Green Plum island - Chapitre 10 – A l’encontre des normes sociales

 

Grand-père me demanda de prendre congé le lendemain : il souhaitait que j’emmène Tortoise King et que j’escorte Grand-mère dans les montagnes pour rendre hommage à ses sœurs. Il ne voulait pas qu’elle escalade seule les sentiers glissants et humides. C’était Grand-mère, alors j’acceptai sans hésiter, assurant à Grand-père de tout me laisser et le rassurant en lui promettant que je ferais en sorte que le voyage se passe bien.

Lorsque vingt heures sonnèrent, je me rendis rapidement chez Yan Kongshan afin de me faire remarquer une fois de plus en demandant un congé.

Autrefois, lorsqu’il avait accepté que je fasse du bénévolat à la librairie, il avait précisé qu’il n’autorisait pas les congés. Pourtant, ces derniers temps, je ne cessais de rompre cette promesse, ce qui me pesait.

« ... Voilà, c’est ça. »

Yan Kongshan coiffait les cheveux de Yan Wanqiu. La fillette était assise sur une chaise, vêtue d’une chemise de nuit en coton blanc, tout en tripotant un Rubik’s Cube. Elle s’en sortait plutôt bien — pas au point de surprendre, mais c’était impressionnant pour une enfant d’âge préscolaire. Elle savait manifestement ce qu’elle faisait, tentant de faire correspondre les couleurs sur chaque face. Je ne fréquentais pas beaucoup d’enfants, mais je me demandai si tous étaient comme elle. Par moments, il était difficile de croire qu’elle avait cinq ans ; à bien des égards, elle paraissait presque trop intelligente, trop mûre.

« Allumer de l’encens pour ses sœurs ? »

La manière dont Yan Kongshan séchait les cheveux de la fillette me rappela la façon dont il ébouriffait les miens auparavant. Le voir pencher doucement la tête de Yan Wanqiu d’un côté à l’autre me donna presque un coup au cœur.

« Mon grand-père dit que c’est ainsi que fonctionne la tombe ancestrale des célibataires. Comme les Sœurs de peigne ne se marient jamais et n’ont ni mari ni enfants, lorsqu’elles décèdent, ce sont les Sœurs de peigne encore en vie qui organisent leurs funérailles et allument de l’encens pour elles chaque année. » Le bruit du sèche-cheveux était fort, alors je m’approchai un peu et poursuivis : « Grand-mère est la dernière Sœur de peigne de l’île, alors demain, elle aura beaucoup de choses à transporter dans la montagne. »

(NT : Les zishunü (自梳女, littéralement "femmes qui se peignent elles-mêmes") étaient un groupe de femmes célibataires en Chine, principalement dans la région du Guangdong, qui choisissaient de ne jamais se marier et de rester indépendantes.)

Yan Kongshan éteignit l’appareil, puis entreprit de brosser les cheveux crépus de Yan Wanqiu avec un peigne.

« As-tu besoin d’aide ? » demanda-t-il en me regardant.

Lorsqu’il ne souriait pas, ses lèvres se tournaient vers le bas, lui donnant un air sévère. Mais quand il était de bonne humeur, ses yeux devenaient particulièrement beaux, comme si de petits crochets s’y cachaient, creusant constamment dans les parties les plus tendres de votre cœur.

Aussi agréable que fût l’idée de passer plus de temps avec lui, d’apprendre à mieux le connaître, de me rapprocher de lui, il serait trop étrange qu’il vienne pour allumer de l’encens. Et j’étais convaincu qu’il n’avait proposé cela que par politesse. Sans oublier que le lendemain était un jour férié — la librairie serait certainement bondée. Avec déjà un employé absent, si Wen Ying se retrouvait seul, il risquait de s’énerver.

Je fis un geste de la main à Yan Kongshan et dis : « C’est bon, ce n’est pas nécessaire. J’y arriverai bien tout seul. »

Il n’insista pas davantage, se contenta de continuer à brosser les cheveux de Yan Wanqiu. Lorsqu’il eut terminé, le Rubik’s Cube dans les mains de la petite était revenu à son état d’origine.

« Je l’ai fait ! » s’exclama-t-elle en brandissant le cube au-dessus d’elle, telle la Statue de la Liberté.

« Étonnant ! » m’exclamai-je en commençant à applaudir pour elle.

Elle se retourna vers Yan Kongshan. « Alors, puis-je jouer à des jeux vidéo avec Yu Mian ? »

À peine eut-elle prononcé ces mots que Yan Kongshan lui attrapa le cube pour l’inspecter sous tous les angles. Il se tourna ensuite vers moi avec un air à la fois désemparé et amusé.

« Je lui ai dit que si elle réussissait à résoudre le Rubik’s Cube, je la laisserais jouer à des jeux avec toi pendant une heure », m’expliqua-t-il, puis se pencha soudain vers moi pour ajouter à voix basse : « Je ne m’attendais pas à ce qu’elle le résolve réellement. » Il se redressa aussitôt. « Désolé de te mettre à contribution », dit-il à voix haute.

Comment cela aurait-il pu me déranger ? C’était l’occasion rêvée de lui montrer mes talents !

« Ce n’est pas un problème du tout », dis-je précipitamment. « J’aime les jeux aussi. »

Tandis que Yan Kongshan se penchait pour soulever la fillette, je frottai vivement le point brûlant de mon oreille, là où son souffle avait atterri. J’avais toujours eu l’impression qu’il possédait un charme naturel, presque involontaire, mais face aux femmes, il agissait avec retenue. Était-ce parce que j’étais un garçon qu’il semblait moins inhibé, voire étrangement séduisant ?

Yan Wanqiu et moi jouâmes jusqu’à neuf heures. Comme je devais me lever tôt le lendemain, je me préparai à partir une fois notre partie terminée. Pourtant, Yan Kongshan sembla vouloir me parler : il me demanda de l’attendre en bas.

Il porta Yan Wanqiu jusqu’à sa chambre, puis redescendit rapidement quelques minutes plus tard.

« Je vais te raccompagner chez toi », déclara-t-il en s’approchant de moi.

Nos maisons se situaient à moins de vingt mètres l’une de l’autre. Par le passé, il m’avait toujours accompagné jusqu’à sa porte d’entrée, mais ce soir-là, apparemment, il souhaitait me raccompagner jusqu’à chez moi.

Il était difficile de mettre un mot sur ce que c’était. Chaque fois que nous interagissions de près, une atmosphère chargée et ambiguë planait entre nous… presque comme si nous formions un couple, sans l’être. Mais son indice d’humeur restait d’un blanc pur, sans une trace de jaune ni de rose, ce qui me poussait à me demander si je ne m’emballais pas un peu trop, laissant mes préjugés troubler mon jugement.

Il me reconduisit jusqu’à ma porte. Je sortis ma clé argentée et hésitai, incertain quant à la suite : devais-je ouvrir la porte ? L’inviter à entrer ? Et si oui, comment le faire monter jusqu’à ma chambre sans que Grand-père ne le voie ?

« Je sais que j’ai dit que tu ne pouvais pas prendre de congé, mais après tout, tu n’es pas payé. Si jamais tu sens que tu as besoin d’une pause, demander quelques jours de congé, c’est bien. »
La voix de Yan Kongshan résonna, mettant brutalement fin à mes fantasmes excessivement pervers.

« Chaque jour que tu travailles dans le magasin, tu peux emprunter deux livres de ma bibliothèque. Il reste encore beaucoup de vacances d’été, suffisamment pour que tu puisses emprunter assez de livres pour plusieurs mois. Alors n’aie pas peur de demander du temps libre. »

Je soupirai. Bien sûr, je réfléchissais trop. Il voulait seulement me raccompagner pour m’expliquer les avantages liés à mon travail. Je fis de mon mieux pour étouffer ma déception. « D’accord, si j’ai besoin d’une pause, je demanderai un congé. »

Je lui dis au revoir et entrai dans la maison. La porte se referma lentement, dissimulant peu à peu la silhouette baignée par la lumière de la lune de Yan Kongshan dans la fente entre le cadre et le battant.

*

Le lendemain matin, je me levai et quittai la maison avant sept heures pour aller chercher Grand-mère. Elle habitait à une dizaine de minutes à pied de chez Grand-père. Parfois, elle venait promener son chien et regardait quelques épisodes de télévision avec lui avant de repartir chez elle.

« Mian Mian, merci beaucoup pour aujourd’hui. »
Grand-mère m’attendait au bord de la route. Ce jour-là, elle ne portait pas de qipao mais une robe noire ; ses cheveux blancs argentés étaient attachés à l’aide d’une élégante épingle. À ses pieds reposaient une pile de sacs remplis d’offrandes et de bougies.

« Pas de problème, pourquoi être si formelle avec moi ? »
Je l’aidai à placer les sacs dans le grand panier installé devant Tortoise King, puis attendis qu’elle s’installe derrière moi, les bras enroulés autour de ma taille, avant d’appuyer sur les pédales et de partir en direction des collines.

L’Île aux Prunes vertes était entourée de montagnes et de mer. Plus de la moitié de l’île était recouverte de reliefs. On disait que ceux qui vivaient près des montagnes bénéficiaient des dons de la montagne, et ceux vivant près de l’eau profitaient des bienfaits marins — l’île profitait ainsi du meilleur des deux mondes.

À l’origine, il n’existait aucun cimetière public sur l’île. Les habitants enterraient simplement leurs morts dans les sols montagneux, croyant en l’enterrement traditionnel : « On retourne à la terre comme on en est venu. »

Dix ans auparavant, le gouvernement avait fait construire un nouveau cimetière afin de promouvoir une nouvelle méthode d’inhumation : la crémation. Pour encourager les habitants à adopter cette pratique, des radios retentissaient bruyamment douze heures par jour à travers l’île, répétant inlassablement un seul message: « Poussière retourne à la poussière, Terre retourne à la terre, La crémation accumule des bénédictions pour dix mille générations ! »

Sun Rui m’avait raconté tout cela par bribes, lors de nos instants de repos. Elle m’avait dit que pendant ces deux mois, le slogan s’était imprimé si profondément dans son esprit qu’elle en avait même rêvé — un véritable traumatisme pour une enfant.

Je lui avais demandé qui avait eu l’idée du slogan, car il me semblait étrangement familier. Elle m’avait alors révélé que les habitants de l’île avaient été autorisés à envoyer des suggestions au gouvernement par courrier, et que le slogan retenu avait été la contribution poétique de son père. Tout le monde avait voté pour son idée à l’unanimité.

Ainsi s’expliquait le sentiment de familiarité que je ressentais.

Après une demi-heure sur Tortoise King, Grand-mère et moi atteignîmes le pied d’une colline située au sud de l’île. La petite montagne possédait un nom officiel — la colline Fengjia (NT : colline Phoenix) — mais à cause de la multitude de dômes funéraires ronds qui la parsemaient, tout le monde avait fini par l’appeler la Colline Baobao (NT : la Colline des Tombes). Ils avaient essentiellement transformé ce nom majestueux en un surnom affectueux et enfantin.

Je garai la moto et pris les sacs pendant que Grand-mère avançait d’un pas souple et gracieux.

« C’est tellement plus agréable en montagne ! Mes poumons se sentent tellement mieux. »

La côte n’était pas très haute, mais je portais beaucoup de choses, et la montée me coupa vite le souffle.
« L’air sur l’île… sur l’île est vraiment bien meilleur. En ville, c’est tellement poussiéreux qu’on a même l’impression que les feuilles des arbres sont couvertes d’une pellicule grise. »

Grand-mère gravit le sommet en quelques pas, presque en trottinant. Se retournant, elle me lança : « Mian Mian, tu manques d’endurance ! Quel genre de garçon se met à haleter pour une si petite randonnée ? »

Je serrai les dents et me lançai dans une montée énergique, escaladant trois marches à la fois. Lorsque j’atteignis enfin le sommet, mes genoux menaçaient de céder sous moi.

Grand-mère posa une paume sur mon épaule, manquant de peu de me faire chanceler.
« Tu devrais être comme ton voisin. Regarde sa carrure, il est évident qu’il s’entraîne régulièrement. »

Il n’était pas difficile de deviner de qui elle parlait : Yan Kongshan.

Posant les sacs au sol, je m’effondrai sur un rocher voisin pour reprendre mon souffle.
« Je doute que j’atteindrai un jour sa carrure », dis-je, un brin conscient de mes limites.

« C’est bon, tu peux toujours te réfugier dans tes fantasmes pour compenser la réalité : tu n’es qu’un sac d’os », me consola Grand-mère.

« … »

Je ne trouvai pas ses paroles particulièrement réconfortantes.

Les tombes des Sœurs de peigne étaient disséminées dans les collines, mais Grand-mère se rappelait parfaitement le chemin menant à chacune d’elles. Elle se souvenait même de leurs noms, de leur date de naissance et de leur mort. Elle considérait que c’était là son devoir — le devoir de celles qui étaient encore en vie.

Tandis que nous rendions hommage tombeau après tombeau, l’indice d’humeur de Grand-mère scintilla d’un bleu pâle. Je demeurai silencieux, comprenant qu’elle chérissait les souvenirs de ses vieilles amies disparues.

Je la rattrapai rapidement, incapable de retenir ma question : « Grand-mère, est-ce que certaines personnes ont des regrets ? »

« Des regrets ? Tu veux parler des Sœurs de peigne ? » demanda Grand-mère en marchant.

« Hmm. »

« Je ne sais pas pour les autres, mais moi, je ne regrette rien. » Un sourire naquit au coin de ses lèvres. Tous ses anciens chagrins semblaient être restés là-bas, derrière nous, dans les montagnes.

À l’époque de Grand-mère, choisir de ne pas se marier relevait d’un véritable acte de courage. Même aujourd’hui, les femmes qui prennent cette décision ne sont pas toujours comprises. L’idée me traversa l’esprit que ma propre situation n’était pas si différente — peut-être même pire.

Fu Wei n’avait été qu’un premier obstacle sur mon chemin d’homosexuel assumé, et je savais que d’innombrables autres m’attendaient.

Cette pensée m’effrayait et me plongeait dans un profond désespoir. « Est-ce si difficile de résister aux normes du monde ? »
Ma vie serait-elle vouée à être particulièrement dure ?

Naturellement, Grand-mère ignorait tout de mes difficultés, alors elle ne pouvait m’offrir que son propre vécu. « Parfois, tu en veux aux gens qui fourrent leur nez dans ta vie. Mais difficile ? » Un petit rire s’échappa de ses narines. « Ma vie n’est pas difficile. Vivre dans la misère, ça oui, c’est difficile. Mais avec un peu d’argent, la vie n’est pas si terrible. Tu peux même être heureux. »

« … »

D’une certaine manière, ses mots résonnèrent en moi avec une sincérité troublante.

*

Avant notre départ, Grand-père m’avait demandé de ramener Grand-mère pour le déjeuner. Ainsi, lorsque nous prîmes le chemin du retour, je nous dirigeai directement vers la maison. Je venais à peine de garer la moto devant l’entrée de la cour qu’un vacarme éclata à l’intérieur, évoquant une dispute.

Une voix masculine, vaguement familière, se fit entendre : « Écoute, je suis son père, son père biologique. Je ne suis vraiment pas un mauvais gars, laisse-moi juste la voir. Je te promets que je veux seulement la regarder, rien de plus… »

« Et moi, je t’ai déjà dit que je m’occupe de l’enfant de quelqu’un d’autre, et que je ne te laisserai pas faire n’importe quoi. »
La voix de Grand-père était ferme, intransigeante. « Tu n’as rien à faire ici. Si tu continues, j’appelle la police ! »

 

Traducteur: Darkia1030

 

 

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