Chenghua - Extra 14 - L'Empereur

 

Il devait avoir accompli de grandes choses dans sa vie antérieure pour avoir eu la chance de rencontrer Sui Zhou.



Être né à cette époque, était-ce une chance ou un malheur ?

Beaucoup pensaient que c’était une chance, surtout les ministres qui avaient vécu sous les règnes des empereurs Yingzong et Xianzong. À chaque cérémonie d’hommage, ils auraient voulu se prosterner trois cents fois devant le ciel, remercier les ancêtres de la dynastie pour leur avoir offert un bon empereur qui ne causait pas de désordres.

Oui, il ne causait pas de désordres.

Après le règne tumultueux de l’empereur Xianzong, les attentes envers le nouvel empereur étaient plutôt très basses : il suffisait qu’il ne complique pas les choses.

Sous certains aspects, l’empereur actuel, Hongzhi, ne se contentait pas de rester passif, mais réservait même aux ministres de nombreuses surprises.

Par exemple, il se montrait travailleur.

Non seulement il ne manquait jamais les grandes et petites audiences impériales, mais il avait même relancé les séances d’enseignement des Classiques, abandonnées depuis longtemps. Au début, les ministres se réjouissaient de son zèle, mais lorsqu’ils virent qu’il en faisait presque trop, alors qu’ils savaient que sa santé était fragile depuis l’enfance, ils commencèrent à craindre qu’il ne s’épuise et ne meure jeune. Maintenant qu’ils avaient enfin un empereur équilibré, ils redoutaient de le perdre rapidement. Ils le suppliaient de ménager sa santé et de ralentir le rythme : il n’était pas indispensable de maintenir les séances d’enseignement, ni d’assister à chaque audience. Sa diligence, ils l’avaient bien notée ; ce qui importait désormais, c’était qu’il préserve sa santé pour le bien de l’empire.

Cela constituait une situation aussi paradoxale qu’ironique.

Sous le règne de Chenghua, les ministres s’épuisaient en vain à essayer de pousser l’empereur à être diligent. À présent, ils pleuraient presque pour lui demander de ne pas l’être trop.

Pour Tang Fan et ses collègues, qui côtoyaient l’empereur au quotidien, ce sentiment était encore plus profond. Ils l’avaient vu evoluer d’un jeune homme frêle à un souverain capable de gouverner. Connaissant mieux que quiconque sa santé fragile, ils ne pouvaient se résoudre à voir ce souverain juste et bienveillant, si rare dans la dynastie Ming, disparaître comme une étoile filante.

Heureusement, l’empereur écouta leurs conseils. Il changea peu à peu ses habitudes et, grâce à l’insistance de Tang Fan, il consulta un médecin impérial tous les trois jours. Bien que sa santé restât médiocre, il évitait les excès qui auraient pu provoquer de graves maladies.

De plus, l’empereur, marqué par les expériences de son enfance, aurait pu devenir un souverain timide et hésitant, ou sombrer dans la cruauté et la tyrannie. Mais grâce à sa douceur naturelle, à l’éducation de ses mentors et à la présence constante de personnes bienveillantes autour de lui, l’empereur Hongzhi ne dévia pas du droit chemin.

Pour les ministres, il était peut-être un peu trop doux, notamment dans sa vie privée. Il n’avait qu’une seule épouse officielle, l’impératrice. Elle était connue pour son caractère dynamique, parfois jaloux, et elle le dominait complètement. Il n’avait ni concubines ni aventures avec des servantes. Ce qui, dans une famille ordinaire, aurait été qualifié de soumission à sa femme, devenait une véritable curiosité dans un palais impérial. Un empereur qui ne prenait qu’une épouse unique ? C’était tout simplement sans précédent, un spectacle extraordinaire à travers les âges.

De plus, bien qu’il ait pris des mesures fermes pour purger les moines, les taoïstes et les eunuques influents laissés par son prédécesseur, il se tourna lui-même, peu après, vers les pratiques taoïstes. Même s’il ne négligea pas les affaires de l’État comme son père, cette inclination donna tout de même des sueurs froides à ses ministres.

Mis à part ces petits travers, il n’y avait rien d’autre à reprocher à cet empereur.

Peut-être ne possédait-il pas la détermination incisive de l’empereur fondateur Taizu dans les affaires militaires et politiques, mais il n’avait pas non plus sa brutalité.

Il se montrait presque attentionné envers ses ministres, surtout les plus influents.

Avant lui, même les hauts fonctionnaires du Cabinet devaient rentrer seuls chez eux après leur service. Les plus aisés faisaient attendre leur famille dehors, mais les moins fortunés n’avaient pas d’autre choix que de rentrer seuls, parfois tard dans la nuit à cause des affaires officielles. Lorsqu’il entendit parler de cette situation, l’empereur ordonna que des soldats de la garde impériale soient détachés pour escorter les fonctionnaires qui rentraient tard.

Par ailleurs, depuis la fondation de la dynastie, l’empereur Taizu, considérant ses ministres comme des bêtes de somme, avait drastiquement réduit leurs congés et supprimé de nombreux avantages, plongeant les fonctionnaires dans la souffrance. Sous Hongzhi, grâce à l’ouverture des mers et à l’augmentation des recettes du Trésor, il rétablit des primes pour les fonctionnaires à l’occasion des fêtes, avec des fruits et de la viande pour les plus hauts gradés. Même les fonctionnaires provinciaux reçurent des primes, bien que moindres. Ces mesures contribuèrent à apaiser les tensions et à rendre plus acceptable l’ouverture des mers, car en fin de compte, la qualité de vie primait sur les anciennes règles.

Cet empereur était donc diligent, doux de caractère, à l’écoute des conseils, et n’essayait pas de se mêler de tout avec une fausse expertise. Quand le Conseil des ministres prenait une décision à l’unanimité, il la respectait généralement. Naturellement, tous espéraient qu’il règne le plus longtemps possible.

Sous cette dynastie, les jours fériés officiels étaient limités : le Nouvel An, le Solstice d’hiver, et la Fête des lanternes. Les autres fêtes, comme la Mi-automne, n’étaient pas chômées à moins d’un décret spécial. Mais sous Hongzhi, soucieux de la fatigue des ministres, surtout celle des membres du Conseil impérial, il ajouta quelques jours de congé. Ainsi, autour de la Mi-automne, trois jours furent accordés pour permettre aux fonctionnaires de passer du temps en famille.

Grâce à cette mesure, Tang Fan n’avait plus à rester enfermé à l’académie impériale avec ses collègues au visage morose. Il pouvait rentrer chez lui pour savourer la fête avec Sui Zhou, manger des gâteaux de lune, boire du vin, et profiter d’une soirée tranquille.

Cette année-là, Tang Fan prépara dans sa cour quelques plats simples, des fruits confits et quatre types de gâteaux de lune : pâte de haricot vert, haricot rouge, viande fraîche et mélange de cinq noix. Ces derniers étaient un cadeau impérial, une nouveauté, car jamais auparavant un empereur n’avait offert des gâteaux de lune à ses ministres.

Certes, les gâteaux du palais n’étaient pas forcément meilleurs que ceux du peuple, mais ce geste de l’empereur touchait les cœurs. Cela montrait une délicatesse qui aurait été impensable sous le règne précédent.

Les relations humaines reposaient sur la réciprocité. Personne n’aimait s’opposer à l’empereur par plaisir. Si celui-ci se montrait attentionné et bienveillant, même lorsqu’il fallait le conseiller, les ministres lui épargnaient souvent des reproches trop directs. Cette relation de confiance mutuelle témoignait de la grande intelligence de l’empereur actuel.

*

Ce soir-là, Sui Zhou goûta à peine les gâteaux de lune avant de les reposer, refusant d’en manger davantage.

Voyant cela, Tang Fan sourit : « Mon savoir-faire ne peut évidemment pas rivaliser avec le tien, mais jusqu’à présent, il n’y avait jamais eu de distribution de gâteaux de lune par l’empereur. Cette année marque une première. »

Sui Zhou répondit : « Les gâteaux de lune ne sont qu’un détail. Tout ce que j’espère, c’est pouvoir passer des Festival de la Mi-Automne aussi paisibles que celui-ci avec toi. Cela me suffit. »

Tang Fan esquissa un léger sourire sans rien dire.

Bien qu’ils soient sur la même longueur d’onde, certaines paroles n’avaient pas besoin d’être prononcées pour être comprises.

Ce soir-là, la lune semblait particulièrement grande, particulièrement ronde.

Elle était impartiale : qu’on soit riche et puissant comme un empereur ou pauvre au point de vivre sous un toit de chaume, la lune que l’on contemplait était exactement la même.

Contempler la lune, c’est penser aux êtres chers. Deux personnes séparées par la distance peuvent se languir l’une de l’autre sous la même lumière.

Combien de gens, séparés par des milliers de kilomètres, passaient leur vie entière sans jamais pouvoir se revoir ? Le monde était rempli de rencontres et de séparations. Et même lorsqu’on parvenait à se retrouver, il n’était pas garanti de se reconnaître. Même en se reconnaissant, il n’était pas certain qu’on puisse se comprendre. Même entre âmes sœurs, il n’était pas assuré qu’une amitié dure toute une vie. Les séparations dues à la mort, les divergences d’idées, ou les innombrables imprévus pouvaient tout bouleverser.

Alors quelle chance inouïe il avait eue ! Il devait avoir accompli de grandes choses dans sa vie antérieure pour avoir eu la chance de rencontrer Sui Zhou.

À cette pensée, le sourire de Tang Fan s’élargit légèrement.

Sui Zhou, remarquant ce sourire, tendit la main et pinça sa joue : « Pourquoi souris-tu ? »

Tang Fan tenta d’esquiver mais ne fut pas assez rapide ; sa joue fut tirée d’un côté.

« … Hé ! » protesta-t-il.

Sui Zhou relâcha sa prise : « Lorsque tu es revenu tout à l’heure, ton visage n’avait pas l’air très joyeux. Est-ce que quelque chose s’est passé à l’intérieur du cabinet ? »

À cette remarque, le sourire de Tang Fan disparut. Après un moment de silence, il répondit : « He Lin est mort. »

 

Traducteur: Darkia1030