MISVIL - Chapitre 63 – Un heureux hasard

 

« Tu dis que c’est un jeu, alors pourquoi être nerveux ? »



Yue Wuhuan était très perplexe. Il ne comprenait pas pourquoi le Maître était si triste. Peut-être que c’était à cause du cerf-volant phénix qui était tombé ? Un cauchemar ? Dans son esprit, le Maître était quelqu’un de plutôt stable la plupart du temps, mais parce qu’il vivait éloigné des gens, ignorant des affaires du monde, il lui arrivait parfois de montrer un côté enfantin… au point de pleurer pour un simple cauchemar ?

Song Qingshi s’agrippait à sa manche, sans vouloir lâcher prise. Il enfouit même sa tête contre sa poitrine, s’essuyant désespérément les yeux.

Yue Wuhuan ne savait pas s’il devait le consoler ou rire. Il resta un moment sans savoir quoi dire, puis il sortit une flûte en bambou violet, la porta à ses lèvres et souffla quelques notes joyeuses.

Le son agréable attira l’attention de Song Qingshi. Il releva la tête, jeta un œil à la flûte entre les mains de Yue Wuhuan, relâcha lentement son emprise, puis, après un instant de réflexion, se coucha sagement, la tête posée sur ses genoux, pour écouter la musique.

Yue Wuhuan remarqua alors, à sa grande surprise — peut-être était-ce dû à la lumière de la nuit — une étrange douleur dans les yeux clairs et limpides de Song Qingshi, comme si de magnifiques cristaux s’étaient soudain couverts d’une ombre profonde dans l’obscurité. Cette impression lui causa une certaine inquiétude.

Song Qingshi se tourna sur le côté, ferma doucement les yeux et sourit : « Je veux écouter un air joyeux. »

Yue Wuhuan mit de côté ses doutes et joua un air très doux d’origine étrangère. Il n’en connaissait ni le nom ni la provenance. C’était une mélodie que sa mère lui avait apprise dans son enfance, censée décrire un foyer heureux, des souvenirs joyeux. Il aimait particulièrement ce morceau, qui lui rappelait la fonte des neiges et les fleurs épanouies du printemps.

La musique effaçait tous les tourments, toutes les tristesses.

La mélodie cessa…

Song Qingshi ouvrit lentement les yeux. L’ombre qui s’y trouvait avait disparu, il avait retrouvé son apparence d’avant.

Yue Wuhuan se dit qu’il avait dû mal voir.

« Je ne fais jamais de cauchemars, c’est gênant, » dit Song Qingshi, tentant de sauver la face. Il expliqua maladroitement : « J’ai rêvé que quelque chose que j’aimais beaucoup avait disparu, et peu importe combien je cherchais, je ne pouvais pas le retrouver. Cette sensation… c’était comme lorsque mes expériences avec les souris de laboratoire échouent encore et encore sans raison, c’est vraiment déprimant… »

Yue Wuhuan ne voyait pas bien le rapport entre des expériences sur des souris et une chose qu’il aimait, mais il savait que Song Qingshi avait un esprit très particulier, et qu’il était un maniaque de médecine. L’échec d’une expérience était pour lui un coup dur. Chaque fois qu’il finissait de consigner un échec, il restait couché sur la table, abattu pendant une bonne demi-heure, même les desserts ne parvenaient pas à le consoler.

« C’est vrai que c’est très triste, tous ces échecs avec les souris, » répondit Yue Wuhuan pour essayer de comprendre et le consoler. « Si ça m’arrivait, je pleurerais aussi. »

Song Qingshi se redressa, frotta ses yeux rougis, un peu embarrassé : « N’importe quoi. Tu ne pleurerais jamais… »

Yue Wuhuan plaisanta : « Si le Maître veut me voir pleurer, je peux toujours me mettre un peu de baume dans les yeux, peut-être que ça fera sortir quelques larmes. »

Song Qingshi éclata de rire : « Je ne veux surtout pas te voir pleurer. »

Yue Wuhuan l’interrogea : « Alors, qu’est-ce que tu veux voir ? »

Song Qingshi s’approcha soudain, observa attentivement son visage, le fixa longuement, puis dit à voix basse : « Je veux te voir sous ton plus beau jour. »

Yue Wuhuan resta figé. Il se toucha le visage, l’air complètement perdu.

« Sur le chemin de la cultivation, le corps devient de plus en plus parfait avec le niveau de pouvoir, » expliqua Song Qingshi après un moment de réflexion. « En ce moment, tu n’en es qu’à la construction de la fondation. J’attends avec impatience de te voir au stade du Noyau doré, de l’Ame naissante… voire au-delà. Tu seras certainement la plus belle personne de tout l’univers. »

Le Maître s’était mis à raconter des blagues. Dommage qu’elles soient si exagérées qu’elles en devenaient maladroites.

Yue Wuhuan, sans vouloir décourager ses tentatives d’humour, accompagna poliment ses rires.

Song Qingshi rit avec lui, puis se pencha brusquement pour l’embrasser. Il imita le baiser langoureux d’avant, l’approfondit légèrement, effleura sa langue, puis se retira.

Yue Wuhuan en resta complètement étourdi.

« Tu m’as dit que si j’aimais ça, je pouvais t’embrasser tous les jours, » dit Song Qingshi en se léchant les lèvres, avec aplomb. « Il faut tenir tes promesses ! Les tricheurs sont des petits chiens ! »

Yue Wuhuan tenta de le repousser : « Maître… ce n’est pas bien. Tu disais que tu ne voulais plus faire de bêtises… »

Song Qingshi inclina la tête, réfléchit un instant, puis répliqua avec logique : « Je n’ai pas bu d’alcool, je suis parfaitement lucide, donc ce n’est pas une bêtise. »

Yue Wuhuan, désemparé : « Pourquoi fais-tu ça ? »

Song Qingshi se rapprocha encore et répliqua : « Moi j’aime ça. Toi, tu n’aimes pas ? »

Yue Wuhuan resta sans voix. Il ne pouvait pas mentir et dire qu’il n’aimait pas. Parce qu’il aimait ça. Il aimait cette sensation irrésistible, au point de vouloir ne jamais s’en détacher.

Il voulut reculer.

Mais Song Qingshi l’embrassa à nouveau. Son souffle humide entrouvrit doucement les verrous de son cœur. Le léger parfum médicinal se diffusa entre leurs lèvres, comme s’il nettoyait toutes les impuretés. Son geste maladroit et encore inexpérimenté eut pourtant facilement raison de ses défenses. Yue Wuhuan était incapable de refuser une telle douceur, et s’abandonna complètement dans ce monde interdit.

"Tu aimes ça." Song Qingshi s’éloigna légèrement de ses lèvres, les effleura à nouveau, haletant doucement. "Je sais que toi aussi tu aimes ça."

Yue Wuhuan, troublé, dit : "Qingshi, je ne peux pas."

Song Qingshi demanda : "Tu as dit que ce n’était qu’un jeu, alors pourquoi être aussi tendu ?"

Un pied qui a déjà franchi la ligne interdite ne se récupère pas si facilement.

Yue Wuhuan regardait distraitement ses lèvres légèrement rosées, sentant sa raison mise à rude épreuve, presque au point de s’effondrer. Il voulut se lever et partir, mais se rendit compte que cette toile qu’était la Vallée de la Médecine avait non seulement piégé Song Qingshi, mais l’avait également piégé lui. Il n’avait nulle part où fuir, se retrouvant acculé au bord d’un précipice, vacillant, sans aucun moyen de reculer.

Même le plus habile des calculateurs ne peut prévoir son propre cœur.

Le Maître semblait ne rien connaître d’autre que les baisers. Lui non plus ne comprenait rien à ces choses de lit désordonnées…

Son cœur impassible n’éprouvait aucune alerte.

S’il ne s’agissait que de simples baisers… Peut-être pouvait-il…

Yue Wuhuan, étourdi par les baisers, commençait à perdre le contrôle de ses pensées. Il demanda prudemment : "Maître, pouvons-nous juste nous embrasser ?"

Song Qingshi sourit joyeusement : "Si Wuhuan aime ça, alors pas de problème !"

Yue Wuhuan soupira légèrement de soulagement. Il baissa la tête, goûtant enfin à cette douceur tant espérée nuit et jour. Ses cheveux doux furent complètement emmêlés, enroulés autour de ses doigts, refusant de partir. Sa robe blanche de cultivateur fut légèrement froissée, son col ouvert laissait entrevoir un cou gracieux semblable à un cygne, et sa pomme d’Adam tremblait doucement au rythme de sa respiration. Il se félicita d’avoir pris à l’avance des pilules inhibitrices de désir pour mieux dormir — ainsi, même dans un moment de plaisir extrême, il ne perdrait pas le contrôle. Peut-être devait-il désormais toujours garder ce genre de remèdes sur lui.

La nuit était tombée. Joue contre joue, souffle contre souffle, ils restèrent ainsi dans une intimité prolongée, jusqu’à ce que tout s’apaise.

Yue Wuhuan remarqua que Song Qingshi tenait toujours fermement sa main, sans la moindre intention de la lâcher. Il réfléchit un instant, puis s’allongea en biais au bord du lit. Il tendit la liane de sang pour titiller doucement le pied de l’autre, l’enroula autour, et demanda en souriant : "Maître, y a-t-il une histoire pour dormir ce soir ?"

"J’ai oublié," dit Song Qingshi en se rendant compte de ce grand oubli. Il réfléchit longuement. "Discutons un peu."

Yue Wuhuan demanda avec curiosité : "De quoi veux-tu parler ?"

Song Qingshi montra la liane autour de son pied : "Je veux savoir comment tu l’as obtenue."

Il avait posé cette question plusieurs fois auparavant, mais Yue Wuhuan avait toujours esquivé, se contentant de dire qu’il l’avait acquise par hasard, sans jamais mentionner les difficultés endurées. Song Qingshi n’avait pas voulu insister, alors il avait laissé tomber. Mais ce soir, il ne comptait pas abandonner si facilement : il voulait que Yue Wuhuan lui dise la vérité.

Yue Wuhuan, acculé, se résigna. Après tout, les événements étaient passés depuis longtemps. Il finit par dire la vérité : "Je l’ai trouvée au sommet de Bu Mie (NT : pic Inextinguible)."

"Bu Mie ?", Song Qingshi fouilla dans ses souvenirs de textes anciens, et comprit rapidement. "C’est la montagne de flammes du Continent Est, non ? Je me souviens que c’est une terre isolée de feu extrême, où rien ne pousse, les oiseaux n’y volent même pas, et il n’y a même pas de veines spirituelles visibles… Le feu y est si dangereux qu’il pourrait même brûler les âmes. Tu y es allé… pour le lingzhi de feu (NT : reishi, champignon médicinal)?"

Le lingzhi de feu était la seule chose précieuse de ce lieu infernal.

C’était l’ingrédient principal pour concocter la Pilule Brûle-Cœur, une herbe rare et poussant très lentement, aux bénéfices immenses pour les cultivateurs aux racines de feu ou de métal. C’était un trésor céleste. Chaque apparition de cette herbe suscitait la convoitise de nombreux groupes.

Yue Wuhuan devait avoir eu vent de l’apparition du lingzhi de feu, et voulu fabriquer cette pilule pour renforcer les méridiens cardiaques de Song Qingshi.

"J’ai échoué," dit Yue Wuhuan avec une pointe d’amertume. Il n’était qu’un cultivateur au stade de la construction de la fondation, même en s’appuyant sur ses techniques à l’épée, ses marionnettes empoisonnées et ses formations, il avait peu de chances de battre des cultivateurs au stade du Noyay doré ou même de l’Âme naissante. "Je m’étais déguisé, infiltré dans l’équipe de pillards, j’avais installé des pièges à l’avance, et les avais monté les uns contre les autres. Après avoir obtenu le lingzhi de feu, un nouveau groupe est arrivé… des cultivateurs démoniaques du clan Jue Jing. Je n’ai pas eu le temps de m’enfuir, ils m’ont bloqué et ont exigé que je leur remette la plante, promettant de me laisser la vie sauve."

Song Qingshi fronça légèrement les sourcils : "Les cultivateurs démoniaques de Jue Jing sont tous des brutes sans pitié. Ce n’est pas leur genre de faire des promesses."

"Je savais qu’ils mentaient. Une fois la plante en main, ils m’auraient tué. Puisque je devais mourir, la manière importait peu." Yue Wuhuan rit doucement. "Alors j’ai profité du fait qu’ils ne connaissaient pas ma véritable identité, je les ai bien humiliés, puis j’ai jeté le lingzhi de feu dans la mer de flammes de Bu Mie. Je les ai ridiculisés. Maître, leur tête quand ils sont devenus fous… c’était hilarant."

Le lingzhi de feu, d’une valeur inestimable, fut instantanément dévoré par les flammes.

Les cultivateurs démoniaques , furieux qu’un simple cultivateur de la fondation ose se jouer d’eux, voulurent extraire l’âme de Yue Wuhuan pour le torturer.

"J’ai vu que la situation tournait mal, alors j’ai sauté dans Bu Mie aussi," dit Yue Wuhuan en riant.

Ce geste inattendu bouleversa tous les plans. Même les plus téméraires des cultivateurs démoniaques n’osaient s’approcher de Bu Mie, ce lieu qui brûlait chair et âme.

"Il y avait des courants étranges et violents là-dedans, capables d’aspirer tout ce qui vole. Impossible d’utiliser le vol à l’épée. J’étais prêt à mourir, mais j’ai été emporté par un de ces courants, projeté dans une fissure de la paroi rocheuse," Yue Wuhuan repensa à la scène et esquissa un sourire amer. "Il n’y avait aucune sortie. Ma robe ignifuge et mes talismans étaient presque détruits. Je pensais être condamné, mais j’ai découvert là l’âme d’une jeune pousse de la liane de sang. J’ai pris le risque de fusionner avec elle, puis l’ai utilisée pour grimper le long de la paroi et m’échapper."

Song Qingshi écouta, pensif : "Un heureux hasard ?"

"Peut-être," Yue Wuhuan réfléchit un moment. "Depuis que j'ai la liane de sang, ma chance est devenue beaucoup plus normale. Cette sensation où le destin te presse à chaque instant et te laisse à peine respirer a disparu." Ce n’était que lorsqu’il avait tenté de tuer An Long que la loi du Ciel était intervenue à nouveau. Peut-être qu’An Long n'était pas encore destiné à mourir ?

Song Qingshi sourit : "Ce genre de chance est vraiment dangereux."

Yue Wuhuan rit : "C'est du passé."

Song Qingshi attrapa la liane de sang, la tint dans sa main et la manipula un peu.

Était-ce vraiment de la chance ?

 

Traduction: Darkia1030