue Wuhuan adorait étudier, il devenait de plus en plus énergique au fil des problèmes, au point que Song Qingshi finissait par s’endormir avant lui.

Il décida donc de chercher un recueil d’histoires plus adaptées aux adultes.

Yue Wuhuan venait de terminer Les Trois Frères chasseurs de tigres et en avait même tiré une analyse brillante.

Il lui fallait donc un livre plus intéressant…

Après mûre réflexion, Song Qingshi attendit que Yue Wuhuan soit occupé à étudier les talismans avec les disciples de Chiyun pour aller chercher un livre. Mais les bibliothèques des sectes étaient des lieux interdits sans permission. Étant une personne respectueuse des règles, il comptait demander une autorisation à Yan Yuan Xianjun.

C’est alors qu’il croisa Nian Nian sur le chemin.

Nian Nian était une enfant espiègle et sociable.

Bien que Yan Yuan Xianjun ait strictement interdit à ses disciples de provoquer la colère du terrible Roi de la Médecine, Nian Nian avait du mal à y croire. Ce cultivateur qui l’avait sauvée semblait avoir un caractère bienveillant. Avec Yue Wuhuan, il paraissait même extrêmement doux, bien loin des rumeurs de violence.

Elle l’aimait bien, ce « grand frère ».

Curieuse, elle l’interpella : « Tu cherches quelque chose ? »

Face à une petite fille aussi enjouée, Song Qingshi se sentit plus à l’aise. Il lui demanda : « Tu connais un livre adapté aux adultes pour lire avant de dormir ? Un que tes aînés adorent et ne peuvent pas lâcher avant de s’endormir ? Peux-tu m’en emprunter quelques-uns ? »

« Oui, bien sûr ! » Nian Nian comprit immédiatement. « La sœur aînée Lan en a plein. Elle en lit tous les soirs et ses amies lui en empruntent souvent. Mais ces derniers jours, elle a agi bizarrement, comme si elle avait peur que son maître la gronde pour ne pas étudier sérieusement. Alors, elle a caché ses livres… Mais je sais où ils sont ! Attends-moi, je vais t’en chercher quelques-uns. »

Song Qingshi était ravi. Il la remercia chaleureusement et retourna dans sa chambre pour préparer du thé spirituel, prêt à savourer ses nouvelles lectures.

Peu après, Nian Nian revint en courant avec une pile de livres et les lui remit avec enthousiasme avant de repartir en trombe.

Détendu, Song Qingshi sirota son thé en ouvrant le premier ouvrage, Les Chroniques du Plaisir Captif.

Puis il se figea.

Le protagoniste principal s’appelait Qing Shi, un grand maître en médecine et poisons, tout comme lui. Il capturait un beau mortel du nom de Yue Huan et, dès le début, le plaquait contre un mur de pierre pour un baiser enfiévré, savourant la douceur de ses lèvres et la chaleur enivrante de l’extase humaine…

Il avala lentement une gorgée de thé, perplexe.

Après un long moment de réflexion, un éclair de lucidité traversa son esprit. Était-ce une allusion déguisée à lui et Yue Wuhuan ? Depuis quand avait-il fait ce genre de choses honteuses à Yue Wuhuan ?

Song Qingshi tourna rapidement quelques pages du livre et découvrit qu’il s’agissait d’un ouvrage extrêmement inapproprié. Il y était décrit en train de forcer un beau jeune homme à faire toutes sortes de choses qui auraient dû être censurées par le bureau d’édition. L’ampleur des scènes était immense, absolument inadaptée aux enfants, et suffisait à faire rougir de honte.

Pris de panique, il jeta le livre au sol et en attrapa un autre. Il y jeta un coup d’œil : dans celui-ci, le beau jeune homme prenait l’initiative de le séduire et tous deux s’abandonnaient aux plaisirs de la chair. Il en ouvrit un troisième : cette fois, il attachait le bel homme et se livrait à toutes sortes de pratiques sadiques dans des endroits étranges…

Même si les noms des protagonistes changeaient à chaque fois, il était évident que ces récits faisaient référence à lui et à Yue Wuhuan.

Song Qingshi était complètement abasourdi. Il ignorait que, dans les yeux du monde, il passait pour une telle brute…

La porte s’ouvrit et Yue Wuhuan entra. En apercevant les livres éparpillés sur la table, il fronça légèrement les sourcils.

Song Qingshi voulut brûler les livres, mais il était déjà trop tard.

Au bord des larmes, il balbutia : « Wu… Wuhuan, laisse-moi t’expliquer. Je ne sais rien de tout ça, je n’ai rien fait… »

« Je suis au courant, » Yue Wuhuan prit un livre au hasard, jeta un coup d’œil à la couverture, feuilleta quelques pages, puis soupira. « Les gens sont naturellement curieux. Ma réputation est bien trop grande, ce qui a fini par ternir la tienne, Maître. » Il observa l’air complètement perdu de Song Qingshi et comprit qu’il ne saisissait pas la situation. Il esquissa un sourire amer et expliqua :

« Mon passé… est tout simplement indigne. Tout le monde pense que j’ai obtenu ta faveur grâce à mon corps, alors ils inventent toutes sortes d’histoires de débauche. En réalité, ils savent pertinemment que ce ne sont que des absurdités. Beaucoup de figures célèbres du royaume immortel sont elles aussi devenues des sujets de ces récits. Maître, tu ne devrais pas trop t’en soucier. »

Il avait déjà brûlé un grand nombre d’illustrations indécentes dans les librairies et réglé leur compte à plusieurs propriétaires de boutiques.

Dans le royaume immortel, les librairies n’étaient pas une industrie particulièrement lucrative. Les marchands n’avaient aucun soutien et n’osaient pas offenser un fou furieux.

Aujourd’hui, dans les villes avoisinant la Vallée due la Médecine, plus personne n’osait vendre ouvertement ces images dégradantes à son sujet. Cependant, ce genre de récits romancés, utilisant des noms modifiés, était monnaie courante. De petits auteurs s’inspiraient librement de personnages et d’histoires réelles, mais ils prenaient toujours soin de préciser que tout était purement fictif.

Quant aux grands dignitaires du royaume immortel, ils ne prenaient pas ces récits au sérieux. Au contraire, ils en riaient souvent et certains allaient même jusqu’à les acheter par curiosité.

Song Qingshi ne lisait jamais de romans populaires, encore moins ceux à connotation érotique. Aussi, il n’avait jamais accordé d’importance à ce genre de récits.

Il écouta Yue Wuhuan lui expliquer longuement la situation et finit par comprendre. Mais au fond de lui, il se sentait toujours aussi frustré.

Jamais il n’avait convoité le corps de Yue Wuhuan, jamais il ne lui avait fait quoi que ce soit d’irrespectueux. Il suivait la voie de l'Absence d'émotions depuis des années, cultivant une vie pure et sans désir. Que ce soit les relations entre hommes et femmes ou entre hommes, il s’était toujours tenu à l’écart. Il n’avait même jamais cédé à la tentation en solitaire.

S’il fallait écrire sur lui en train de tomber amoureux, passe encore. Mais pourquoi diable le dépeindre comme une bête ?

Qu’est-ce que c’était que ces histoires de « lèvres entremêlées, douces comme le miel »… C’était vraiment si doux et si bon que ça ?

Song Qingshi leva instinctivement les yeux vers les lèvres sublimes et flamboyantes de Yue Wuhuan.

À son grand effroi, des phrases du livre et des pensées étranges commencèrent à lui traverser l’esprit. Il frissonna de terreur devant ses propres idées lubriques, secoua vivement la tête et s’efforça de les chasser.

Il ne devait surtout pas penser à ce genre de choses…

Yue Wuhuan rangea les livres en désordre et décida de les remettre à Yan Yuan Xianjun. Puis, après un instant de réflexion, il s’assit en face de Song Qingshi et déclara d’un ton sérieux : « Maître, ces livres exagèrent beaucoup. Les gens s’imaginent simplement que ce genre d’actes entre hommes est une source de plaisir, mais la réalité est tout autre. C’est une chose extrêmement douloureuse et répugnante. »

Song Qingshi eut l’impression d’avoir été pris en faute. Tout raide, il se redressa bien droit et écouta sagement la leçon.

« Le corps d’un homme est différent de celui d’une femme, il n’est pas fait pour ce genre de pratiques, » Yue Wuhuan lui fit une leçon scientifique avec le plus grand sérieux. « C’est bien plus douloureux que tu ne peux l’imaginer. Et la dignité… elle est écrasée centimètre par centimètre. C’est une expérience insupportable. Il y a eu un esclave autrefois… »

Il employa de nombreux termes médicaux, évitant tout propos sentimental, mais l’intensité de son témoignage donnait une crédibilité effrayante à ses paroles. La scène qu’il décrivait était si terrible qu’elle ressemblait à un supplice infernal.

Song Qingshi écoutait en se sentant de plus en plus mal. Son visage devint livide.

Jusqu’à présent, il croyait que le pire qu’il pouvait arriver, c’était des déchirures. Mais il se rendit compte que c’était bien plus terrible et bien plus dégoûtant que ce qu’il imaginait.

« Ne sois ni curieux ni tenté, » Yue Wuhuan, voyant à quel point il était terrifié, fut très satisfait. Il tendit la main, caressa doucement les mèches de cheveux éparses de Song Qingshi, puis le serra tendrement dans ses bras. Sa voix était d’une douceur infinie.

« Reste comme tu es, Maître. Ne pense pas à ces choses, ne les fais pas non plus, d’accord ? Si jamais tu étais blessé… j’en aurais le cœur brisé… »

Il y avait tant de souillures dans ce monde. On ne pouvait jamais tout prévenir. Le moindre relâchement, et elles s’insinuaient.

Que faire si ces pensées prenaient racine dans l’esprit du Maître ?

C’était vraiment… trop détestable.

*

Song Qingshi regarda ses yeux légers et joyeux, et la sensation étrange ainsi que l’inquiétude en lui devinrent de plus en plus claires. Yue Wuhuan avait vécu ces souffrances, ses descriptions n’étaient pas des mensonges. Pourtant, en déchirant ainsi ses blessures sanglantes, pourquoi son expression révélait-elle une réaction contradictoire ? Comme si ses émotions étaient enchevêtrées, renversées, où la douleur et la joie s’échangeaient leurs places, ne laissant apparaître que ce qu’il voulait montrer aux autres, sans même qu’il en ait conscience…

Il y avait d’autres choses étranges. Par exemple, sur le cerf qu’il avait récemment recueilli chez un fermier, Song Qingshi avait découvert des traces de poison typiques des marionnettes toxiques. Ensuite, il avait trouvé des résidus de poison hautement létal accrochés à des brins d’herbe dans un endroit isolé au pied de la montagne. Les marionnettes toxiques étaient des créatures féroces, conçues uniquement pour tuer, et normalement gardées dans un sac dimensionnel. Pourquoi en avoir relâché une ?

Il y avait aussi les cicatrices sur les poignets de Yue Wuhuan. Il était un grand médecin, comment aurait-il pu confondre des blessures auto-infligées avec de simples égratignures accidentelles ?

Après avoir remarqué ces anomalies, Song Qingshi s’efforça de rester le plus possible aux côtés de Yue Wuhuan, de lui parler sans cesse, cherchant à comprendre ce qui se passait réellement.

Et maintenant, il entrevoyait une réponse—l’état psychologique de Yue Wuhuan s’était aggravé.

Song Qingshi resta figé dans ses pensées pendant longtemps…

Yue Wuhuan, le voyant distrait, sourit et demanda : « Maître, à quoi penses-tu ? »

Song Qingshi revint immédiatement à lui et promit : « D’accord. Si Wuhuan n’aime pas quelque chose, alors je n’y penserai plus et je ne le ferai pas. »

Yue Wuhuan en fut ravi : « Maître est vraiment le meilleur. »

Song Qingshi demanda doucement : « Et toi, Wuhuan, que veux-tu que je fasse ? »

Yue Wuhuan répondit : « Je veux élever des souris blanches avec toi, faire des expériences ensemble, étudier ensemble, regarder les nuages ensemble. »

Song Qingshi hocha la tête : « D’accord. »

Cette nuit-là, il ne trouva aucun prétexte pour rester dans le lit de Yue Wuhuan et dut retourner dans sa propre chambre. Il réfléchit longuement, prit une profonde inspiration, puis regarda la Liane de Sang qui rampait jusqu’à lui.

Il la saisit et l’attacha autour de sa cheville.

 

Traduction: Darkia1030