Zhou Zishu resta littéralement figé sur place. Un long moment s’écoula avant qu’il ne bégaye : « Tu… tu as dit qui ? Liang Jiuxiao ? »
L’agent de Tian Chuang hocha la tête. Voyant que le masque de peau humaine de l'autre ne pouvait dissimuler l'expression tragique qu’il arborait, il baissa promptement et avec tact la tête.
Helian Yi toussota légèrement. « Zishu, si tu veux aller voir… ? »
Zhou Zishu détourna silencieusement le regard, puis fit un signe de la main pour congédier l’agent. Jing Qi poussa également un soupir. « Zishu, tu devrais aller jeter un coup d'œil. Je resterai ici avec Sa Majesté. »
Helian Yi le repoussa d’un regard. « Ce sera la même chose sans toi, de toute façon. Si nous devions compter sur toi pour nous défendre, ce serait bien plus simple d’aller me pendre tout de suite avec une écharpe de soie blanche au premier arbre tordu venu.» (NT : la soie blanche était parfois utilisée pour forcer des officiels ou des nobles à se suicider)
« Voilà des paroles injustes, Votre Majesté, » répondit Jing Qi avec un sérieux imperturbable. « Même une chaise ou une table peut servir à bloquer une lame au plus fort d’une bataille. Je ne suis ni grand ni fort, mais un corps humain de ma taille peut toujours faire office de bouclier de chair. »
Helian Yi le fixa, soudainement incapable de répondre. Il pensa que cela pouvait être considéré comme être ensemble dans la vie comme dans la mort, n’est-ce pas ?
Zhou Zishu n’accorda aucune attention à leurs plaisanteries. Il resta muet un moment, puis secoua doucement la tête. « Sa Majesté a ordonné à chacun de ne pas quitter son poste sans autorisation. Ce ne serait pas juste de faire une exception pour moi. »
Helian Yi rétorqua : « Nous t’avons ordonné de partir. Comment est-ce partir sans autorisation ? »
L’autre sourit amèrement, secouant de nouveau la tête. « Une fois la bataille terminée, j’irai le chercher, le suspendre dans la salle de torture de Tian Chuang, et lui administrer une bonne correction. Maintenant… maintenant, savoir qu’il est aux côtés de la princesse, c’est suffisant. »
Il refusait d’aller le voir. Il avait le sentiment qu’en se rendant spécialement auprès de lui maintenant, ce serait comme pour un ultime adieu… et cela lui semblait de mauvais augure.
Dans ce monde, nul n’appartenait à personne, et la solitude régnait aux quatre coins du ciel. Malgré cela, il était profondément inquiet pour lui, et honnêtement terrifié.
*
Au sixième jour du siège, des clameurs s’élevèrent de toutes parts, la poussière soulevée par les combats obscurcissait le ciel. Les Neuf Portes subirent des attaques de diverses intensités, mais pourtant, nul ne battit en retraite, nul ne se rendit.
Le septième jour du siège, les combats furent acharnés.
Dans la nuit du huitième jour, un vent violent se leva soudainement, et des nuages sombres recouvrirent densément le ciel au-dessus de la capitale. La guerre marqua une pause ; les postes de guet demeurèrent aussi rigoureusement surveillés qu’auparavant.
Nul ne sut qui avait sorti une flûte, mais un petit air s’éleva – dissonant, mal accordé, sans but clair. Pourtant, l’entendre faisait naître un frisson glacé dans le dos. L’air semblait porter en lui la mélodie lugubre de l’automne profond, aussi grinçant que funèbre.
Les chevaux étaient prêts. Vêtu de noir, Jing Qi, plus mince que jamais, déclara d’une voix grave : « Suivez-moi de près et soyez prudents. Je sais que vous connaissez mieux que moi les routes extérieures de la ville, mais souvenez-vous que la cavalerie Vakurah patrouille encore à l’extérieur du camp. »
Deux membres de Tian Chuang, en tenue de marche nocturne, accoururent en traînant un grand sac en tissu gonflé. À en juger par la trace qu’il laissait sur le sol, il pesait plusieurs centaines de catties. « Prince, c’est prêt. »
Jing Qi tendit la main, ouvrit le haut du sac, jeta un coup d’œil à l’intérieur, puis le referma en souriant. « Notre empereur émérite a tout de même réussi à accomplir quelque chose de louable. »
Il monta à cheval et déclara calmement : « En route. »
Helian Yi l’interpella brusquement : « Beiyuan ! »
Jing Qi se retourna. Le col sombre de sa veste, soulevé par le vent, accentuait la finesse de son menton. Le sourire aux coins de ses lèvres ne s’était pas encore estompé ; ses yeux en amande brillaient de mille feux, ses sourcils fins se courbaient vers ses tempes – il était d’une beauté saisissante.
Le cœur d’Helian Yi rata un battement. Il regretta aussitôt de l’avoir appelé ainsi.
« Votre Majesté ? »
Helian Yi fit une pause, puis avança lentement de quelques pas. Croyant qu’il allait dire quelque chose, Jing Qi se pencha légèrement, mais fut pris de court lorsque l’autre le serra soudain dans ses bras. Une joue, glacée par le vent nocturne, se pressa contre son cou, comme si l’on s’apprêtait à l’arracher brutalement de sa monture pour le pousser fermement dans les bras d’Helian Yi.
Le cheval piaffa doucement sur place.
Jing Qi demeura stupéfait un instant, la main encore crispée sur les rênes, ne sachant comment réagir. Trois cents ans… Il avait autrefois attendu trois siècles pour cette étreinte. Et pourtant, maintenant qu’il avait cessé d’attendre, il se retrouvait dans cette position inconfortable, pris au dépourvu. Ses épaules s’affaissèrent, s’enfonçant dans le creux de celles d’Helian Yi. Ce n’était en rien réconfortant, cela ne fit qu’exacerber le chagrin enfoui en lui.
Si seulement… si seulement, dans cette vie passée, tu n’avais pas été l’empereur Rongjia, et moi le prince Nanning.
« Pourquoi faut-il que ce soit toi qui y ailles ? » Helian Yi avait tenté de contenir ces mots, mais il ne put finalement s’empêcher de les murmurer à l’oreille de Jing Qi, pour qu’il soit le seul à les entendre. Parvenu à ce point, il ne parvint plus à réprimer ne serait-ce qu’un peu de son égoïsme ; réticent à se séparer de lui, il ne put les dire qu’à lui seul.
Jing Qi cligna des yeux, puis répondit avec la même douceur : « As-tu oublié, Votre Majesté ? Je suis le seul à connaître l’itinéraire. »
Helian Yi ferma les yeux. « Beiyuan… »
Quand je t’ai dit de partir, pourquoi ne l’as-tu pas fait ?
Mais il avait déjà posé cette question, et obtenu sa réponse. Il voulut aussi demander : ce caractère d’affinité que tu avais calculé pour moi sur le bord de la route… pourrait-il être invalidé ? Pourrait-il être changé ? Il voulut aussi dire : tu t’es trompé dans ta divination – alors puis-je reprendre ce lapin qui m’a servi de guide pour la divination ?
Ces mots se bousculèrent dans sa gorge, sans jamais franchir ses lèvres. Jing Qi lui tapota doucement l’épaule avant de se dégager. Redressé sur son cheval, il croisa son regard, joignit les mains en salut et dit solennellement : « Que Votre Majesté prenne soin de soi.»
Puis, il poussa son cheval en avant et s’éloigna.
Dans cette vie éphémère et sans fin, d’où pouvait venir le réconfort ?
Il n’y eut que le silence. Une silhouette solitaire s’éloigna, se fondant lentement dans la nuit. Ainsi, celui qui avait des sentiments ne put plus le voir, ni ruminer sa présence, ne laissant derrière lui qu’une amertume muette.
Un chagrin impossible à surmonter.
Jing Qi était en effet le seul à connaître cette route. Leur destination n’était autre que la source de la la rivière Mochizuki. Quelques hommes de Tian Chuang le suivaient comme des ombres. Deux jeunes hommes portaient le gros sac de plusieurs centaines de catties sur leurs épaules, suspendu à un poteau de fer, chacun tenant une extrémité. Heureusement, leurs chevaux étaient robustes et ne ralentirent pas sous la charge.
Lorsqu’ils traversèrent en silence le cercle de surveillance du Vakurah, ils furent malheureusement repérés par un cavalier. Jing Qi leva rapidement et avec assurance la main. Un agent grimpa aussitôt sur le dos du cheval de l’ennemi tel un démon, lui couvrit la bouche, puis lui brisa la nuque d’un geste sec.
Tian Chuang ne comptait que des espions et des tueurs.
Jing Qi considérait que, puisqu’il avait une origine qui ne pouvait être exposée à la lumière, il s’était naturellement forgé une nature tout aussi obscure, partageant la même puanteur que Zhou Zishu. Il n’était pas un général apte à mener de grandes armées, mais il possédait les talents nécessaires pour profiter de la nuit et accomplir des missions infâmes. Sans ralentir, il sortit simplement une petite fiole de ses manches et la lança à l’agent qui venait d’éliminer le cavalier.
C’était un cadeau de Wu Xi, pour voyage dans le Guang : de l’eau qui dissout les os.
L’agent la rattrapa rapidement après s’être débarrassé du cadavre.
Traverser le campement du Vakurah ainsi, nerveux plutôt qu’inquiet, mit Jing Qi dans un tel état de tension qu’il ne put s’empêcher de se retourner pour jeter un regard en arrière, , imaginant brièvement faire demi-tour, infiltrer la tente de Ge Xi et l’abattre d’une flèche.
Mais bien sûr, ce n’était qu’un beau fantasme. Ils n’avaient réussi qu’à contourner le cercle de la cavalerie, ce qui était déjà une prouesse en soi. S’ils devaient réellement tenter d’y pénétrer, ils n’auraient sans doute pas assez de chance pour compenser les pertes inévitables.
Ils suivirent le petit chemin que Wu Xi lui avait autrefois fait emprunter, jusqu’à ce qu’ils atteignissent la source de la rivière Mochizuki.
Soupirant avec mélancolie, il songea à quel point Wu Xi avait dû se sentir étouffé dans cette ville impériale semblable à une cellule, au point de s’aventurer aussi loin à sa périphérie. Combien de fois avait-il erré avant de découvrir un endroit aussi reculé que celui-ci ?
Il devait être de retour à Nanjiang, à présent, n’est-ce pas ?
Qu’il soit sain et sauf, c’était bien.
Le vent souleva des nuages lourds et sombres. Finalement, un violent coup de tonnerre éclata, faisant trembler le monde tout entier.
Jing Qi, cependant, s’en réjouit. Il avait chargé quelqu’un d’examiner les signes célestes pendant la nuit, et on lui avait prédit qu’il pleuvrait, mais personne n’avait anticipé qu’il y aurait aussi des éclairs en cette saison – les voir désormais le rassura, songeant : « Le destin du Grand Qing n’est pas encore scellé. »
Ils mirent pied à terre près de la source, en amont de la rivière. Tandis que de grosses gouttes de pluie commençaient à tomber, Jing Qi s’essuya le visage. Ce ne fut qu’en cet instant qu’il comprit vraiment ce qu’on appelait "les vents violents et la pluie amère"… Il ne pouvait se permettre de penser à lui-même. Il leur ordonna d’ouvrir le grand sac, et à l’intérieur se trouvaient deux bêtes étranges.
Cependant, à y regarder de plus près, ce n’étaient pas des bêtes étranges ; il s’agissait visiblement de loups blancs d’une taille exceptionnelle, aussi gros chacun que deux réunis. Ce qui surprenait le plus, c’était la touffe de poils gris sur leur tête, semblable à une couronne.
Un agent ne put s’empêcher de demander : « Prince, ce sont… des loups ? »
Jing Qi sortit quelques rubans rouge sang du sac, les déchira à l’aide de ses dents et attacha habilement la lourde carcasse des loups, utilisant une méthode particulière pour faire le nœud. Peu après, il se trancha la paume, laissant son sang couler sur la fourrure des animaux. Aussitôt frappé par la pluie, le sang se dilua et s’étala en une large tache.
Lorsqu’il eut terminé, il ricana. « Loups ? Ce ne sont pas des loups ordinaires. »
La pluie tomba sans relâche toute la nuit. Pourtant, la garde de nuit des Vakurah ne se relâcha point ; au contraire, elle resta vigilante, assurant une défense constante. Soudain, un radeau rudimentaire descendit depuis l’amont de la rivière, flottant droit vers la capitale. Il semblait porter quelque chose. Le garde, gêné par la pluie battante, se frotta les yeux.
À mesure que le radeau s’approchait, le garde distingua enfin ce qui s’y trouvait, et sa bouche s’ouvrit lentement sous l’effet de la stupeur, ses yeux s’écarquillant presque jusqu’à l’éclatement. Un son grotesque s’échappa de sa gorge alors qu’il levait lentement la main pour désigner la rivière, trop terrifié pour prononcer le moindre mot.
Jeshe se réveilla en sursaut. Il dormait légèrement, son arme à portée de main, prêt pour l’aube – au premier bruit provenant de l’extérieur, il ouvrit les yeux. Avant même qu’il ait pu gronder ses subordonnés, sa garde personnelle se précipita dans sa tente, trébuchante.
« Chef, chef… un loup blanc ! Il y a un loup blanc maudit, couvert de sang ! »
Jeshe le repoussa brutalement.
Un nombre croissant de soldats Vakurah s’étaient rassemblés au bord de la rivière, sans aucun ordre ni coordination. Un nouvel éclair fendit le ciel, projetant une lueur bleutée sur les visages figés de terreur.
« Le soi-disant ‘loup blanc taché de sang’ serait une malédiction des plus néfastes. » Jing Qi pansa soigneusement la blessure de sa main, un léger sourire aux lèvres. Ses vêtements détrempés collaient à sa peau, mais il parlait avec un calme habituel. « Les Vakurah croient que les loups sont des envoyés du Ciel – en particulier ceux à la fourrure blanche, avec des poils gris sur le sommet de la tête, capables de voler. Ces loups-là ne peuvent être tués. La légende raconte qu’un démon incita jadis le chef du clan Luwa à boire le sang d’un loup blanc, à attacher le corps de la bête avec un ruban rouge sang de cette façon, puis à le saupoudrer de cornaline rouge. Ce rituel devait lui permettre d’obtenir la Puissance ultime. Le chef Luwa obéit, une nuit tout aussi pluvieuse, et alors… »
Un autre coup de tonnerre éclata, engloutissant presque le reste de sa phrase.
« Trois jours plus tard, toute la tribu Luwa – hommes, femmes, anciens et enfants – périt. Il n’en resta pas un seul. Il n’y eut plus un être vivant dans des dizaines de li à la ronde. »
L’agent ouvrit de grands yeux. « Prince, est-ce… est-ce… vrai ? »
Jing Qi haussa un sourcil. « C’est du non-sens, bien sûr. Les Luwa furent clairement anéantis par une tribu voisine. Celle-ci avait jadis conclu un accord avec eux, mais prit goût à leurs pâturages. Elle revint alors sur sa parole. De peur d’être maudite, elle inventa une histoire de ce genre, afin d’ériger une arche commémorative qui préserverait sa bonne réputation. »
Le groupe de Tian Chuang resta sans voix.
Jing Qi se mit à rire silencieusement, debout sous la pluie, les mains croisées dans le dos.
« Jeshe connaît probablement cette histoire, mais ces soldats optimistes qu’il commande ne comprendront pas que ce radeau, descendu de l’amont, a été préparé de sorte que tous puissent le voir distinctement, lui ôtant toute possibilité de dissimulation… Même s’il peut s’appuyer sur sa puissance accumulée et sur des méthodes brutales pour tenter de réprimer cela, il ne pourra pas contrôler les troubles qui naîtront dans le cœur de ses troupes. En ce moment, la meilleure stratégie serait naturellement de lancer une attaque rapide, utilisant l’élan de la mort et du combat pour dissiper la peur. »
La défense de la capitale ressemblait à un baril de fer, mais elle ne tiendrait pas longtemps. Elle ne pourrait pas résister aux tactiques d’usure de Jeshe, ni à son habileté à les épuiser en sondant chaque recoin.
« Je vous demanderai à tous d’être prudents. Nous n’avons d’autre choix que de tout miser d’un coup… »
Il parla encore, d’une voix morne. « Jeshe a définitivement compris que quelqu’un joue un tour en amont. Tout le monde, préparez vos armes. Nous ne reviendrons peut-être pas. »
Traducteur: Darkia1030
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