Arc 3 - Nirvana
« Qingshi, tu me manques… »
Le soleil se couchait sur la forêt brumeuse de Mi Zong (NT : litt. De la piste perdue).
Partout s’élevaient d’étranges arbres lugubres et des rochers tortueux. L’air était chargé d’un brouillard fétide, si repoussant que même les bêtes sauvages évitaient d’y vivre. Seuls quelques petits animaux rampants, venus des souterrains, osaient de temps à autre montrer le bout de leur museau. Parfois, on entendait le cri strident et désagréable de quelques oiseaux nocturnes charognards.
Le Vénérable Lingbao (NT : litt. Trésor spirituel), autrefois un immortel respecté, n’était plus que l’ombre de lui-même. Vêtu de haillons, le visage envahi de barbe, il n’avait plus rien de sa prestance d’antan. Il se terrait dans une grotte étroite et humide, et chaque cri d’oiseau nocturne le faisait frissonner de peur. Il enfonçait encore plus la tête entre les épaules, terrorisé à l’idée d’être repéré par le maître du Pic Inextinguible.
Depuis que cette divinité était apparue il y a trois mille ans, le monde de la cultivation n’était plus qu’un océan de sang et de cadavres.
Personne n’avait le droit de voir son visage, ni même de prononcer son nom. Tous devaient l’appeler vaguement le Maître du Pic Inextinguible, ou simplement le Dieu Souverain.
Il ne connaissait ni émotions ni compassion. À ses pieds brûlait une mer de flammes capable de réduire les âmes en cendres, dans laquelle ondulaient d’immenses serpents écarlates. Autour de lui voletaient des myriades de papillons rouges du Nirvana, obscurcissant le ciel. Partout où ils passaient, les rivières devenaient rouges de sang, les ossements s’empilaient en montagnes, et toute vie s’éteignait.
C’était la période la plus sombre et la plus terrifiante que le monde de la cultivation ait jamais connue. Soixante pour cent des sectes furent anéanties : la Secte du Sang Démoniaque, la Porte de l’Ombre Lunaire, le Clan du Tigre et du Dragon, la Secte de la Montagne Spirituelle, le Pavillon du Phénix Doré… Il n’y avait plus de distinction entre bien et mal, entre rangs ou clans, entre richesse ou niveau de cultivation. Quiconque était repéré par le Pic Inextinguible était voué à l’extinction, sans exception.
Tous vivaient dans une peur constante. Personne ne savait quels critères dictaient la sélection du Dieu Souverain. Mais chacun savait que lorsque le ciel s’illuminait de nuées écarlates, et que les papillons du Nirvana dansaient dans les airs, alors il descendait. Les proies qu’il choisissait, qu’elles résistent ou se soumettent, implorent ou s’enfuient, tombaient toutes dans une chasse cruelle et sans pitié. Certains, même morts, étaient condamnés à un enfer éternel, où même leur âme ne trouvait plus le repos. Quelques rares survivants étaient épargnés, sans comprendre pourquoi, le cœur brisé par la terreur.
Le Vénérable Lingbao, dont le domaine du Miroir d’Eau fut lui aussi détruit, ne survécut que parce qu’il était absent ce jour-là. Grâce à son art de dissimulation — la technique secrète de la Tortue Cachée —, il pouvait masquer son souffle et disposait de nombreux moyens d’évasion. Ces dernières années, il avait vécu caché comme un rat dans les égouts, fuyant la lumière, couvert de blessures, sa cultivation grandement affaiblie.
Il souffrait terriblement. Pourtant, la chasse du Pic Inextinguible semblait ne jamais vouloir s’arrêter. Elle lui laissait l’illusion de pouvoir s’échapper, pour mieux surgir quand il croyait être en sécurité, comme un chat jouant avec une souris. Une fine corde invisible le maintenait suspendu entre désespoir et espoir illusoire. Il voulait mourir, mais n’en avait pas le courage ; il voulait vivre, mais ne savait plus comment.
Le Vénérable Lingbao jura entre ses dents, incapable de comprendre pourquoi lui, parmi tant d’autres, avait été désigné pour subir cette traque impitoyable, sans relâche, depuis des millénaires.
Le cri glaçant de l’oiseau nocturne résonna de nouveau, comme un rire moqueur.
Dans ce monde, tout oiseau pouvait être un espion du Pic Inextinguible. Leur apparition était toujours présage de danger.
Lingbao, un instant détendu, se raidit de nouveau. Il renforça en hâte les formations de défense de la forêt de Mi Zong, épaississant encore les brumes, installant des marionettes de substitution capables de changer de place, afin de brouiller les pistes et gagner un peu de temps.
Soudain, des nuées rougeoyantes envahirent le ciel. Neuf oiseaux majestueux au plumage éclatant traînaient une fastueuse barque d’or céleste. À son bord se tenaient ou reposaient toutes sortes d’oiseaux divins et de créatures mystiques. Les oiseaux Chongming (NT : ‘noble lumière’. Oiseaux mythologiques) lissaient leurs plumes, les oiseaux du Nirvana entonnaient des chants célestes, les grues et les paons dansaient avec grâce, déployant leurs plus beaux atours, cherchant à séduire par leur beauté et leur dévotion celui qui trônait derrière les rideaux de perles, sans jamais espérer un regard en retour.
La barque céleste s’immobilisa au-dessus de la forêt.
Les deux jeunes suivantes, jadis oiseaux Biyin, tirèrent précautionneusement rideau après rideau, puis se postèrent de chaque côté, silencieuses, les yeux baissés.
Dans tout le monde des immortels, on savait que le Dieu Souverain du Pic Inextinguible était d’une propreté maladive.
Il trouvait les regards des mortels trop sales pour le supporter : quiconque posait les yeux sur son visage se les voyait arracher.
Il trouvait les mots des mortels trop souillés : quiconque prononçait son nom ou son titre avait la langue tranchée.
C’est pourquoi il était toujours drapé d’une cape de plumes de neige, tissée de fils de soie de ver à glace, couvrant entièrement son corps. Il portait des gants d’une bête magique immaculée, pour ne rien toucher directement. Son visage était caché derrière des voiles superposés, faits de perles de sirène et de soie de requin, ne laissant apparaître que ses yeux dorés, froids comme des flammes scellées dans la glace — une beauté interdite et absolue.
Les oiseaux se turent, baissèrent la tête, replièrent leurs ailes.
Le Dieu Souverain sortit lentement de derrière les rideaux. Son regard plein de dégoût balaya le monde. Malgré les années de purges et de nettoyage, il trouvait encore l’air pestilentiel. Chaque respiration était un supplice.
« Assez. Le jeu touche à sa fin. »
La dernière proie n’avait plus aucun intérêt. Épuisée, brisée, elle n’avait plus rien à offrir.
Il fixa froidement le Vénérable Lingbao qui se recroquevillait dans l’ombre, et une flamme blanche jaillit de sa paume. Des papillons rouges du Nirvana en émergèrent, déployant leurs ailes incandescentes et s’envolant vers ce rat terrifié, tapi dans les égouts de la peur.
Lingbao aperçut les lueurs écarlates envahir le ciel, et les papillons qui fondaient sur lui. Il comprit que même les brumes de Míi Zong ne suffiraient pas à le protéger. Il tenta d’activer ses marionettes de substitution pour changer de place et s’enfuir encore…
Mais… où fuir, à présent ? Quel endroit n’avait-il pas encore essayé ?
Il s’arrêta net, figé. Il comprit enfin qu’il n’y avait plus nulle part où aller, plus aucun espoir.
C’était donc ça… le goût du désespoir ?
Hésitant, il vit les flammes surgir de toutes parts, consumant la forêt, les formations magiques, bloquant toute retraite avec des lianes incandescentes comme des serpents. Dans les airs, les papillons du Nirvana tissaient une toile de mort inévitable.
La vie touchait à sa fin. Il n’y avait plus de fuite possible.
Le Vénérable Lingbao se sentit soudain soulagé. Tel une marionnette sans âme, il tomba à genoux, attendant d’être réduit en cendres, précipité dans un enfer encore plus profond.
Le terrifiant Dieu Souverain apparut devant lui, accompagné de ses papillons rouges.
Le Vénérable Lingbao leva la tête. Il voulut tenter de supplier, espérant que tout puisse se terminer simplement par la mort. Soudain, il eut l’étrange impression que les yeux dorés foncés, visibles à travers le voile, lui étaient familiers. Il semblait les avoir vus, il y a bien longtemps...
Il resta figé un long moment, puis se souvint des premières sectes à avoir été anéanties. Il se rappela la destruction tragique du Pavillon du Phénix d'Or, se rappela le Clan du Tigre et du Dragon, se rappela la secte de l’Arc-en-ciel, se rappela la Secte du Démon de Sang...
Ces sectes étaient très éloignées les unes des autres, leurs styles de conduite très différents, et pourtant elles avaient toutes connu le même destin...
Quel était leur point commun ?
Dans ses souvenirs, le Vénérable Lingbao vit lentement apparaître l’image d’un jeune mortel aux yeux de phénix dorés identiques. D’un talent extraordinaire, il était à la fois beau et farouche, mais on lui avait brisé les os, arraché les ailes, on l’avait précipité dans l’abîme du désir, pour ensuite le souiller, le consommer. Ils ne voyaient là aucune erreur : un esclave acheté pour le plaisir devait, naturellement, satisfaire son maître de son corps et s'efforcer de gagner ses faveurs...
Il se souvenait vaguement que, lassés de ce jeune garçon, ils l’avaient offert à quelqu’un d’autre, qui avait alors défiguré son visage et l’avait rendu fou.
Comment s’appelait ce garçon ?
Le Vénérable Lingbao, terrifié, murmura : « Yue Wu... »
Avant qu’il n’ait fini de prononcer le nom, une main gantée surgit brusquement pour lui boucher la bouche, l’empêchant de sortir le moindre son, scellant ainsi un nom interdit.
Le Vénérable Lingbao comprit tout. Des larmes de regret coulèrent sur son visage. Il savait maintenant quel serait son sort, et n’osait plus espérer aucun miracle. Si, à l’époque...
Mais dans ce monde, il n’y avait pas de « si ».
Une flamme brûlante se glissa le long de la main qui lui bouchait la bouche, pénétra par sa gorge, brûla ses cordes vocales. Ses organes internes se réduisirent peu à peu en cendres noires, sa peau se dessécha morceau par morceau, avant de devenir un simple nutriment pour les lianes qui sortaient de la terre.
Après cette mort douloureuse, il n’y eut aucune délivrance. Son âme coupable fut extraite, emprisonnée dans une lanterne d’âme spécialement conçue.
Le Dieu Souverain baissa les yeux. Il aperçut quelques cendres noirâtres collées à ses gants blancs, et fronça les sourcils avec dégoût. Il tendit la main à l’un de ses oiseaux Bìyì.
Ces deux esprits oiseaux Biyin, nommées Xiao Zuo et Xiao You (NT : petite gauche et petite droite), étaient nées sur l’Arbre Kunyu (NT : arbre de Jade de vie) de la Mer des Esprits. N’ayant presque jamais été souillées par le monde, elles étaient d’une pureté rare. Depuis la naissance du Dieu Souverain, elless s’étaient offertes pour devenir ses serviteurs personnels, restant jour et nuit à ses côtés.
Xiao Zuo, avec une extrême précaution, lui retira les gants souillés, puis les brûla sans laisser la moindre trace. Xiao You, quant à elle, sortit promptement un coffret d’or rempli de gants propres, qu’elle présenta respectueusement au Seigneur Divin, afin qu’il en choisisse une nouvelle paire.
Le Dieu Souverain les examina longuement, choisit enfin une paire, les remit avec soin, puis s’éleva dans les airs.
La Liane de Sang jaillit du sol et enroula la lanterne d’âme.
Les nuées pourpres s’estompèrent, le papillon du nirvana disparut, et le bateau sacré quitta enfin cette forêt réduite en ruines.
*
Au sommet du Pic Inextinguible, devant le temple sacré.
Le Dieu Souverain installa avec minutie la lanterne d’âme nouvellement récupérée dans la paroi rocheuse, s’assura que l’âme à l’intérieur pouvait continuer à supporter les flammes éternelles qui brûlaient jour et nuit au sommet, ainsi tourmentée jour et nuit.. Il fit ensuite sceller les cris de douleur grâce à un cercle magique, pour ne pas troubler la quiétude du lieu.
Il aimait collectionner les lanternes d’âmes des êtres aux crimes les plus odieux.
En trois mille ans, leur nombre était passé de deux à plusieurs centaines de milliers, toutes fixées à la roche. Chaque nuit, le sommet immortel s’illuminait d’une mer d’étoiles flamboyantes, d’une beauté à couper le souffle…
Autrefois, dans la Tour des Neuf Cieux, cette personne avait dit que la lumière des lanternes était magnifique, que les souvenirs étaient doux.
S’il revenait, et voyait ces lumières… il les aimerait, à coup sûr…
Ils pourraient s’asseoir ensemble dans la tour d’or, partager le vin, bavarder avec joie, admirer les lanternes chaque nuit, et savourer de nouveau cette douceur passée.
Rien que d’y penser, il était empli de bonheur…
La Tour d’or portait le nom de tour Wutong (NT : paulownia). Elle était remplie des plus beaux joyaux du monde. C’était un lieu interdit, situé en haut du Pic Inextinguible, son nid d’amour préparé pour cette personne. Quiconque y entrait sans autorisation devait mourir.
Il y avait installé douze couches de rideaux de perles et d’innombrables barrières, bloquant toute vision, purifiant l’air de toute souillure. Dans chaque pièce brûlaient des encens médicinaux à l’odeur semblable à celle qu’avait cette personne, rendant sa respiration un peu plus supportable.
Le Dieu Souverain franchit les barrières, ôta son voile, respira profondément le parfum à base de plantes, puis se dévêtit de son manteau de plumes de neige, et entra dans le bain, lavant son corps avec soin. Bien que son corps divin, après sa renaissance, fût incapable de se salir, il n’avait jamais oublié ces mots :
« L’air est rempli de bactéries invisibles. Il faut se laver souvent, rester propre. »
Il se lava donc avec une extrême minutie.
Il avait torturé l’âme nommée Zhao Ye d’innombrables fois, sans jamais trouver la localisation de ce système étrange. Alors, il avait analysé les exigences de la mission, effacé toutes les traces du passé, fait disparaître ce nom erroné du monde.
Il voulait devenir la bonne réponse. Il attendrait que cette personne revienne pour accomplir sa mission, et, à nouveau, lui faire la cour, devenir son compagnon spirituel.
Son corps était désormais pur, parfait, jamais souillé.
Il ne redeviendrait jamais une erreur.
Le Dieu Souverain sortit du bain. Ses cheveux noirs légèrement ondulés, encore humides, glissaient jusqu’à ses talons. Un immense totem de phénix rouge s’épanouissait dans son dos ; les longues plumes de la queue coulaient le long de sa fine taille, d’une beauté éclatante. Il revêtit une robe rouge de soie glacée, s’avança lentement jusqu’au miroir, tendit la main, et effleura avec dégoût le grain de beauté en forme de larme rouge écarlate sous son œil gauche, de plus en plus envoûtant et éclatant — une marque indélébile, fusionnée à son âme, lui rappelant sans cesse l’intensité et l’horreur de son désir.
Il avait goûté à une beauté suprême, et était désormais incapable de réprimer les pulsions de son corps.
Il désirait ces baisers doux et moelleux, ces yeux limpides, toucher cette peau blanche, s’abandonner à une étreinte folle jusqu’à la déraison. Il voulait cette personne, à en mourir d’envie…
Chaque nuit, il était dévoré par le désir et la douleur, chaque matin, enveloppé de solitude et de désespoir. Chaque jour, il voulait mourir.
Mais… il n’osait pas.
Il craignait que cette personne revienne et, ne le trouvant plus, l’abandonne.
Ce serait pire que la mort.
Il se recroquevilla dans l’obscurité, étreignant fermement un galet blanc. Encore et encore, il le couvrit de baisers, sanglotant avec des prières :
« Qingshi… tu me manques… »
Traduction: Darkia1030
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