Lord Seventh - Extra 3 - L'autre rive du pont Naihe (fin)

 

Vie précédente : Helian Yi

La mémoire est comme une vieille planche criblée de trous, qui semble retenir beaucoup de choses, mais quand le temps passe, ces éléments invisibles finissent par s’oublier. Une vie humaine est plus longue que celle d’un champignon éphémère, plus longue que celle d’une cigale d’été, mais on avance toujours en perdant des morceaux en chemin.

Ce n’est qu’en apercevant soudain quelque chose que ces souvenirs anciens sont réveillés, secoués, arrachés à l’oubli, marqués par le sceau du temps, impossibles à saisir pleinement.

Sous la forte averse de ce jour-là, Helian Yi se souvint de Jing Beiyuan.

Il se rappela ce petit être, amené personnellement dans le palais par l’empereur, son père, tant d’années auparavant. Avec ses dents en train de pousser, sa parole encore maladroite, il ressemblait à une porcelaine fragile, ses yeux brillants comme des perles. Un si joli petit objet.

Jing Beiyuan fut son compagnon depuis l’enfance. Après qu’un long moment se fût écoulé, Helian Yi découvrit que ce petit gars n’était pas seulement beau, mais également doté d’un sens aigu de l’observation. Il savait quand parler, quoi dire, et comment se faire aimer, car ayant grandi dans le palais depuis son plus jeune âge, cela avait cultivé en lui une prudence naturelle, presque instinctive... comme s’ils étaient deux âmes liées par le même destin, partageant leur infortune.

Avec précaution, ils s’explorèrent, se rapprochèrent, puis se blottirent l’un contre l’autre pour se réchauffer, tels deux petits animaux dans l’immensité glaciale et insondable du palais.

Ils dépendirent l’un de l’autre pour survivre.

Et désormais, Helian Yi, des rides parcourant sa peau, se tenait près de la fenêtre de son bureau, observant le monde extérieur presque effacé par la pluie. Il se répétait cette phrase, et il lui sembla que des fils invisibles, tirés à même ses muscles, ses os et ses veines, se tendaient, réveillant une douleur sourde et difficile à décrire.

Les enfants grandissaient jour après jour. Il ne sut dire quand cela commença, mais Helian Yi sentit un changement dans le regard que l’autre posait sur lui – quelque chose de subtil, d’indicible. Puis il comprit que Jing Beiyuan l’aimait – non pas comme un frère, ni comme un ami, mais comme un homme peut aimer une femme.

Au début, il en fut troublé, puis il comprit : dans ce monde, dans cette sphère, dans cette Cour, parmi tant d’inquiétudes successives, qui d’autre pouvait-on aimer, sinon lui ? Dans cet endroit où les hommes dévoraient les hommes, même la « confiance » était difficile à exprimer à voix haute – alors, que dire de « l’amour » ?

Et lui-même, Helian Yi ? N’était-il pas semblable à lui ? Il y pensa longuement, retournant la question dans tous les sens, et finit par admettre qu’il n’avait guère d’alternatives. Même si, un jour, l’Empereur son père lui ordonnait d’épouser la fille d’une grande famille, combien de sincérité pourrait-il vraiment exister entre eux ?

Le jour de la sélection du harem, il y assista de loin, en jetant un simple coup d’œil. En voyant les jeunes filles resplendissantes, il sentit tout à coup que, s’il devait un jour avoir une épouse officielle, il n’aurait rien à lui dire.

Dans tout le tumulte du palais, Helian Yi découvrit qu’en fin de compte, chaque relation s’étiolait  finalement en cette phrase creuse et glaciale : « Rien à dire. »

Il réfléchit trois jours durant, puis décida de céder à ses émotions… et d’essayer de l’aimer.

Il songeait machinalement, le son de la pluie emplissant ses oreilles, son regard perdu dans le ciel gris. Il tenta de se souvenir de ce qu’il avait ressenti à l’époque. Une joie secrète, enfouie, lui revint vaguement.

Dans une sorte de transe, il se remémora ces après-midis brûlants, leurs mains enlacées, tous deux épaule contre épaule, assoupis à l’ombre du grand caroubier du Palais de l’Est. Puis, au réveil, il tournait la tête et voyait son visage paisible dans le sommeil – une image si douce qu’elle semblait faire éclater son cœur. En une fraction de seconde voilée de brume, l’idée de passer toute sa vie ainsi, simplement à ses côtés, lui apparut comme une évidence.

Mais ces pensées vinrent trop vite… et s’évanouirent tout aussi vite. Lorsqu’il revint à la réalité, il se rendit compte qu’il ne parvenait même plus à se rappeler avoir nourri de tels sentiments.

Et alors ? se demanda-t-il. Que s’était-il passé ensuite ?

Puis… il sembla que beaucoup de choses s’étaient produites. Jing Beiyuan quitta le palais pour retourner dans son domaine princier. Les jeunes hommes grandirent, et leurs ambitions croissantes les transformèrent. Peu à peu, de vieux amis devinrent méconnaissables.

Quel genre d’homme était Jing Beiyuan ? Helian Yi sentit qu’il l’avait aimé ; comment ne pas aimer un homme à la beauté aussi saisissante ? Pourtant, à un moment qu’il ne sut définir, il se mit à le craindre. Quelle que soit la pensée qui lui traversait l’esprit, l’autre n’avait besoin que d’un regard – d’un simple indice – pour deviner et agir en son nom.

Helian Yi réalisa, pour la toute première fois, qu’il ne connaissait pas vraiment cet homme. Il savait que son esprit était complexe, mais il ne soupçonnait pas à quel point – complexe à en être indescriptible. Il savait qu’il était rusé, mais ignorait que sa ruse atteignait de tels abîmes ; ce sourire mystérieux sur son visage parfait devenait chaque jour plus insondable. Il savait qu’il lisait dans les cœurs, mais il n’imaginait pas qu’il le faisait avec une telle acuité que lui-même paraissait transparent à ses yeux.

Comment un homme aussi fort, aussi redoutable, pouvait-il exister en ce monde ? Cette question, qu’il ne pouvait partager avec personne, s’enracina en lui, grandissant chaque jour davantage.

Quelqu’un d’aussi méfiant, et quelqu’un d’aussi scrupuleux – une telle combinaison pouvait-elle mener à une fin heureuse ? Pourtant… les personnes concernées étaient trop perdues.

Cela dura jusqu’à ce qu’Helian Yi rencontrât Su Qingluan. Il eut l’impression de l’avoir cherchée durant des millénaires. Elle était d’une beauté envoûtante, et quand elle baissait les yeux, la paix sereine de ses traits ressemblait à celle de cet homme ; mais elle n’était ni trop vive ni trop pénétrante, ce qui le mettait plus à l’aise.

Tout ce temps, il avait pensé : ce serait si simple si Jing Beiyuan n’était pas… Jing Beiyuan. Les cieux entendirent son vœu, et lui offrirent Su Qingluan.

Et pourtant, il en vint à penser que Jing Beiyuan faisait déjà partie de lui depuis longtemps. Il savait lire en lui sans un mot, et agissait dans l’ombre pour accomplir les choses les plus noires, les plus indicibles… Mais, au fil du temps, même Helian Yi ne sut plus dire si celui qui agissait le faisait pour lui… ou pour lui-même.

La raison contrôlait tout, mais le cœur refusait de croire à sa propre noirceur. Il n’eut d’autre choix que de se blâmer. Cette pensée le frappa comme un coup de tonnerre, une vérité dévastatrice éclatant en lui. Le visage blême, il porta une main à sa poitrine, tentant de se remémorer le visage de Su Qingluan, la femme qu’il pensait avoir le plus aimée… mais ne lui revint à l’esprit qu’un seul profil : une silhouette inclinée, la tête doucement baissée.

Ça lui ressemblait… ça ressemblait à Jing Beiyuan…
Mais Jing Beiyuan était parti depuis longtemps.  Il l’avait lui-même condamné à mort, ordonnant qu’on lui donne trois zhangs de soie blanche pour se pendre.

Helian Yi se sentit vieux, engourdi. Un froid monta de sa poitrine, envahissant son corps entier, comme s’il allait submerger à la fois son être et son âme.

C’est vrai, pensa-t-il, Beiyuan est parti.

« Quelqu’un ! Venez ici ! » hurla Helian Yi, pris de panique.

Yu Kui entra en faisant trois pas en deux. « Votre Majesté. »

« Ce… ce pendentif de jade que je portais dans ma jeunesse, où est-il ? » demanda-t-il distraitement.

Yu Kui, dont les tempes blanchissaient déjà, fut surpris par cette question. « De quel pendentif parlez-vous, Votre Majesté ? »

« Celui… un petit lapin de jade. Deux cun de long, à peu près cette taille… » Helian Yi parut presque anxieux. « Beiyuan en avait un aussi. Où est-il ? »

Yu Kui resta stupéfait. Ne recevant aucune réponse, Helian Yi prit l’initiative de fouiller des malles à la recherche de cet objet. « Où est-il ? Où l’avons-nous mis ? » marmonna-t-il pour lui-même.

« Votre Majesté… » Yu Kui remarqua que ses pas vacillaient quelque peu et s’avança rapidement pour le soutenir. « Vous avez oublié. Ce jade a disparu depuis longtemps. Il y a bien des années, quand vous faisiez le tour d’un lac, ne l’avez-vous pas laissé tomber accidentellement ? »

Helian Yi murmura : « Il est perdu ? »

Yu Kui regarda son maître avec incompréhension. Il ne comprenait pas : cet homme était parti depuis tant d’années. Quel sens avait de chercher ces petits bibelots ?

« Ah. Il est perdu… » soupira Helian Yi en s’asseyant, comme dans un état second.

Il s’avéra que… la personne était partie, et l’objet aussi.

La trente-sixième année de Rongjia, l’empereur Rongjia, Helian Yi, s’alita sans se relever à la suite d’une forte pluie et, au début de l’automne de la même année, il mourut.

(NT : Le pont Naihe  est, dans la mythologie chinoise, le pont des âmes dans l’au-delà, où les défunts boivent la soupe de l’oubli avant la réincarnation. Cet extra explore les remords posthumes de Helian Yi, hanté par le fantôme de Jing Beiyuan — l’autre rive du pont symbolisant ce qui ne peut être réparé.)

 

 

Les sources jaunes : Bai Wuchang

 

Il errait entre le Yin et le Yang depuis si longtemps que, prisonnier de ce corps de papier, il avait oublié comment exprimer joie ou colère. Au début, cela l’étouffait. Puis, à force d’habitude, même cette frustration s’était dissipée. À quoi bon manifester des émotions devant ces âmes errantes, toutes plus égarées les unes que les autres ?

L’habitude avait cédé place à l’indifférence. Lentement, son cœur s’endurcit ; la vie et la mort des mortels ne furent rien de plus que des événements, et si l’on en était souvent témoin, on n’en pensait pas grand-chose.

Cela dura jusqu’au jour où, par inattention, il captura l’âme d’une jeune femme qui n’aurait pas dû mourir.

Pour cette raison, le juge du Néant l’obligea à rester dans un coin pendant dix ans, à réfléchir à ce qu’il avait fait. Cela ne le dérangea pas ; il avait commis une erreur, donc il devait subir une punition, et après l’avoir purgée, il recommencerait à faire ce qu’il devait faire. Ce ne fut qu’à la fin de sa période de pénalité, lorsqu’il fut libéré, qu’il remarqua l’homme aux cheveux blancs comme neige et à l’air indifférent près du Rocher des Trois vies.

Il ne le savait pas encore, mais c’était à ce moment-là que sa véritable punition commença.

Le Juge, d’un geste chargé de sous-entendus, lui désigna l’inconnu. Ce ne fut qu’alors qu’il comprit que, même s’il avait seulement accroché à tort l’âme d’une femme ordinaire, il avait bouleversé les cartes du destin de tant d’autres.

Il appartient à chacun d’expier ses mauvaises actions, pensa-t-il, et il alla chercher le prince pour s’excuser, se tenant devant lui et lui parlant à voix basse. Cependant, contre toute attente, l’homme aux cheveux blancs se contenta de lui jeter un simple regard, hocha la tête avec un regard vide dans les yeux, et ne dit jamais un mot.

Bai Wuchang sut alors que les âmes hun de cet homme demeuraient encore au pays des vivants.

(NT : les âmes hun sont les âmes éthérées, yang, d'origine céleste. Elles sont ssociées à la conscience, à la mémoire et à la partie immatérielle de l'être. Les âmes po sont les âmes corporelles, yin, d'origine terrestre. Ici l’âme hun, chargée de souvenirs douloureux, ne peut trouver la paix ce qui explique pourquoi Jing Beiyuan erre entre les mondes)

Dès lors, inconsciemment, il se mit à le suivre du regard. Il le vit refuser la soupe de Meng Po, tandis que la vieille dame soupirait. Il le regarda tomber dans le royaume animal, ne vivant que pour mourir violemment. Ensuite, comme possédé par un fantôme, il alla lui-même chercher son âme. Ils marchèrent sur la route glaciale des Enfers l’un devant, l’autre derrière, aucun ne prononçant un mot.

Une fois il l’accompagna vers sa renaissance.
Une fois il le ramena.
Puis encore, et encore.

Après plusieurs siècles interminables, lors de leur ultime traversée, il le vit enfin s’arrêter un bref instant près du Pont de Naihe, prendre sans un mot la soupe de Meng Po et fermer les yeux en avalant follement trois bols. Puis il resta immobile comme un roc pendant un long moment, ouvrit les yeux, son esprit aussi clair que jamais. Avec un rire sarcastique, il se retourna et partit, ne regardant personne d’autre.

Bai Wuchang pensa soudain : Seigneur Septième, il… ne m’a pas regardé une seule fois, pendant toutes ces années. 

Chaque fois, il ne lui laissait qu’une silhouette émaciée, cette cascade de cheveux blancs semblable à de la neige.  Soudain, il s’énerva ; en plusieurs dizaines de milliers d’années, c’était la première fois que l’envoyé de l’Accrocheur d’âmes savait ce qu’était « avoir le cœur serré ».

C’était parce que, pendant tout ce temps, l’autre ne l’avait jamais pris en considération.

« Il s’avère que tu m’as toujours détesté », pensa-t-il silencieusement. « Alors, je n’aurai plus qu’à te rembourser. »

Il savait qu’il agissait sous l’emprise d’un sortilège… mais s’y abandonna volontiers.

À l’ultime instant, il vit enfin son reflet dans les pupilles de l’autre. Son visage ne sourit pas, mais son propre cœur éclata de joie — "Un seul regard, et je n’aurai aucun regret."

Alors qu’il s’enfonçait dans l’étang de la renaissance, il eut un dernier éclair de conscience.

S’il y a une prochaine vie… je te reverrai.

 

Fin

 

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Note du traducteur : pour ceux qui n’ont pas compris, Bai Wuchang (litt. impermanence blanche) est la précédente incarnation de Wu Xi (litt. Ruisseau noir)



Cette histoire mélancolique est terminée. Merci de l’avoir lue, elle n’était ni facile à traduire, ni facile à lire probablement, mais quelles belles émotions partagées.

Traducteur: Darkia1030