Chenghua - Extra 12 – Etoiles
Après les pétards du réveillon du Nouvel An, on entra officiellement dans la onzième année de l’ère Hongzhi...
Peut-être que ceux qui vivaient à cette époque ne s’en rendaient pas compte, mais les jours s'écoulaient à une vitesse fulgurante. L’hiver cédait la place au printemps. Après le réveillon venait la fête des lanternes, suivie par le festival du "Dragon levant la tête" (NT : festival Longtaitou (龙抬头; Lóng Táitóu), célébré le deuxième jour du deuxième mois, cette fête marque l'éveil de la nature et le début du printemps). Sans qu’on y prête attention, les branches des arbres bourgeonnaient, entourées de fleurs tendres et délicates. Après l’équinoxe de printemps, la fête de Qingming approchait à grands pas.
Alors que dans le Nord, le froid persistait encore, dans le Sud, le paysage était déjà empreint de fleurs multicolores et de prairies verdoyantes, accompagné du chant des oiseaux en plein vol.
Le long du chemin, tout respirait la splendeur. Les paysages printaniers parsemés de fleurs magnifiques faisaient naître la joie dans les cœurs. L'esprit semblait s'élever et s'illuminer devant ce spectacle.
Bian Wendong ne faisait pas exception. En contemplant les teintes verdoyantes sur les deux rives, il expira profondément, comme s’il évacuait toutes les rancunes qu’il avait accumulées au fil des ans.
Cela faisait plusieurs années qu’il essayait de décrocher le titre d’honoraire provincial dans les examens impériaux, mais la chance n’était jamais de son côté. Après avoir échoué à plusieurs reprises, il finit par renoncer à ce rêve et se tourna vers d’autres projets.
Les examens impériaux ressemblaient à un pont à une seule planche (NT :étroit) : de l’autre côté, une route royale s’ouvrait, mais très peu parvenaient à le traverser.
Bian Wendong faisait partie de ceux qui n’avaient pas eu cette chance. Cependant, contrairement à d’autres lettrés recalés qui se complaisaient dans le regret et l’autocompassion, il avait pris une décision rapide après trois tentatives infructueuses. Constatant qu’il n’était probablement pas fait pour cela, il préféra ne pas gaspiller toute sa vie à essayer.
À cette époque, un érudit qui renonçait aux études avait peu d'options. Il pouvait retourner à la campagne pour cultiver la terre, mais la famille de Bian Wendong était aisée et n’avait pas besoin de lui comme fermier. Il pouvait aussi voyager à travers le pays, mais cela lui semblait trop frivole. Après mûre réflexion, il décida de se rendre dans le Sud pour explorer des opportunités commerciales.
Un de ses amis proches avait un cousin qui faisait des affaires dans le Sud. Il avait entendu dire que Jiangnan était prospère et pleine de richesses. C’est ainsi que Bian Wendong entreprit son voyage vers Ningbo, où il comptait rencontrer le cousin de son ami avant de décider de la suite.
Étant un natif du Nord, il n’avait jamais visité le Sud. Ce voyage le remplit donc d’émerveillement. Plus il avançait vers Hangzhou et Ningbo, plus il était surpris par la prospérité des villes. Rien que les vêtements des habitants, plus raffinés et élégants qu’au Nord, reflétaient une mode bien plus sophistiquée et un mode de vie plus libéral.
Un dicton dit : « Un érudit peut connaître le monde entier sans quitter sa chambre. »
Bian Wendong pensait ne pas être un érudit naïf ou ignorant. Il était lettré et, tout en étudiant, il suivait également les événements du monde.
Il connaissait l’histoire de la nomination de Wang Zhi en tant que commandant militaire à Ningbo en l’an 3 de l’ère Hongzhi, chargé de repousser les pirates japonais.
Il avait aussi entendu parler des victoires de la flotte navale Ming sous le commandement de Wang Zhi en l’an 6 de la même ère, qui avait complètement éradiqué la menace des pirates.
De même, il savait que, dans l’année 7 de l’ère Hongzhi, la Cour impériale avait approuvé la requête de Wang Zhi pour étendre le commerce officiel et commencer à lever des taxes sur le commerce maritime privé en levant progressivement les interdictions maritimes.
Cependant, ce voyage lui fit réaliser qu’il y avait encore beaucoup de choses qu’il ignorait totalement.
Lorsqu’il séjourna dans une auberge proche de Hangzhou, il entendit un homme se disant récemment revenu de mer affirmer qu’au-delà des frontières de la Chine Ming, il existait de nombreux autres pays.
Bian Wendong rétorqua avec assurance : « Cela, je le sais déjà. Vous parlez duVietnam, de l’Inde, ou du Siam (NT : actuelle Thaïlande)? »
Mais l’homme rit de lui : « Ces lieux sont des vieilleries d’une autre époque ! Je parle d’endroits encore plus à l’Ouest. »
Bian Wendong, sceptique, déclara : « Plus à l’Ouest, ce ne peut être que le Moyen-Orient !»
L’homme secoua la tête avec une expression qui disait ‘Tu ne peux vraiment pas enseigner à un pédant’: « Plus loin que le Moyen-Orient ! »
Bian Wendong était convaincu que l’homme exagérait. Frustré, il préféra quitter la discussion.
Fils d’une famille aisée, Bian Wendong n’était pas à court d’argent. Prétextant vouloir se lancer dans les affaires, il décida d’explorer Hangzhou, surnommée le paradis terrestre. Mais en flânant dans les maisons de thé et les librairies pendant quelques jours, il réalisa avec stupeur qu’il était effectivement bien ignorant.
Des termes comme Europe, Italie, Amérique, Occident, Occidentaux, Hollande, ou Portugal, résonnaient comme des histoires fantastiques. Complètement perdu, il en vint à se demander s’il était toujours en Chine ou dans un pays étranger.
La ville de Hangzhou était véritablement prospère. Outre ses compatriotes aux cheveux noirs et au teint jaune, elle abritait également des étrangers à la peau blanche, aux yeux clairs, et aux traits prononcés. Ces "exotiques" lui rappelaient les Semus (NT : peuples d’origine non-chinoise) décrits dans les récits sur la dynastie Yuan. Mais les voir en personne était une expérience totalement différente.
On lui expliqua que ces gens n’étaient pas des Semus, mais qu’ils venaient d’un endroit appelé Europe. Là-bas, les habitants étaient appelés Occidentaux. Certains étaient arrivés par voie terrestre via le Moyen-Orient, tandis que d’autres avaient bravé les mers, bien que les trajets maritimes fussent longs et périlleux.
On lui raconta aussi que dans cette Europe, les pays étaient aussi nombreux que les étoiles. Si l’on comparait cette région à l’immensité du continent chinois, Daming (NT : la Chine Ming) était à elle seule presque équivalente à tout un continent d’Europe.
On racontait qu'en Europe, il y avait deux nations très puissantes, dont les flottes maritimes étaient redoutables. Elles naviguaient fréquemment sur les mers. Comme ces nations étaient à l'origine très pauvres, elles n'avaient eu d'autre choix que de piller de l'or et des trésors dans divers endroits pour s'enrichir progressivement.
Quelle conduite de brigand ! Cela va à l’encontre des enseignements des sages. Pas étonnant qu’on les considère comme des barbares incultes. Comment pourraient-ils se comparer à notre grand empire ?
Malgré ses pensées sarcastiques, Bian Wendong ne put cacher son profond étonnement face à tout ce qu’il avait vu et entendu. Comme beaucoup d'autres arrivant du Nord, il passa par plusieurs phases : moquerie, scepticisme, mépris, doute, remise en question, et enfin, choc et semi-acceptation après avoir été témoin de ces réalités de ses propres yeux.
Ce qui différenciait Bian Wendong des autres, c’était son esprit plus ouvert et son horizon plus large, ce qui le rendait plus disposé à accepter ces « étrangetés extravagantes ».
Arrivé à Hangzhou, il avait d’abord envisagé de continuer vers Ningbo par voie terrestre, mais on lui suggéra de prendre la mer. On lui expliqua qu’un trajet en bateau depuis Hangzhou jusqu’à Ningbo était désormais possible grâce à des routes maritimes établies à la fois par le gouvernement et des commerçants privés. En plus d’être plus rapide, le coût du voyage était même inférieur à celui d’une diligence.
Pour de nombreux Nordistes, voyager par mer était inconcevable. La seule vue de l’immensité de l’océan leur donnait les jambes flageolantes, avec des peurs tenaces de tempêtes ou de naufrages. Mais Bian Wendong, curieux et plein d’enthousiasme, embarqua à bord d’un bateau de commerce local spécialisé dans le transport maritime. Même s’il fut pris de nausées tout au long du voyage et avait les jambes encore faibles en débarquant, il avait eu un premier aperçu de cette mer vaste et sans limite dont il avait tant entendu parler.
Le débat sur l’expulsion des pirates et l’ouverture des frontières maritimes faisait rage depuis la quatrième année de l’ère Hongzhi. La question divisait les cercles gouvernementaux et intellectuels. Certains accusaient Wang Zhi d’être un politicien corrompu et Tang Fan de protéger les intérêts d’un eunuque. D’autres s’inquiétaient de l’impact moral : si tout le monde se lançait dans le commerce maritime pour profiter des opportunités, jusqu’aux paysans qui abandonneraient leurs champs, cela risquait de plonger le pays dans le chaos.
Cependant, avec le temps, ces voix critiques s’éteignirent peu à peu. Les bénéfices tangibles de l’ouverture des frontières maritimes étaient évidents. Par exemple, les revenus substantiels générés chaque année pour le trésor impérial étaient incontestables, quelles que fussent les opinions contraires.
En tant que modeste érudit, Bian Wendong n’était pas en mesure de saisir toute la profondeur de ces enjeux ni de comprendre pleinement le rôle joué par Tang Fan dans ces réformes. Ce qu’il pouvait voir, en revanche, était la prospérité et l’ouverture d’esprit qui distinguaient le Jiangnan du Nord.
On racontait qu’à Ningbo, les commerçants étaient nombreux et que la population locale bénéficiait largement de cette prospérité. Selon Bian Wendong, la ville de Ningbo semblait rivaliser avec la capitale impériale en termes de richesse et d’effervescence, alors qu’il y a dix ans, elle n’était qu’une ville relativement prospère parmi d’autres dans le Jiangnan, incapable de rivaliser avec Hangzhou.
Le cousin de l’ami venu le chercher s’appelait Gao Chang. Après avoir écouté les impressions de Bian Wendong, Gao Chang sourit, visiblement surpris : « Mon cher Liangcai, vous vous adaptez très bien ! À ma connaissance, de nombreux Nordistes ont du mal à accepter cet endroit au début. J’ai même vu un vieux lettré s’exclamer que la Chine Ming allait être envahie par des étrangers, et il a couru à l’administration locale pour exiger leur expulsion ! »
Bian Wendong secoua la tête, indifférent : « Si les étrangers entrent dans la Chine et acceptent notre culture, pourquoi ne pourrions-nous pas les tolérer et les accueillir ? Du temps de la dynastie Tang, à l’apogée de son pouvoir, la ville de Chang’an regorgeait de peuples étrangers. Allons-nous prétendre que nous sommes aujourd’hui inférieurs à nos ancêtres ? Ce serait absurde ! »
Gao Chang éclata de rire : « Tout le monde ne partage pas votre point de vue. On raconte que les gens de Guangzhou, jaloux de la prospérité de Ningbo, ont supplié la Cour impériale d’étendre la taille de leur propre bureau maritime pour développer le commerce avec les pays d’Asie du Sud-Est. Ils espèrent ainsi éviter que toutes les nations du Sud-Est viennent uniquement commercer à Ningbo. »
Bian Wendong, observant le calme et la propreté des vêtements de Gao Chang ainsi que sa manière posée de s’exprimer, supposa que ce dernier menait une vie confortable. Il n’était pas étonnant qu’il se soit établi ici, marié, et ait fondé une famille, sans jamais retourner dans le Nord.
« Je suis nouveau ici et ne comprends pas encore grand-chose. Je devrai compter sur votre aide, frère Xinyue ! »
Gao Chang répondit en riant : « Puisque vous êtes le cher ami de Zhengya, vous êtes comme un frère pour moi. Pas besoin de tant de formalités. Si je peux vous aider, n’hésitez pas à demander ! »
Bian Wendong demanda : « Puis-je savoir, frère Xinyue, quel commerce serait le plus prospère à entreprendre ici à Ningbo ? »
Alors qu’ils marchaient du port vers le centre animé de la ville, Gao Chang répondit en souriant : « Vous posez la bonne question ! Je dirais que dans cette ville de Ningbo, on peut réussir partout… »
Soudain, il s’interrompit. Bian Wendong, ne recevant pas la suite, suivit son regard pour comprendre ce qui avait capté son attention.
Non loin, une petite troupe de personnes avançait. Deux hommes, l’un en robe bleue ceinturée de jade et l’autre en robe droite d’un bleu profond, étaient entourés de gardes. Bien qu’ils soient vêtus de tenues ordinaires, leur prestance et leurs traits remarquables montraient clairement qu’ils n’étaient pas de simples citoyens. Les serviteurs qui les accompagnaient ne faisaient que confirmer leur statut éminent.
« Qui est-ce… ? » Bian Wendong pensa que Gao Chang avait peut-être reconnu un ami, après tout, ce dernier vivait à Ningbo depuis plusieurs années et on disait qu’il avait de nombreux contacts, même parmi les officiels.
« C’est l’intendant militaire de Ningbo, le seigneur Wang ! » répondit Gao Chang avec une pointe d’excitation, les yeux rivés sur la scène.
Quoi ?! Bian Wendong ouvrit grand les yeux, de peur de manquer une miette. Après tout, c’était une personnalité renommée dans tout le pays !
Les exploits de Wang Zhi pour repousser les pirates japonais étaient déjà devenus légendaires. Sa présence à Ningbo rassurait tout le monde, et beaucoup le considéraient comme le protecteur de la ville. On disait même que certains habitants avaient proposé de lui ériger un temple de son vivant. Wang Zhi s’y était montré favorable, mais une lettre de Tang Fan avait finalement réussi à le dissuader.
L’empereur actuel plaçait une grande confiance en cet eunuque aux mérites militaires éclatants, un peu comme l’empereur Yongle avait fait avec le célèbre amiral Zheng He. Leur relation de confiance, entre le souverain et son serviteur, était devenue une histoire exemplaire. Avec le temps, les affaires liées à l’infâme « Dépôt de l’Ouest » s’étaient estompées dans les mémoires, et ce que l’on retenait désormais, c’étaient les victoires de Wang Zhi contre les Tartares et les pirates japonais.
Il y avait bien eu des censeurs qui avaient tenté de l’accuser, mais la confiance de l’empereur et les succès indéniables de Wang Zhi les avaient réduits à l’impuissance. Les seules critiques qu’ils pouvaient encore formuler concernaient son caractère autoritaire ou ses débuts avec le Dépôt de l’Ouest, mais cela n’avait aucun impact sur sa réputation.
« Et la personne à côté de lui, qui est-ce ? » demanda Bian Wendong, intrigué.
Cette personne n’était manifestement pas un eunuque, mais sa prestance n’avait rien à envier à celle de Wang Zhi. Son allure élégante et distinguée trahissait une éducation raffinée, bien qu’il ne ressemblât pas non plus à un simple érudit. Ce qui surprenait encore plus, c’était l’attitude légèrement respectueuse de Wang Zhi à son égard, un comportement inattendu de la part d’un homme aussi fier.
Gao Chang observa l’homme pendant un moment avant de répondre à côté de la question :
« On dit que Tang, le grand chancelier du Cabinet impérial, est récemment rentré dans sa région natale pour honorer ses ancêtres. Sa famille est originaire de Zhenjiang, qui est encore assez éloignée de Ningbo. »
« Frère Xinyue, voulez-vous dire… ?! » Bian Wendong réfléchit un instant, puis fut soudainement frappé d’étonnement.
En regardant de plus près, cet homme dont la posture et les manières étaient si remarquables ne pourrait-il pas être… ?
Gao Chang haussa les épaules avec un sourire :
« Ce n’est qu’une supposition de ma part. J’ai rencontré de nombreux officiels à Ningbo et dans tout le Zhejiang, mais aucun ne ressemble à cet homme. De plus, vu le statut de Wang Zhi, aucun fonctionnaire du Zhejiang ne mérite qu’il se déplace personnellement pour l’accueillir ! »
Il rit et tira Bian Wendong par le bras : « Allons, allons, ces affaires de grands personnages ne nous concernent pas. Je t’emmène à la Maison des Immortels, où j’ai réservé un banquet pour fêter ton arrivée. Cet endroit est l’un des meilleurs restaurants de Ningbo…»
Bian Wendong jeta encore plusieurs regards en arrière, incapable de réprimer sa curiosité, avant de finalement suivre Gao Chang, leurs silhouettes s’éloignant peu à peu.
Traducteur: Darkia1030
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